La crise identitaire de l’Amérique profonde explique, pour une très large part, l’élection inattendue de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le 8 novembre 2016. Élection inattendue d’un rebelle, extérieur à la classe politique, qui entre à la Maison Blanche après avoir cassé tous les codes de la politique américaine et après que, dans leur majorité écrasante, la presse et les grands médias, les analystes, les instituts de sondage aient prédit sa défaite.
La partialité de la presse a ajouté à l’exaspération de l’électeur « de base » : le plus grand quotidien des États-Unis, USA Today avait, pour la première fois, renoncé à sa neutralité en appelant ses lecteurs à « ne pas voter Trump » ; le magazine Time annonçait la « débâcle complète » du candidat républicain, représenté en statue de cire sur le point de fondre ; les analystes et « sondeurs », à quelques heures du scrutin, lui donnaient 5 à 15 % de chances de l’emporter sur Hillary Clinton, figure de proue de « l’establishment », installée par avance dans le statut de « première femme-présidente des États-Unis ». L’heure de l’autocritique a, ensuite, sonné : le vénérable New York Times a reconnu avoir « sous-estimé le soutien apporté à Trump par les électeurs » – « quelque chose est fondamentalement cassé lorsque le journalisme est incapable de suivre l’humeur « anti-establishment » du pays » ; le Washington Post, devenu un centre officieux du pouvoir depuis sa victoire sur Richard Nixon dans l’affaire du « Watergate », a admis que les journalistes « éduqués à l’université, citadins et pour la plupart progressistes », étaient incapables de prendre au sérieux la colère de « mineurs de fond ou ouvriers de l’automobile au chômage » dans les régions désindustrialisées qu’ils parcouraient en quelques heures.
L’élection du tribun populiste, décrit au long de la campagne présidentielle comme un trublion dangereux, est donc un séisme politique : Trump a été porté à la Maison Blanche par un électorat blanc et masculin, voué à la disparition politique par les analystes – la classe ouvrière blanche et la ceinture agricole, grossies d’un bon tiers de la minorité hispanique, particulièrement des « Cubains » de Floride, vent debout contre le rapprochement de l’administration Obama avec le régime castriste. Trump est un entrepreneur, un homme issu de la société civile, un « outsider » qui n’a jamais participé à une compétition électorale, à quelque niveau que ce soit… Sa victoire est un saut dans l’inconnu pour les « élites » ; les dirigeants de son propre parti, tel le « speaker » de la Chambre des représentants Paul Ryan, avaient pris leurs distances avec ce candidat imprévisible et insolite. Une guerre intestine avait sévi au sein du Parti républicain. Les hommes de « l’appareil » feront repentance après que Trump ait remporté tous les États « pivots » dont dépendait l’issue de la compétition et permis, sous son nom, la victoire dans les deux chambres du Congrès.
« L’outsider » ne vient cependant pas de nulle part – comme l’a montré Evelyne Joslain, dans son essai « Trump pour le meilleur et pour le pire » – et il ne suffit pas de le comparer à un autre président « hors normes », l’irascible et non-conformiste Théodore Roosevelt qui fit entrer les États-Unis sur la scène internationale et dans le cercle des Grands, au tournant des XIXe et XXe siècles… Sa victoire s’explique aussi par un autre séisme politique, la rébellion anti-élitiste qui avait bouleversé les bases du Parti républicain, le mouvement du « tea party » – ainsi dénommé par référence à ce 16 décembre 1773 où le colon Samuel Adams et quelques-uns de ses amis grimés en Indiens étaient montés à bord d’un navire de la Compagnie des Indes orientales, à l’ancre à Boston, et avaient précipité dans les flots les 343 caisses de sa cargaison de thé afin de protester contre les taxes édictées par le gouvernement de Londres. Le « tea party » nait, en 2008, d’une protestation parallèle… contre la politique fiscale de l’administration Obama. Mouvement multiforme, peu structuré, sans leader et divisé entre plusieurs associations indépendantes, il a été créé par des « libertariens », qui souhaiteraient réduire l’État fédéral, le ramener à l’esprit des « pères fondateurs », puis il a été rejoint par la masse des « évangéliques », des électeurs de la « ceinture de la bible », et il a considérablement pesé depuis sur les élections intermédiaires au Congrès.
