Lors de son Assemblée générale d’octobre 2023, le Groupement Interacadémique pour le Développement (GID) a lancé un mode original de discussions et d’échanges entre académiciens : il s’agit de présenter des propositions contradictoires sur des sujets précis, pour aboutir à une synthèse de points de vue faisant apparaître les différences de positionnements.
La première controverse, sur le thème « Alimentation et Population », a été organisée en plusieurs étapes. Un questionnaire a été adressé à une trentaine d’académiciens membres du GID. Leurs réponses ont été analysées et discutées lors d’un colloque en présentiel, le 30 mai 2024, dans la bibliothèque de l’Académie d’agriculture de France à Paris, qui a réuni vingt-deux académiciens de dix pays du pourtour méditerranéen et d’Afrique sub-saharienne : Algérie, Bénin, Côte d’Ivoire, France, Grèce, Italie, Liban, Madagascar, Sénégal et Turquie.
Il est aujourd’hui important de faire connaître ces contributions de pays d’Europe et d’Afrique, qui illustrent des réalités et des comportements contrastés. Ainsi pourrons-nous faire l’économie d’une vision simplificatrice, qui entache souvent les approches contemporaines. Nous distinguerons d’abord les points qui ont fait 156 l’objet d’une convergence entre les partici- pants, avant d’énumérer ceux qui ont en- gendré de véritables divergences.
CONVERGENCES
Une préoccupation commune s’est dégagée : le lien entre alimentation et population représente un enjeu planétaire, déterminant pour l’avenir de nos sociétés, avec des crises enchâssées concernant à la fois l’environnement, le climat, et la santé publique.
Aussi le retour à l’agenda de la notion de souveraineté alimentaire apparaît-il comme une priorité reconnue, notamment suite aux récentes crises sanitaires et sécuritaires. Alors que la problématique portait historiquement sur les questions d’approvisionnement et d’augmentation de la production, la question de la souveraineté a émergé dans les années 1990 en réponse aux conséquences de la mondialisation, les académiciens participants ont tous confirmé que la souveraineté alimentaire s’avère désormais centrale dans tous leurs pays.
En particulier, la grande dépendance des productions agricoles à l’égard des ressources en eau a été soulignée par tous, certains parlant même de « souveraineté hydrique ». Si l’importance de la sécurité hydrique est très sensible autour de la Méditerranée, le changement climatique oblige aujourd’hui tous les pays à une gestion rigoureuse et innovante de leurs ressources hydriques, ainsi qu’à la promotion de cultures moins exigeantes en eau.
La présence d’outils industriels est, de l’avis unanime des participants, indispensable pour assurer la conservation, la transformation et la valorisation des productions agricoles. Tel est le rôle majeur des industries agro-alimentaires : apporter de la valeur ajoutée, faciliter la commercialisation, et limiter les pertes. Dans plusieurs pays africains cette présence industrielle est encore insuffisante, notamment pour une première transformation des produits de rente.
L’évolution récente des pratiques alimentaires en fonction des pays, de l’âge des consommateurs et de leur urbanisation, montre, même si les traditions culinaires et gastronomiques restent ancrées, que la restauration rapide progresse partout, créant une coexistence de régimes alimentaires s’accompagnant d’un déclin des diètes traditionnelles. Le constat de la nécessité d’une diversification des régimes alimentaires s’impose.
Une convergence plus surprenante, pourtant partagée par tous les pays participants, au Sud comme au Nord, concerne l’effet des mouvements de population, dus à l’utilisation fréquente dans les activités agricoles, d’une main d’œuvre bon marché provenant d’une immigration extérieure. Il en résulte une modification de la structure du marché du travail et de l’emploi.
Tous ont reconnu également que la lutte contre les pertes et gaspillages est une des voies d’amélioration de la souveraineté alimentaire. Les pertes au champ après récolte et dans les outils de transformation sont importantes quand les filières ou la logistique sont mal organisées. Mais le gaspillage concerne aussi la chaîne de distribution, la restauration et les usages domestiques. L’éducation des consommateurs et des opérateurs, ainsi que la valorisation des rebuts commerciaux, constituent des voies potentielles de progrès.
Enfin, les académiciens ont souligné ensemble l’importance de la pédagogie alimentaire, pour la jeunesse et le grand public. Une véritable éducation à l’alimentation favorise la promotion d’une alimentation équilibrée et durable, à l’égard de laquelle l’alimentation scolaire tient un rôle non négligeable.
DIVERGENCES
L’alternative entre agriculture intensive et agroécologie a été le sujet le plus controversé lors du colloque du 30 mai. Il a fait l’objet de discussions animées entre les académiciens : nombre d’entre eux défendent le modèle de l’agroécologie, outil qu’ils estiment indispensable pour que les systèmes alimentaires et leur composante agricole contribuent aux objectifs du développement durable (ODD) des Nations unies. D’autres participants, notamment africains, font valoir que l’agroécologie ne peut répondre seule aux besoins alimentaires, présents et à venir, des populations de leurs pays, même si elle ne doit pas être négligée.
Les rendements agricoles doivent être suffisants pour nourrir les populations, ce que ne garantit pas aujourd’hui l’agroécologie. Pour eux, il faut conserver une agriculture conventionnelle, voire « intensive », bien que ce terme puisse être remis en question car il ne semble pas véritablement adapté : le terme d’agriculture « responsable » peut lui être préféré, car il s’agit à la fois de produire « plus » et « mieux ».
