Alain Meininger, membre du comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire, revient sur la procédure d’impeachment lancée le 24 septembre dernier par Nancy Pelosi
Le feuilleton pathétique du Brexit semblait constituer un sommet dans la capacité des acteurs politiques britanniques à inventer des situations réelles dotées de rebondissements qu’aucun scénariste hollywoodien n’aurait osé imaginer. Il semble que la sphère politique américaine soit sur le point de leur emboîter le pas alors que nous n’en sommes, avec le lancement officiel mardi 24 septembre par Nancy Pelosi de la procédure d’impeachment, qu’au tout début d’un processus qui pourrait durer plusieurs mois, risquant d’interférer de ce fait avec une campagne des primaires dont le premier caucus démocrate se tient dans l’Iowa le 3 février prochain. Pour saisir l’incongruité de la situation telle qu’elle se présente, il est nécessaire d’en rappeler les points saillants.
À peine élu, à l’automne 2016, Donald Trump doit faire face au dossier explosif du « Russiagate », sorte de bombe à fragmentation dont les sous-munitions constituent autant de risques potentiels de destitution : probabilités d’interférences moscovites dans la campagne présidentielle de 2016, évocation de « compromats » de nature sexuelle ou financière limitant sa liberté de manœuvre vis-à-vis de Poutine, le tout agrémenté de possibles tentatives d’entraves à l’enquête et à la justice américaine. S’agissant des rapports avec la Russie, dont l’agressivité et le professionnalisme des services de renseignement n’est plus à démontrer, il eût suffi qu’un seul des soupçons se transforme en vérité judiciaire pour que Trump soit, d’une façon ou d’une autre, obligé de partir. Mais, à la surprise des observateurs, la déflagration attendue ne s’est pas produite. Dans un climat de forte désunion nationale lié à l’élection de ce président imprévu et considéré dès novembre 2016 comme illégitime par l’establishment, ses adversaires démocrates ont choisi de ne pas envenimer cette affaire complexe en semblant vouloir remettre en cause devant un juge le résultat d’un choix démocratique. Trump avait bien compris les enjeux en surjouant l’existence d’un « deep State » hostile à la volonté populaire représentée par sa personne.
Les choses auraient pu en rester là et la force devenir le début de la sagesse d’autant qu’à l’occasion des « midterms » de 2018, les Républicains perdent certes la Chambre des Représentants mais se renforcent de deux sièges au Sénat, institution décisive dans une procédure d’impeachment. Cerise sur le gâteau, en mars 2019, le rapport tant attendu du procureur spécial Mueller, dans une version certes expurgée, balaie les accusations de collusion avec les Russes tout en demeurant, il est vrai, moins catégorique sur les probabilités d’obstruction à la justice. À ce stade et dans cette situation, n’importe quel locataire de la Maison Blanche se le serait tenu pour dit, surtout dans la perspective d’une nouvelle candidature ; tous sauf Donald Trump qui, le 25 juillet, récidive dans un entretien bilatéral avec son homologue ukrainien. Inconscience, inculture politique, sentiment hypertrophié d’impunité, insuffisance intrinsèque d’un staff présidentiel affaibli par d’incessantes purges ?
Il semble en tout cas que personne dans son proche entourage pas même dans la « Situation room » où l’on suit, selon la procédure habituelle, la conversation, n’ait songé à le mettre en garde sur les thèmes qu’il se proposait d’aborder avec Volodymyr Zelensky.
En demandant à celui-ci – en contrepartie supposée mais non prouvée de rétablissement d’aides financières qui venaient d’être suspendues – de poursuivre une investigation à charge contre le fils de Joe Biden, actuel favori des primaires démocrates et donc adversaire potentiel à la prochaine présidentielle, Trump s’est mis tout seul dans la nasse. Poussée cette fois par l’aile progressiste de son parti et notamment la jeune garde « issue de la diversité » élue en novembre 2018 et que Trump a maladroitement humiliée, la présidente démocrate de la Chambre des Représentants ne pouvait faire autrement, devant la gravité des atteintes aux institutions, que de déclencher le processus menant à une éventuelle destitution.