La campagne et le succès de Trump évoquent un autre épisode de l’histoire politique des États-Unis : la première révolte populiste nord-américaine qui accompagna l’élection du septième président, Andrew Jackson, en 1828. Une continuité américaine, à près de deux siècles de distance : une insurrection dans les urnes, d’une ampleur comparable à celle de 2016, avait balayé les politiciens de carrière, accusés de corruption, et mis fin au gouvernement des « aristocrates de Virginie » qui se succédaient à la tête de la Fédération depuis l’indépendance. Le précédent historique a été rappelé par le républicain conservateur Newt Gingrich, théoricien de la révolution néo-reaganienne qui arracha le Congrès aux démocrates en 1994 – Gingrich, personnalité incontrôlable et iconoclaste, homme de culture et tacticien politique retors, qui fut l’un des premiers à discerner les chances de Trump…
Une Europe en désarroi, dans l’attente des premières décisions du nouvel élu, soupçonnée d’inclination à l’isolationnisme. Des médias qui accusent Trump de vouloir effacer les règles du jeu international fixées en 1945… ou ce qui en reste. Un président démocratiquement élu, qui affiche sa détermination de se rapprocher de la Russie de Poutine et de mener une guerre commerciale contre la Chine, en commençant par la citer à la barre de l’Organisation mondiale du commerce et ici aussi en cassant tous les codes, en déstabilisant d’emblée la République populaire de Pékin en faisant savoir qu’il a eu une conversation téléphonique avec la présidente de la Chine-Taïwan ! C’est la révolution diplomatique américaine de 1971, la pression opérée par Richard Nixon et son conseiller puis secrétaire d’État Henry Kissinger qui semble retournée, prise à revers. Les États-Unis de Richard Nixon s’étaient, contre toute attente, rapprochés de la Chine de Mao pour faire pression sur l’Union soviétique de Brejnev. Le nouveau président Trump semble engager la manœuvre inverse : se rapprocher de la Russie de Poutine, à l’encontre des avis et convictions de l’appareil militaire-industriel, afin de « déstabiliser » la Chine de Xi Jinping.
Une crise identitaire aux Etats-Unis ?
Paradoxal destin que celui de Samuel Huntington – disparu le 24 décembre 2008, un mois avant l’entrée de Barack Obama à la Maison Blanche : son œuvre, abondante, est consacrée aux processus de démocratisation, aux rapports entre pouvoirs civil et militaire, et il devient, pour l’opinion internationale, l’homme d’un seul livre, le fameux « Choc des civilisations » ; il se voulait proche du Parti démocrate, il avait écrit l’un de ses premiers livres en collaboration avec Zbigniew Brzezinski, le conseiller de Jimmy Carter – qu’il avait, lui aussi, conseillé – et il se retrouvait diabolisé, au lendemain de l’agression du 11 septembre 2001, par des hommes d’État au regard trop rapide, tel Jacques Chirac dans son discours devant la conférence de l’Unesco, comme si ses analyses étaient à l’origine de la fracture entre l’Occident et le monde… Encore faut-il préciser qu’Huntington a désavoué l’intervention américaine en Irak. Il ne s’agissait pas d’une position de circonstance. Huntington rompt avec la pensée dominante de la gauche américaine et occidentale en refusant le cosmopolitisme mais sa vision n’est pas « impériale », elle est « nationale » : il déplore l’arrogance de l’Occident, sa prétention à penser ses valeurs comme universelles, à imposer ses normes au reste du monde. Edward Saïd, pourfendeur de « l’orientalisme » occidental, avait commis un vrai contre-sens lorsqu’il avait vu en Huntington le porte-parole attardé du « cercle des nations civilisées » du XIXe siècle.
Depuis la fin de la guerre froide, la réflexion d’Huntington avait porté non seulement sur le système international, mais aussi sur l’identité nationale des États-Unis, à travers des interrogations sur l’immigration, le multiculturalisme et ce que l’auteur dénomme la « superclasse mondiale » – un autre concept novateur, dans une œuvre qui n’en manque pas. « Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures » : cet essai a été salué comme « éblouissant » par Francis Fukuyama, le théoricien d’une « Fin de l’Histoire » aux antipodes de la pensée d’Huntington et comme un « tour de force audacieux et provocateur » par Brzezinski.
Huntington s’inquiète de la fragilité de la nation américaine. L’identité nationale, le sentiment de constituer une entité collective, a varié au cours de l’histoire des États-Unis. Au XVIIe et au début du XVIIIe siècle, l’allégeance des colons va à leurs colonies respectives, Virginie, Pennsylvanie ou autre, et à la couronne britannique. Le sentiment d’une identité américaine apparaît dans les décennies qui précèdent la Révolution et la guerre d’indépendance mais, après le départ des « loyalistes », demeurés fidèles à la métropole britannique, les identités liées aux divers États fédérés restent dominantes : en 1803 et en 1814, des représentants de la Nouvelle-Angleterre débattent publiquement d’un éventuel retrait de l’Union. La guerre de Sécession marque véritablement la naissance de la nation : la suprématie de l’identité nationale sera incontestée pendant un siècle. En 1898, la guerre contre l’Espagne permet aux Sudistes de prouver leur loyalisme ; en 1913, le président Wilson, qui évoque ses racines sudistes, célèbre la naissance d’une nation lors de l’anniversaire de la bataille de Gettysburg. Mais Huntington discerne, à partir des années 1960-1970, une érosion de l’identité nationale américaine : nombre de nouveaux immigrants entretiennent des liens étroits avec leur pays d’origine, disposent d’une double nationalité, manifestent une double loyauté ; les identités infranationales, ethniques, culturelles se développent en même temps que les identités transnationales. Plus précisément, l’identité nationale entrerait en concurrence avec les identités alternationales (l’identification des migrants à leur patrie d’origine), infranationales (reflétant l’appartenance ethnique, la religion, le sexe), transnationales (le cosmopolitisme des élites des finances, des affaires, de l’université et même de la haute fonction publique, sécrétant le sentiment d’appartenir à une superclasse mondiale). S’agissant des « élites transnationales », une fracture apparaîtrait ainsi entre la majorité des Américains et une minorité détentrice du pouvoir, des richesses, du savoir.
En élisant Obama, les États-Unis avaient-ils rompu avec les éléments fondamentaux de leur identité, tels qu’ils sont définis par Huntington ? Selon les sondages de l’Institut Gallup, Obama aurait bien dû sa victoire aux minorités ethniques ou religieuses : l’électorat noir (11 à 12 % du corps électoral) se serait massivement prononcé – à 90 % – pour lui ; les neuf millions d’Hispaniques auraient voté pour lui dans la proportion de cinq contre trois pour le candidat républicain McCain, pesant ainsi sur les résultats du Nouveau Mexique, du Nevada et de la Floride ; la majorité de l’électorat blanc protestant – ainsi que les catholiques et les Asiatiques – auraient voté McCain… Pourtant, il ne s’agit pas d’une inscription dans les réalités de la vision « décliniste » d’Huntington. Barack Obama s’est présenté comme un candidat « post-racial », symbolisant, par son métissage, la réconciliation des Noirs et des Blancs au terme d’une longue histoire, si heurtée et si tragique à l’origine.
En réalité, la perspective des analyses d’Huntington portait sur un plus long terme : les États-Unis dans plusieurs décennies, où les minorités noire et hispanique seraient devenues la majorité, au terme d’une longue évolution démographique : le gouvernement de Washington aurait alors abandonné les valeurs de l’Occident et agi en gouvernement du Tiers monde. Rien de tel avec le premier président américain « de couleur » : son avènement est intervenu plus tôt que prévu ; il aura été caractérisé par la retenue et la continuité diplomatiques. Les deux ministères de souveraineté les plus importants ont été attribués à un membre sortant de l’équipe du second Bush, le secrétaire à la Défense Robert Gates et à Hillary Clinton, qui s’était associée à la décision d’intervention en Irak et qui a reçu, après sa nomination comme secrétaire d’État, les félicitations enthousiastes de l’un des chefs de file néo-conservateurs, Richard Perle…
La Russie et l’Occident, à fronts renversés
À la veille de l’élection de Donald Trump, les rapports de la Russie et de l’Occident semblaient dériver, des contentieux ukrainien et syrien à une vraie confrontation idéologique avec l’Occident.
Le mouvement ukrainien dit « de la place Maïdan » commence le 21 novembre 2013 avec le refus du gouvernement de Kiev de signer un accord d’association avec l’Union européenne. De grandes manifestations rassemblent démocrates et libéraux pro-occidentaux, auxquels se mêlent quelques groupes néo-nazis, sur la place centrale de la capitale ukrainienne. Le 22 février 2014, le président pro-russe Viktor Ianoukovytch, en fuite, est destitué. La réplique de la Russie sera double : la Crimée vote son rattachement à la Russie le 16 mars 2014 ; sur le flanc est de l’Ukraine, les deux oblasts de Donetsk et Louhansk, qui constituent le Donbass, se soulèvent et se proclament « États fédérés de la Nouvelle Russie » – dans le premier cas, il s’agit d’une annexion par la Fédération de Russie, qualifiée d’illégale par les Occidentaux, dans le second d’une sécession de facto de l’Ukraine, non officiellement reconnue par Moscou. Pour les États occidentaux, la Crimée et le Donbass doivent réintégrer l’Ukraine ; des sanctions économiques sont imposées à la Russie, accusée d’avoir attisé, « par une action délibérée de déstabilisation », une guerre civile larvée dans le Donbass – avec pour conséquences l’effondrement du prix du pétrole, qui représente la moitié des exportations et ressources budgétaires russes, la perte par le rouble de la moitié de sa valeur et une baisse considérable du taux de croissance de la Russie.
Dans un entretien avec le magazine allemand Der Spiegel, le 10 novembre 2014, Henry Kissinger s’interroge : « Ce n’était pas un mouvement vers la conquête globale, ce n’était pas Hitler se déplaçant vers la Tchécoslovaquie. S’ils sont honnêtes, l’Europe et les États-Unis doivent admettre qu’ils ont au moins une part de responsabilité. Ils n’ont pas compris l’impact des négociations économiques engagées entre Kiev et l’Union européenne, la signification spéciale que l’Ukraine a toujours eu pour la Russie, le statut particulier de la Crimée. C’était une erreur de ne pas le réaliser… » De fait, la Crimée, très largement peuplée de Russes et de russophones, avait proclamé son indépendance de l’Ukraine en mai 1992, lors de la dislocation de l’Urss et n’avait accepté de rejoindre l’Ukraine qu’une fois dotée d’un statut de large autonomie – une condition qui n’existait plus après la très maladroite remise en cause du statut de la langue russe par les insurgés de la place Maïdan ; de même, les deux oblasts frontaliers du Donbass, proches de la Russie par l’économie, la culture, la religion, n’avaient réintégré l’Ukraine qu’après avoir incliné pour l’indépendance en 1991 et l’abrogation de la loi sur les langues régionales, en février 2014, avait provoqué une nouvelle rupture avec l’État ukrainien.
