Omniprésente. Intemporelle. Partout et tout le temps : ainsi va la violence. Ce n’est pas se payer de mots que de considérer qu’elle est consubstantielle à l’humanité. Elle est visible et invisible, elle s’infiltre dans les moindres recoins de nos cités et prend des formes aussi diverses qu’il existe d’interactions sociales. Elle peut être fondatrice ; les mythes nous le disent ; elle est le plus souvent destructrice, quand bien même serait-elle créatrice.
La violence est tout à la fois motrice – Marx en fit la mère de l’histoire ; et mortifère – réalité à laquelle l’opinion commune l’assigne le plus souvent aujourd’hui. Elle peut se légitimer, comme le rappelle Max Weber avec sa définition de l’État, comme la conceptualise Saint Thomas d’Aquin aussi, plus lointain, avec sa théorie du régicide et comme la grave dans le marbre d’un droit naturel, plus proche encore, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui reconnaît au peuple un droit sacré autant qu’un devoir indispensable à l’insurrection pour renverser les gouvernants oppresseurs. Elle ne cesse enfin de muter, à l’épreuve des transformations de nos conditions d’existence, des évolutions de nos sensibilités et des perceptions qui en découlent. Le phénomène est là, massif et global. Il s’impose. Il n’est pas exclusivement politique mais « sociétale » aussi…
Parallèlement, tout l’effort organisationnel des hommes au cours des temps les a conduits à domestiquer, réguler, discriminer les stocks de violences dont ils sont immanquablement porteurs et pourvoyeurs. Ceci pour le meilleur et pour le pire : le meilleur comme l’observe Norbert Elias lorsqu’il s’efforce d’élucider le processus de civilisation en Occident ; pour le pire lorsque les États ne se contraignent pas eux-mêmes par l’exercice du droit et des contre-pouvoirs.
On n’en finit donc jamais pour autant avec un phénomène qui conserve tout à la fois ses ressorts et formats initiaux, mais qui aussi se métamorphose.
Encore faut-il distinguer les mobiles des expressions. Les mobiles tout d’abord, ce sont ceux des passions petites et grandes, mesquines ou cruelles ; ils ont la couleur de l’âme humaine qui est souvent celle de l’ombre, voire du sordide, mais aussi ils sont tout autant le produit des sociétés avec leurs pulsions élémentaires, l’entrechoquement de leurs conflits, de leurs rivalités, de leurs compétitions, de la collision d’intérêts différents ou de valeurs antagonistes. Le « choc des civilisations » n’est que le faîte extrême de ces mouvements – et paradoxalement peut-être, nonobstant son cortège d’abominations, le plus rationnellement saisissable autant que saisissant. En-dessous les eaux sombres s’agitent et se convulsent : toutes les insécurités n’ont pas le même visage évidemment ; celles qui pèsent sur les biens et les personnes scarifient en pleine visibilité, mais d’autres, moins identifiables à l’œil nu, taraudent les consciences et les êtres. Qu’elles soient familiales, sociales, idéologiques, les lieux de leur formulation comme de leur extension se dissimulent diversement, accèdent à la surface selon que l’esprit du temps le leur permet ou non… Féminicides, souffrance au travail, harcèlement etc. disposent désormais, si ce n’est de toutes les préventions indispensables pour les combattre, d’attentions jusqu’alors enfouies ou travesties.
On l’aura compris : la notion de violence est non seulement hétérogène mais au-delà des évidences qui permettent la reconnaissance de ses formes élémentaires tout autant qu’immémoriales elle fait aujourd’hui sa part à d’autres réalités qui à côté du meurtre de droit commun ou de masse, des guerres, des oppressions politiques, du vol ou des pillages en viennent à dire aussi quelque chose sur l’histoire des mentalités. Il convient néanmoins de moduler ce trend au prisme d’une géopolitique des cultures qui modulent le statut de ces nouveaux phénomènes. L’œil occidental n’est pas « la chose du monde la mieux partagée », loin s’en faut… Il est néanmoins celui qui là où il opère érige leur dénonciation et leur entreprise de containment comme l’empreinte d’un fait de civilisation. Le paradoxe est que parfois au nom des blessures du passé et dans la négation de sa complexité il suscite de nouvelles violences symboliques ou idéologiques. Aujourd’hui le wokisme, comme hier d’autres pensées à vocation totalitaires, illustre cette réactivation de prurits qui de certains de nos héritages veulent faire « table rase ». Il y a toujours dans la radicalité des indignations de ces renversements qui à vouloir construire un «homme nouveau » ouvrent la voie à la destruction et au viol des consciences et du libre-arbitre.
L’une des propriétés de notre époque est également d’élargir le spectre : la violence ne s’exerce pas que sur l’humain, elle étend son voile aussi à l’environnement et au règne animal, pour lequel notre regard se transforme également. Sans doute la formulation générique de « violence » gagne en puissance évocatrice ce qu’elle perd nécessairement en précision analytique. Mieux vaut dès lors parler des violences qui ne se recoupent pas toutes, mais dont la désignation stipule en creux un autre trait de sociétés – à tout le moins de nos sociétés démocratiques. À proportion que les comportements s’individualisent, les tolérances aux aspérités existentielles, grandes ou petites, s’amenuisent, rançon à consentir vraisemblablement à nos conforts post-modernes qui s’aveuglent très certainement sur leur capacité à réduire toujours plus les zones d’incertitudes de nos vies tant personnelles que collectives.
La violence est aussi une question de point de vue, quand bien même cotiserait-elle à des invariants peu altérables.
Qui nous dit comment les générations futures considéreront et jugeront notre traitement actuel des anciens et n’y verront pas à juste titre l’expression d’une violence inhumaine ? Toute la question in fine consiste à savoir, par-delà ce qu’il y a de plus monstrueux et transgressif dans l’acte violent, de plus unanimement et moralement répréhensible, ce qu’une collectivité est prête à métaboliser en matière de souffrance et de douleur pour continuer à se survivre. Car la question de la violence va au-delà de sa seule matérialité effective et apparente ; son ressenti est aussi une « part maudite » de la réalité. Mais tout ne pouvant s’exfolier, sauf à adhérer à une Jérusalem utopique, il faut s’interroger sur cette part incompressiblement violente qui demeure, comme si résister à la violence c’était aussi être en mesure de se faire… violence.
Sommes-nous plus violents aujourd’hui ? Pas sûr ; le sommes-nous moins ? Pas forcément. Sommes-nous plus sensibles ? Sans aucun doute, travaillés par un sentiment d’altérité qui n’a cessé de grandir et de nous grandir. Reste à savoir si cette croissance là n’est pas désormais interrompue…
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef