Quelles soient jeunes (Espagne, 1975) ou vielles (France, 1789), les démocraties souffrent de la faiblesse longitudinale de leur système représentatif. L’impression observée des deux côtés des Pyrénées est que le désamour entre les citoyens et leurs représentants n’a jamais été aussi profond et, plus grave encore de manière devenue structurelle. Toutes les études d’opinion (Cevipof, côté français, Centro de Investigaciones Sociológicas, CIS, côté espagnol) montrent qu’une défiance continue s’est cristallisée avec un double phénomène partagé entre les deux pays : une montée des partis radicaux et une abstention soutenue, conséquence d’une défiance généralisée. Cette situation de rupture a déjà un coût démocratique élevé, le sera-t-il encore un peu plus après le 9 juin 2024 ? Et qui en paiera le plus les conséquences ?
Des partis dits de gouvernement affaiblis de manière différenciée des deux côtés des Pyrénées
Côté français, l’arrivée d’Emmanuel Macron en 2017 signait une nouvelle donne caractérisée par un effondrement des partis politiques traditionnels en place depuis plusieurs décennies. Fort de ce chamboulement, le mouvement En Marche, créé en 2016, devenu La République En Marche en 2017 puis rebaptisé Renaissance, en 2022 a reconfiguré l’ensemble des offres politiques en les réduisant à peau de chagrin, conformément aux préceptes de Schumpeter (la destruction créatrice). Mais « en même temps » (pour reprendre l’expression macroniste), ce nouvel acteur, tout en détruisant ses pères géniteurs, a créé paradoxalement la (re)naissance de forces combattantes comme le RN ou LFI. Et, c’est précisément 7 ans après la première élection d’Emmanuel Macron, que l’une de ces forces est pressentie dans les enquêtes d’opinion, comme possible futur vainqueur du scrutin européen du 9 juin.
En Espagne, il est aujourd’hui difficile d’entrevoir des gagnants ou de faire confiance aux études d’opinion.
Le dernier coup d’éclat du président Pedro Sánchez -qui, fin avril, a menacé de démissionner- a complètement changé la donne. « Ces élections européennes seront d’une importance exceptionnelle en Espagne, à caractère plébiscitaire : beaucoup est en jeu pour tous », souligne le directeur du journal Heraldo de Aragón, Mikel Iturbe. Le paysage politique espagnol est très différent de celui de la France. Les deux partis historiques (PSOE à gauche, PP, à droite) ont su, contrairement au côté français, subsister et rester des pierres certes fragilisées mais tout de même angulaires de l’échiquier politique. Le PSOE – allié à l’extrême gauche (Podemos dans la précédente législature, Sumar dans l’actuelle) – gouverne le pays en minorité depuis 2018, traduisant sa faiblesse parlementaire par un manque de stabilité. Entre ces deux pôles gauche et droite, le centre (Ciudadanos -le Renaissance espagnol) – a disparu.
En l’état actuel des choses, un seul facteur commun des deux côtés des Pyrénées : la montée de l’extrême droite.
Vox a atteint son plafond en 2019 (avec 52 députés au Parlement) puis est tombé à 33 en 2023, mais il gagne du terrain en gouvernant seul dans 33 municipalités et dans cinq communautés autonomes (avec le PP). Un avertissement clair.
Des électeurs désabusés et déboussolés
L’érosion de la participation électorale est devenue structurelle en France, quel que soit le type de scrutin. Quelques chiffres pour l’illustrer : pour les européennes (50,92% d’abstention en moyenne sur les 9 scrutins depuis 1979) ; pour la présidentielle (19,72% d’abstention en moyenne sur les 11 scrutins de second tour depuis 1965, date de l’élection au suffrage universel direct, avec depuis l’élection de 2017, des chiffres frôlant 30% ) ; pour les législatives (32% d’abstention en moyenne sur les 15 scrutins de second tour depuis 1958, avec des pointes à 53,77% en 2022, jusqu’à 57,36% en 2017) ; pour les régionales et les départementales pour les derniers scrutins de 2021, l’abstention a atteint plus de 66%, pour les municipales de 2020, 58,6%. La fracture donc bel et bien consommée côté français.
Il en est de même en Espagne, la tendance à l’abstention devient structurelle.
Cette situation a pour conséquence un manque de stabilité et une fragilité de plus en plus marquée pour les pouvoirs en place. Lors des dernières élections (2023), le taux de participation a été de 66,5 %, loin des 80 % de 1980. Pour l’élection européenne en juin prochain, le calendrier électoral espagnol ne va pas aider à inverser cette tendance abstentionniste. En effet, cette année, il risque d’y avoir une certaine lassitude des citoyens à se rendre aux urnes. Trois élections régionales coïncident avec les élections européennes (en Galice, au Pays basque et, maintenant, en Catalogne). « Bien sûr, il peut y avoir une certaine fatigue qui n’aide pas à la participation européenne », admet l’historique homme politique catalan Josep Antoni Duran i Lleida. Mais la clé, souligne-t-il, « c’est le manque d’européanisme en Espagne : dans la classe politique, dans les médias et dans la société ». En 2019, ces élections n’ont rassemblé que 60 % des électeurs, on s’attend en juin prochain que ce score ne soit même pas atteint.
Et demain ?
Côté français, la fracture entre l’offre et la demande politique est réelle et semble irrémédiable. Emmanuel Macron, pour émerger, a dû éliminer en 2017, les deux partis traditionnels majeurs (PS et Les Républicains) qui dominaient la scène politique. Tout est possible, mais à ce jour, ces deux partis ne s’en sont toujours pas remis. Comme la nature a horreur du vide, d’autres offres ont émergé ou se sont renforcées jusqu’à devenir des parties prenantes incontournables. Cumulé à cette émergence et à cette nouvelle concurrence, le scénario classique de l’usure du pouvoir n’a pas permis au parti présidentiel de véritablement prendre assise sur l’échiquier, nombreux sont les experts à se poser la question de l’existence du parti Renaissance, à l’échéance du second mandat d’Emmanuel Macron.
De l’autre côté de la frontière, cette fracture prend la forme de tensions déstabilisatrices. Basée sur des rumeurs et des infox, inondant les réseaux sociaux, l’instabilité gagne jusqu’au sommet de l’Etat (démission mise en balance fin avril par le Président du gouvernement Pédro Sanchez, confronté à des rumeurs malveillantes à l’égard de son épouse).
L’espace politique et médiatique est dominé voire, saturé aujourd’hui par cette communication négative faite de polémiques, laissant peu de place aux débats d’idées et aux problématiques de fond.
Ce que regrette Sergio Salinas, professeur de droit public international à l’université de Saragosse – face à des élections « cruciales ». « Nous nous sommes concentrés sur des préoccupations qui nous semblent plus importantes, mais cela ne veut pas dire qu’elles le soient ».
Force est de constater que des deux versants des Pyrénées, la fracture continue à s’agrandir et la question que l’on pourrait se poser est la suivante : qui en paiera les pots cassés au lendemain du 9 juin prochain ?
Frédéric Dosquet
Docteur en sciences de gestion, directeur de thèses (HDR) Professeur Eklore-ed management school
Auteur de Marketing et communication politique, EMS (3eme édition)
Pilar Estopiñá
Periodista et conseiller en communication