Accusée de violation du droit international pour avoir soutenu la sécession de la Crimée de l’État ukrainien, la diplomatie russe peut invoquer le précédent du Kosovo. L’Union européenne avait pris acte du démantèlement de la fédération yougoslave, mais elle avait refusé toute nouvelle sécession au sein des États souverains nés des anciennes provinces fédérées. Non sans contradiction : comment reconnaître l’autodétermination de la Bosnie et nier celles des Serbes et des Croates de Bosnie, cette Yougoslavie en réduction ? Ce principe à peine élaboré, l’Union européenne l’avait violé en décidant de reconnaître le droit de sécession du Kosovo au sein de la nouvelle Serbie ! En entérinant la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo du 17 février 2008, les États membres de la coalition atlantique violaient le mandat qu’ils s’étaient attribué à eux-mêmes lors de leur intervention militaire, commencée le 24 mars 1999 – l’objectif de la coalition était alors clair : organiser l’autonomie interne du Kosovo au sein de la Serbie, et non amputer territorialement la Serbie du Kosovo… Après l’étonnant avis de la Cour internationale de justice du 22 juillet 2010, écartant la qualification d’illégalité qui pouvait peser sur la déclaration d’indépendance du Kosovo, la mise en parallèle des dossiers du Kosovo et de Crimée pose question sur l’application du droit international dans l’après-guerre froide.
Par son intrusion dans la tragédie syrienne, au secours du pouvoir baasiste de Bachar el-Assad, la Russie de Poutine a ré-édité, après six décennies, cette percée en Méditerranée qu’avait réussie l’Union soviétique de Nikita Khrouchchev en se portant au côté de l’Égypte de Nasser : Poutine devient, comme Khrouchtchev, un « tsar des mers chaudes », en reprenant, en plus, le rôle de protecteur des chrétiens d’Orient auquel ne pouvait prétendre le pouvoir soviétique. À l’été 2013, les États-Unis avaient accusé le régime baasiste de la responsabilité du bombardement chimique de la banlieue est de Damas, tenue par les rebelles ; selon les déclarations antérieures de leur président, ils auraient dû intervenir, une ligne rouge ayant été franchie ; devant leur inaction, la Russie propose le désarmement chimique volontaire de l’État syrien. C’est par ce biais technique que la Russie de Poutine opère sa réapparition dans les affaires du Proche-Orient : elle a l’avantage d’être présente « sur le terrain », à partir de la base navale de Tartous et de l’aéroport de Lattaquié ; elle va pouvoir déployer un soutien logistique et militaire envers le réduit « alaouite », ultime témoignage territorial de l’ancien État baasiste – soutenu par l’ensemble des minorités religieuses et ethniques, qui redoutent l’instauration d’une théocratie sunnite.
La Russie est, désormais, partie à l’éventuel règlement de la question syrienne : le sommet de Vienne du 23 octobre 2015 sur la Syrie réunit les États-Unis, la Russie et les deux États qui financent les rebelles syriens – la Turquie et l’Arabie saoudite. L’Europe est absente, alors que la France administra la Syrie entre les deux guerres mondiales, en tant que puissance mandataire et qu’elle est le deuxième contributeur au budget de la rébellion. Aléas de la diplomatie « morale » : l’initiative de la diplomatie française, les 6 et 7 octobre 2016, tendant à l’interdiction des bombardements du régime syrien et de l’aviation russe sur les quartiers d’Alep tenus par la rébellion, n’ont guère d’écho et se heurtent rapidement au veto russe. La tragédie d’Alep est retransmise sur les petits écrans : vue d’Occident, elle rejoint les images de la destruction de la Tchétchénie… mais Renaud Girard remarque que les États-Unis n’agissent pas autrement lorsqu’ils se portent au secours du gouvernement de Kaboul et multiplient leurs frappes sur la ville de Kunduz, cette passe au nord de l’Afghanistan, sans éviter de graves dommages collatéraux.
Dans une libre-opinion pour l’International Herald Tribune, le 13 septembre 2013, Vladimir Poutine avait présenté à l’opinion américaine son interprétation du dossier syrien : « On n’assiste pas en Syrie à une bataille pour ou contre la démocratie mais à une guerre civile entre le gouvernement et l’opposition dans un pays multi-religieux. Il y a peu de militants de la démocratie en Syrie, mais pléthore de combattants d’Al Qaïda et d’extrêmistes… Le département d’État américain a lui-même désigné le Front Al nosra et l’État islamique comme des organisations terroristes ». Dans son entretien avec Der Spiegel, le 10 novembre 2014, Kissinger avait opiné : « La participation de la Russie est essentielle pour la résolution de nombre de crises, à commencer par la guerre civile en Syrie. Je n’accepte pas l’idée que la crise syrienne puisse être interprétée comme l’affrontement entre un dictateur impitoyable et une population impuissante ; et que la population deviendra démocratique si vous enlevez le dictateur ».