Les Américains n’aiment que modérément cette procédure qui constitue en quelque sorte l’arme atomique de leur Constitution. En début de mandat, certains rêvaient plutôt de l’autre possibilité, moins connue, qui consiste à écarter le président en le déclarant mentalement hors d’état d’exercer ses fonctions. Dans les deux cas, le signal envoyé par la première puissance du monde quant à l’état de sa gouvernance n’est guère enthousiasmant. Raison pour laquelle beaucoup estimaient qu’à treize mois des prochaines présidentielles, la sagesse commandait d’attendre une éviction probable par les urnes. Le processus peut en effet échapper à son initiateur ; on sait comment commence une enquête pour « empeachment » mais personne ne peut se porter garant des détours de son cheminement ; dans un autre contexte, il est vrai, l’exemple italien de « mani pulite » des années 90, a durablement imprégné les mémoires politiques européennes. Beaucoup de choses, plus que prévu sans doute, seront exhumées sur Trump et son entourage ; un retour sur l’affaire russe et ses entretiens avec Poutine se profile déjà ; mais dans un pays où la culture protestante présuppose que personne n’est innocent, rien ne dit que d’autres, démocrates compris, ne seront pas éclaboussés au passage, d’autant que le président, hors de lui, saura s’entourer d’avocats pugnaces. Hunter Biden, bien que blanchi dans cette affaire d’éviction d’un procureur ukrainien, pourrait ainsi regretter le mélange des genres qu’il a imprudemment pratiqué au sein d’une compagnie pétrolière ukrainienne alors que son père était aux affaires en tant que vice-président d’Obama.
Au vu des forces en présence – 45 démocrates, 53 républicains, 2 indépendants – dans un Sénat qui se prononce sur la culpabilité à la majorité des deux tiers, la plupart des spécialistes estiment aujourd’hui la destitution quasi impossible.
Il faut en effet, selon les schémas, faire basculer entre 20 et 22 sénateurs républicains pour arriver au chiffre de 67 ce qui n’est pas inconcevable mais serait le signe d’un véritable séisme politique.
Il est vrai qu’en altérant le jeu des « checks and balance » des pères fondateurs, la disruption trumpienne a abîmé l’équilibre institutionnel des pouvoirs au cœur du fonctionnement du pays et instauré un climat de conflit civil larvé, inédit depuis la guerre de Sécession. Se référer aux trois échecs historiques bien connus ne semble donc, dans le cas atypique de Trump, que d’une utilité relative tant les contextes politiques sont différents ; Andrew Johnson et Bill Clinton ont été épargnés et Richard Nixon, pressentant l’inéluctabilité de la condamnation, a préféré démissionner pour éviter l’infâmie et préserver ses avantages d’ancien président. Mais la noblesse et la faiblesse de ces procédures – il en existe d’autres variantes dans le monde – sont de confier à un organe politique le jugement de « crimes juridiques » ; le cas de Bill Clinton qui fut acquitté pour une mise en accusation jugée in fine plus politique que juridique est à cet égard instructif. Comme pour le Brexit, s’aventurer à ce stade à élaborer des scenarii de sortie de crise relèverait d’une grande présomption ; mais il serait intéressant de s’interroger sur les raisons profondes qui ont amené les deux plus anciennes et solides démocraties du monde à vaciller sous les coups de boutoir de populismes apparemment sans limites. La sphère politique et, avec elle, l’opinion publique américaines vont se trouver à l’heure des choix : un sursaut citoyen – et donc bipartisan – de patriotisme institutionnel pourrait fragiliser la pure arithmétique du vote sénatorial ; la perpétuation d’un affrontement sourd entre deux Amériques sauverait Trump à coup sûr mais dans quel état et à quel prix tant en interne qu’au plan international ?
Alain Meininger