Sur ce sujet, il serait utile de rechercher une « cohabitation harmonieuse » des deux approches plutôt que de les opposer. En aucun pays le modèle agricole n’est unique ; on observe partout « des » agricultures, et cette diversité doit être préservée. Cependant, les conditions politiques, sociales et économiques de la cohabitation de ces modes de production restent à préciser.
Un deuxième point de divergence, qui découle du précédent, concerne l’utilisation des intrants dans les productions agricoles : les défenseurs de l’agroécologie dénoncent l’utilisation massive par l’agriculture dite « intensive » d’intrants présentant des risques pour la santé (en- grais, pesticides…). Les partisans d’une agriculture « responsable » considèrent qu’une agriculture moderne doit continuer à utiliser certains intrants, facteurs de production indispensables, mais que leur utilisation doit être limitée et raisonnée par respect pour l’environnement, et aussi 158 pour des raisons de coût car ces intrants sont majoritairement importés. Plusieurs académiciens ont souligné le danger de certains intrants pour la biodiversité, et la préservation des ressources génétiques des plantes cultivées a été soulignée.
La nécessité de concilier souveraineté et sécurité alimentaire avec les échanges internationaux a fait l’objet de nombreuses interventions, notamment par les pays ayant d’importantes productions agricoles « de rente » destinées à l’export : ces produits exportés, souvent de grande consommation, sont essentiels à leur équilibre économique, facilitant l’importation des biens qui ne peuvent être produits sur place. Les échanges internationaux de produits agricoles étant pilotés par des marchés « spot » très volatils, une régulation s’impose afin de réduire les risques de pénurie pour les consommateurs, mais aussi pour conforter les producteurs.
Tous les académiciens ont souhaité ne pas confondre souveraineté alimentaire, sécurité alimentaire et autosuffisance, trois notions dont la prise en compte doit être spécifique. Le périmètre de cette souveraineté (locale, nationale, régionale) a néanmoins fait l’objet d’échanges contradictoires. Un exemple frappant de ces distinctions est la modification de l’approvisionnement en protéines animales des pays côtiers du golfe de Guinée : la fermeture de leurs frontières nord a bloqué l’importation de bétail sur pied, et ce- lui-ci a été remplacé rapidement par de la viande de volailles, souvent importée mais de plus en plus produite localement.
À propos de l’utilisation des nouvelles technologies, l’analyse des impacts sur le développement durable de nombreux progrès technologiques récents (chimie, édition du génome, intelligence artificielle, réseaux de communication, commercialisation du vi- vant, agriculture de précision) n’a pas fait l’objet d’un consensus. Les positions des pays sont assez différentes, en particulier sur les alternatives techniques possibles. Pour certains, une poignée de leaders mondiaux (les « GAFAM » de l’agriculture) ont une influence grandissante et néfaste sur les productions mondiales.
Le rôle des subventions et des prix agricoles se pose avec une acuité accrue depuis le conflit en Ukraine, qui a généré une conjoncture inflationniste généralisée, bouleversant les critères de fixation des prix alimentaires. Les subventions aux agriculteurs, qui demeurent depuis longtemps une réalité dans l’Union européenne, sont en revanche peu pratiquées dans les pays du Sud, où les pouvoirs publics essayent d’abord de faciliter l’organisation des producteurs. Dans ces pays, l’aide à l’importation de produits de première nécessité (farine de blé, riz…) s’avère utile à la préservation de la paix sociale.
D’autres questions n’ont pu être abordées que rapidement, même si tous les participants en indiquaient l’importance : la place du secteur privé dans les politiques publiques, la rémunération des services environnementaux rendus par l’agriculture, la valorisation de l’élevage, le rôle du foncier…
CONFLUENCES
Pour nourrir les 10 milliards d’individus qui peupleront notre planète à l’horizon 2050, une meilleure répartition des productions agricoles et alimentaires s’avère indispensable. Mais il faudra nourrir sans détruire l’environnement, nourrir sans dévaster ni épuiser les ressources naturelles sur lesquelles reposent ces productions. Les enjeux alimentaires et environnementaux doivent donc faire l’objet, dans tous les modèles d’organisation et de développement, d’arbitrages et d’ajustements, voire de compromis.
Dans cette controverse organisée par le GID, convergences et divergences mettent en évidence, pour l’avenir de nos sociétés, plusieurs questions fondamentales qui vont dans le même sens. L’alimentation est au cœur de la vie de chaque homme et reste, pour une grande partie de l’humanité, une préoccupation quotidienne, dont la prise en charge par les États est très variable.
Après plusieurs actions de communication, le GID proposera d’approfondir les résultats de cette controverse afin de dégager et d’envisager des solutions pour l’avenir. Cet approfondissement peut se faire selon plusieurs pistes : clarifier ou organiser une cohabitation entre les modèles très différents que sont l’agroécologie et l’agriculture dite conventionnelle ou « responsable » ; codifier l’utilisation raisonnée d’intrants sélectionnés et de technologies nouvelles ; concilier le rôle de l’agriculture de rente et celui de l’agriculture vivrière dans la souveraineté alimentaire ; mieux respecter la biodiversité par des pratiques innovantes ; rechercher les bonnes échelles territoriales pour des systèmes alimentaires durables ; développer l’éducation alimentaire des populations ; redéployer la « chaîne des savoirs » (sciences et recherche, dévelop- pement, formation, innovations) pour une meilleure contribution des systèmes ali- mentaires à une alimentation durable.
Catherine BRÉCHIGNAC, Michèle GENDREAU-MASSALOUX Jacques BRULHET