Au-delà des contentieux ukrainien et syrien, la Russie et l’Occident s’éloignent toujours plus l’une de l’autre, à mesure que se cristallisent des visions du monde opposées. C’est, en fait, un procès idéologique, très cohérent, qui est ouvert contre l’Occident – pratiquement depuis 2012 et le retour officiel de Vladimir Poutine à la tête de l’État – parfaitement rapporté par Mathieu Slama dans un court essai sur « La guerre des mondes ». Un réquisitoire en trois temps : le président russe porte le fer sur le fonctionnement même de la démocratie de type libéral-occidental puis il déplore ce qu’il considère comme la destruction des valeurs traditionnelles en Occident, avant de développer sa vision du concert des nations pour l’opposer à celle de l’Occident.
Sur le fonctionnement de la démocratie pluraliste à l’occidentale, il cerne un problème très actuel : la volonté apparente des élites dirigeantes et des médias (qui les accompagnent dans l’exercice du pouvoir) d’imposer une ligne politique et idéologique aux gouvernés et de stigmatiser comme immature ou immorale l’expression de la volonté desdits gouvernés lorsqu’elle n’est pas conforme à la « ligne » pré-établie. Dans un discours du 12 décembre 2013 devant l’assemblée fédérale, qui réunit les deux chambres du Parlement russe, la Douma et le Conseil de la Fédération, il a dénoncé cette situation comme « foncièrement antidémocratique car ce sont des idées abstraites appliquées à la vie réelle en dépit de ce que la majorité des gens pensent » : il retourne ainsi la critique adressée, sous la guerre froide, par l’Occident, aux systèmes gouvernementaux du pacte de Varsovie – l’aliénation des peuples de l’Est de l’Europe écartés de toute participation à la décision au nom du règne de l’idée et des tables de la loi marxistes. Et il est vrai que les exemples de ce contournement des gouvernés par les élites dirigeantes ne manquent pas, à commencer par le projet de constitution de l’Union européenne repoussé, en 2005, par les citoyens de France et des Pays-Bas avant d’être repris, trois ans plus tard, sous la forme d’un traité.
Sur la destruction des valeurs traditionnelles, Vladimir Poutine a multiplié les philippiques afin de mettre à nu ce qu’il décrit comme la crise morale de l’Occident. Dans le même discours du 12 décembre 2013, il invoque Nicolas Berdiaev pour définir le « sens du conservatisme » qui « n’est pas d’empêcher le déplacement vers l’avant et vers le haut, mais d’empêcher le déplacement vers l’arrière et vers le bas, vers l’obscurité chaotique et le retour à l’état primitif ». Devant le club Valdaï, ce forum international sur le rôle de la Russie dans le monde, il s’érige, le 19 septembre 2013, en héraut des racines chrétiennes de l’Europe : « Nous pouvons voir comment beaucoup de pays euro-atlantiques sont en train de rejeter leurs racines, dont les valeurs chrétiennes qui constituent le fondement de la civilisation occidentale ». Le président russe semble polémiquer, à neuf ans de distance, avec le président Jacques Chirac qui s’était opposé à toute mention des racines chrétiennes de l’Europe dans le projet de Constitution de l’Union européenne, en soulignant que « la France est un État laïque » – ce qui était répondre à côté de la question puisqu’il ne s’agissait pas d’établir une théocratie européenne, mais de rappeler l’histoire du continent dans le préambule de la Constitution.
La critique de la « décadence occidentale » introduit à la vraie cible de Vladimir Poutine : la vision et la pratique occidentales des relations internationales. Le 24 octobre 2014, le président russe prononce, devant le Club Valdaï, un grand discours-manifeste sur le « nouvel ordre international » de ses voeux. Les États-Unis et l’Occident sont présentés comme les grands « déstabilisateurs » de l’après-guerre froide, avec, au passage, un éloge des lendemains de la Seconde Guerre mondiale – nostalgie de l’ère soviétique ? – qui auraient vu naître un système « équilibré » entre les vainqueurs, un « mécanisme de freins et contrepoids ». Poutine prévient son auditoire : il veut parler vrai, il rejette « la langue des diplomates qui sert à cacher la réalité », il rappelle la « chaîne de conflits locaux intenses » et les dangers encore plus graves qui menacent. « Le système de sécurité international et régional est affaibli ». Il désigne les responsables de ce nouveau chaos international : « les soi-disant vainqueurs de la guerre froide qui ont voulu forcer les événements… à la manière, pardonnez cette formule, de nouveaux riches. Ils ont commis beaucoup de folies ». Et de rappeler l’aide occidentale aux « islamistes » afghans… jusqu’à l’attaque du 11 septembre, les résultats catastrophiques des interventions en Irak et en Libye. Il feint de s’interroger : « comment procéder à une reconstruction rationnelle ? De nouvelles règles ou un jeu sans règles ? ». Le réquisitoire contre la diplomatie de « l’ingérence », chère à l’Occident, est aigu : elle consiste à « imposer ses principes en modèles aux autres », elle sert à « renverser des régimes qui dérangent » ; mais le « diktat unilatéral produit des résultats inverses. Au lieu de régler des conflits, il conduit à leur escalade. À la place d’États souverains et stables, la propagation du chaos. À la place de la démocratie, le soutien à des groupes très douteux, allant des néofascistes avoués aux islamistes radicaux ». En fait, « la notion-même de souveraineté nationale est devenue une valeur relative pour la plupart des pays ».
Deux conceptions du « concert des nations » s’opposent ici : l’universalisme de l’Occident, la conviction que les valeurs de liberté et de dignité humaine sont universelles et qu’elles doivent s’imposer à tous les segments du « village planétaire » – au besoin par le recours aux pressions d’une ingérence plus ou moins voilée ou ouverte ; le principe de souveraineté est indépassable pour le président russe et il doit conduire au respect des divers destins nationaux, des divers systèmes de gouvernement et à la non-ingérence – Poutine s’adonne à l’éloge de la « diversité du monde », les cultures, les civilisations étant particulières, mais « égales devant Dieu ». L’Occident est ainsi mis en accusation pour son refus de reconnaître la diversité des systèmes nationaux et internationaux, avec leurs normes particulières, au nom d’une posture morale supposée supérieure – le socle de l’arrogance des nations occidentales, vue de Moscou.
La montée en puissance de la Chine
Dans « la tentation de l’Occident », André Malraux met en scène un jeune Chinois voyageant en Europe : « Je suis venu à l’Europe avec une curiosité hostile… Son présent nous attire plus que le cadre brisé de son passé, auquel nous ne demandons que des éclaircissements sur sa force. La création sans cesse renouvelée par l’action d’un monde destiné à l’action, voilà ce qui me semblait alors l’âme de l’Europe ». Depuis le milieu du XIXe siècle, la Chine ne cesse de se former par son dialogue avec l’Occident, par ses tentatives d’adhésion à l’Occident, aux formes de l’efficacité occidentale, ou par ses replis périodiques, ses refus de l’influence extérieure. Au prix de grands retournements – qui ne peuvent qu’ébranler ou bouleverser les relations internationales puisque l’immense Chine représente un cinquième ou un quart de l’humanité et qu’elle est l’une des nations les plus anciennes, ancrée dans une histoire millénaire. Au XIXe siècle, c’est le traumatisme de la première rencontre avec l’Occident conquérant d’une Chine qui se croyait le centre du monde et qui est bien près de perdre sa souveraineté au fil de sa quasi-colonisation par l’étranger. Au XXe siècle, la Chine entre en Occident, s’occidentalise – d’un Occident à l’autre, de sa position privilégiée au sein du camp socialiste, cet Occident version marxienne, à son alliance tacite avec les États-Unis et l’Occident libéral. Depuis le tournant des XXe et XXIe siècles, une Chine forte de son triomphe économique a accédé à la co-direction du monde, mais de grandes incertitudes subsistent sur son évolution intérieure et sur ses ambitions internationales.
Le sanglant coup d’arrêt du 4 juin 1989, place Tiananmen, n’a pas mis un terme à la bataille des idées, née du Printemps de Pékin, à la vigueur des débats et au foisonnement des initiatives éditoriales. À cet égard, la Chine des années 1978 à aujourd’hui ressemble à la Chine du 4 mai 1919 : au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’amertume avait gagné ces bons élèves de l’Occident qu’étaient Sun Yat Sen et ses compagnons de la première République chinoise, née le 1er janvier 1912 sur les ruines de l’Empire ; à la conférence de la paix, le représentant chinois, Washington Koo, formé aux États-Unis, figurait parmi les délégués les plus wilsoniens… La Chine escomptait de sa participation, certes tardive, à la guerre européenne, au minimum le retour sous sa souveraineté du territoire à bail de Jiaozhou, dans le Shandong, naguère concédé à l’Allemagne de Guillaume II, voire, selon les quatorze points de Wilson, l’abolition du traité inégal de Shimonoseki, conclu sous la contrainte du Japon vainqueur en 1895. Ces espoirs sont déçus : Wilson est en quête de l’accord du Japon à la création de la Société des Nations ; à Versailles, les droits de l’Allemagne dans la province du Shandong sont transférés au Japon ! Explosion de colère des étudiants de Pékin qui défilent, par milliers, le 4 mai 1919, dans les rues de la capitale ; les manifestations s’étendent à toutes les villes universitaires. Le mouvement « du 4 mai » est la première révolution culturelle chinoise : en six mois, plus de quatre cents revues indépendantes sont créées ; elles sont publiées en langue vernaculaire ; des centaines d’écoles nouvelles dispensent un enseignement moderne, des sociétés de pensée naissent dans toutes les provinces…
La Chine d’aujourd’hui connaît la même explosion intellectuelle, la même effervescence, la même volonté d’occuper et d’enrichir un espace d’expression semi-libre – malgré les campagnes de « rectification » des années 1980 et la loi martiale de mai 1989-janvier 1990. Les Chinois évoqueront une « fièvre culturelle » : des académies sont créées, des colloques organisés, des collections nouvelles éditées en grand nombre – 127 revues indépendantes sont publiées !
Un trait dominant : la tentation nationaliste, la proposition de nombre d’auteurs de substituer un nationalisme chinois ré-inventé à l’idéologie marxiste d’État qui semble dépouillée de sens depuis que la Chine se retrouve « presque seule au monde » après l’effondrement des communismes européens – et inquiète d’une possible dissolution à l’exemple de celle de l’Union soviétique ! « Un sentiment national longtemps refoulé par l’internationalisme communiste » (Chen Yan). Paradoxalement, ce nouveau nationalisme est aiguisé par l’hostilité aux États-Unis ; l’ancien « allié tacite » de l’administration Nixon est la cible d’une double accusation : il empêcherait par son soutien aux dirigeants taïwanais le rétablissement de l’unité nationale chinoise (la campagne s’exaspère en juin 1995, lors de la visite privée du président taïwanais Lee Tenghui sur le sol américain) ; il serait obsédé par le souci de « contenir la Chine », et donc de limiter son expansion et ses ambitions légitimes. En mai 1996, l’ouvrage « La Chine peut dire non » semble faire le point sur cette campagne anti-américaine, à partir de deux sondages de 1994 et 1995 sur les sentiments de la jeunesse chinoise. Les deux auteurs, Song Qiang et Qiao Bian manifestent un nationalisme ostentatoire ; leur style est émotionnel, leur ton parfois xénophobe – une dénonciation de l’hégémonie américaine (« les États-Unis ne peuvent diriger personne et la Chine ne veut diriger personne »), une mise en garde aux États-Unis sur la question de Taïwan (ils pourraient payer « très cher » une guerre contre la Chine à propos de l’île « rebelle »). Le livre obtient un très grand succès ; il est vendu à huit cent mille exemplaires et prouve la sensibilité d’une partie de la jeunesse chinoise au discours nationaliste ; il sera suivi d’une floraison d’imitations – « La Chine peut encore dire non », « la Chine doit dire non », « Pourquoi la Chine dit non »…
Un autre grand best-seller, « Le troisième oeil regarde la Chine », paru en mars 1994, est d’une nature fort différente. Un subterfuge : l’auteur, Wang Shan, un autodidacte pékinois, se présente comme le traducteur du livre qu’il attribue à un très grand sinologue européen (imaginaire) – un certain Luoyininggeer… Le « troisième oeil » fait sensation : un ancien ministre de la culture, écrivain très connu, Wang Meng, le qualifie, dès sa sortie, de « livre prodigieux » ; quarante auteurs se réunissent pour publier un volume de commentaires de l’essai ; une chaîne de télévision prolonge le livre par une émission du même titre ; les tirages se succèderont jusqu’aux années 2000. De manière générale, le « troisième oeil » défend les positions du parti – mais il le fait sans prisme idéologique, à l’écart du discours officiel. Lorsqu’il aborde les rapports avec l’Occident, il affirme que la communauté internationale ne doit pas intervenir dans les affaires intérieures de la Chine… et il rappelle que la Chine est une puissance nucléaire. Sur la répression sanglante de Tiananmen, il réserve ses critiques les plus dures aux intellectuels qu’il accuse d’avoir toujours nui aux projets politiques de Mao Zedong et de s’être suicidés politiquement. Sur les réformes de Deng Xiaoping, le diagnostic se fait hésitant : la réforme serait une aventure incertaine… La force du « troisième oeil » est d’être écrit dans un style libre, accessible au plus grand nombre, et de décrire la réalité sociale nue. Il alerte les cadres dirigeants du régime sur un point fondamental, en renversant les tabous habituels – et peut-être est-ce là le secret de la fascination qu’il exerce : les huit cents millions de paysans sont le volcan vivant de la Chine et les paysans « migrants », donc hors contrôle, ont été à l’origine de la destructions des diverses dynasties chinoises.
L’extraordinaire montée en puissance de la Chine, l’émergence d’une seconde superpuissance mondiale, aux côtés des États-Unis, a confirmé l’émergence d’un second Occident au sens technicien face à l’Occident euro-atlantique. Mais de lourdes inconnues subsistent dans les relations de la Chine et du monde.
Une croissance chinoise sans précédent, une course à la domination économique mondiale : lors du sommet des États émergents des 8-10 juillet 2015, la Chine a proposé la création d’une « nouvelle banque de développement », dotée de cent milliards de dollars, qui concurrencera le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, les deux institutions nées à la conférence de Bretton-Woods en 1944, reflets de la philosophie libérale des États-Unis ; dans le même temps, Pékin promeut ses « nouvelles routes de la soie », l’axe euro-asiatique sur lequel se développeront les investissements chinois. Mais une croissance assortie de faiblesses, qui soulèvent des inquiétudes dans le reste du monde : la priorité donnée aux exportations, la constitution de grands groupes chinois à vocation mondiale, le développement d’investissements internes dans les nouvelles technologies avec, en contre-partie, dans un contexte de ralentissement économique, un modèle de développement déformé en faveur de l’exportation, le nécessaire réajustement vers la consommation intérieure, les inégalités sociales et géographiques, les risques énergétiques, le gaspillage des ressources naturelles – et le taux de change du yuan, dont la valeur basse est considérée comme une manipulation déloyale.
La question de Taïwan, mise entre parenthèses grâce aux investissements taïwanais sur le continent et à l’entente qui s’est soudainement manifestée entre les deux grands acteurs de la guerre civile, le Parti nationaliste du Kuomintang, lorsqu’il est de retour aux affaires dans l’île, et le Parti communiste, aux commandes de la République populaire – mais il s’agit d’une simple mise entre parenthèses… Aucun dirigeant chinois n’a accepté de renoncer à la force pour mettre fin à la sécession de l’île. Par contre, la question de la prolifération nucléaire autour du cas de la Corée du Nord ne semble pas enclencher quelque responsabilité chinoise : le gouvernement de Pékin s’est éloigné de son « allié historique » des années 1950, que lui avait imposé Staline ; la Chine fait aujourd’hui partie du cercle des États appelés à surveiller et à contenir « l’aventurisme » de Pyong-Yang, au même titre que les États-Unis, la Russie et le Japon.
La cristallisation des ambitions chinoises sur les contentieux territoriaux de la mer de Chine méridionale, particulièrement sur la souveraineté des îles Paracel et Spartley. Plus généralement, la Chine proclame ses « droits historiques » sur les neuf dixièmes de ces eaux, virtuellement riches en ressources énergétiques et halieutiques et voies de passage des transports d’hydrocarbures. Cette revendication est matérialisée par des travaux d’infrastructures et de remblaiement sur les îlots contestés (construction de pistes d’atterrissage et de ports, création d’îles artificielles) et par le déploiement de batteries de missiles. Les États voisins – Vietnam, Birmanie, Malaisie et Philippines – contestent la souveraineté de la Chine ; les États-Unis affirment leur présence par les patrouilles de leurs bâtiments de guerre. Le différend a été porté par les Philippines devant le tribunal arbitral (nommé par la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, en application de la Convention des Nations unies sur le droit de la guerre de 1982) ; la sentence du 12 juillet 2016 a déclaré illégales les actions de la Chine, considérant qu’elles violaient les droits souverains des Philippines sur leur zone économique exclusive de 200 milles marins… mais la Chine refuse de s’incliner devant la sentence du tribunal arbitral et repousse toute négociation multilatérale, pour privilégier des négociations « bilatérales » avec chacun des États concernés. Une préférence pour un « bilatéralisme », qui permettrait à la superpuissance chinoise de s’épanouir dans un dialogue inégal… et qui rappelle fâcheusement le comportement des dictatures de l’entre-deux-guerres mondiales.
La « montée en puissance pacifique » était la doctrine de la diplomatie chinoise sous l’ère Deng Xiaoping ; est-elle toujours en vigueur ? « La Chine m’inquiète », assure Jean-Luc Domenach dans un essai sur les contradictions économiques et sociales engendrées par la croissance chinoise et sur le nationalisme qui imprègne la diplomatie globale de Pékin.
Zbigniew Brzezinski avait déjà comparé l’échiquier mondial de ce début du XXIe siècle à la situation européenne du début du XXe siècle : comme l’Allemagne des premières années 1900, la Chine apparaît comme une puissance continentale à l’essor irrésistible ; comme la Grande-Bretagne à l’aube du siècle passé, les États-Unis sont une puissance maritime, l’île du monde, dont les liens avec le continent eurasiatique sont multiples – une puissance qui peut se sentir menacée dans l’exercice de son leadership mondial. Peut-on espérer des « princes » d’aujourd’hui une plus grande sagesse que celle dont firent preuve les gouvernants d’il y a un siècle ? Le heurt guerrier de Washington et de Pékin irait à l’encontre de la nature profonde de la politique internationale d’aujourd’hui – une politique intérieure de la communauté internationale, en réponse aux multiples défis globaux qui assaillent la planète. Deng Xiaoping assurait naguère que « si un jour la Chine devait revendiquer l’hégémonie dans le monde, alors les peuples du monde devraient dénoncer cette ambition ; la communauté internationale est en droit de nous surveiller ».
Charles Zorgbibe
Professeur émérite à la Sorbonne, ancien recteur