S’il est clair que Lénine n’a jamais été un espion allemand, il est tout aussi clair que l’Allemagne pensait l’utiliser dans sa lutte contre la Russie afin de saper le moral des troupes par sa propagande « défaitiste » et obtenir ainsi plus aisément une paix séparée qui laisserait au Reich allemand les mains libres sur le front de l’Ouest. Mais qui est pris qui croyait prendre, car si la propagande bolchevique défaitiste a indubitablement fonctionné sur le front russe, elle a aussi été un des éléments déterminants dans l’effondrement final de l’Empire allemand.
1924-2024 – Un siècle sans Lénine
Le 21 janvier 1924, Lénine décède au terme d’une vie qui conduit l’enfant d’un petit noble de robe d’une lointaine province russe à devenir révolutionnaire, organiser la révolution d’Octobre, faire naître la IIIe Internationale et créer l’Union soviétique.
La vie de Vladimir Ilitch Oulianov (alias Lénine), qui naît le 22 avril 1870 à Simbirsk (Oulianovsk), aurait pu être celle d’un fils de bonne famille – confortable et routinière ; une vie de fonctionnaire provincial de petite noblesse de robe dédiée au service de l’État tsariste. L’Histoire en décide autrement – Lénine, certes, sert, mais d’autres idéaux : la Révolution, l’État soviétique et le mouvement communiste international.
La famille Oulianov, d’origine russe, juive, kalmouke et allemande comprend à la fois d’anciens paysans, mais aussi de petits fonctionnaires provinciaux récemment convertis à l’Orthodoxie. Ainsi, le père de Lénine, Ilia Nikolaévitch Oulianov, après des études de mathématiques et de physique, est le fonctionnaire en charge de l’enseignement secondaire pour la province de Simbirsk. En 1882, il atteint le grade de conseiller de Collège qui dans la Table des Rangs donne droit à un titre de noblesse héréditaire. Pour Vladimir Ilitch tout aurait donc pu continuer dans le confort d’une vie routinière et provinciale, si plusieurs événements tragiques n’avaient pas influé sur le cours de sa vie. Tout d’abord, en 1886, la mort de son père – à l’âge de 54 ans – qui laisse la famille dans une gêne relative, puis, un an plus tard, l’arrestation et l’exécution de son frère aîné Alexandre – étudiant brillant en zoologie et chimie à l’Université de Saint-Pétersbourg – pour avoir préparé un attentat contre le tsar Alexandre III avec d’autres populistes-terroristes. La légende veut qu’à la mort de son frère Vladimir Ilitch ait prononcé les paroles suivantes : « Nous y parviendrons par un autre chemin », à savoir en refusant le terrorisme individuel et en construisant un parti de révolutionnaires professionnels, d’activistes rompus à la clandestinité et sachant influer sur les masses par le recours à la propagande.
Lénine – le révolutionnaire
Les années qui suivent sont, pour Vladimir Oulianov, marquées, à la fois, par les études et les premiers engagements en politique, mais aussi par des condamnations et des arrestations. Admis à la faculté de droit de l’université de Kazan à la rentrée de 1887, il en est exclu dès le mois de décembre pour des chahuts estudiantins et sa participation à des manifestations interdites. Les quatre années qui suivent sont des années de formation durant lesquelles Lénine a du temps, à la fois pour lire, mais aussi pour se lancer – sans réel succès – dans l’exploitation de la propriété que sa mère vient d’acquérir. En 1891, il obtient – en candidat libre – le diplôme de la faculté de droit de l’université de Saint-Pétersbourg, puis, se rend à Samara pour y exercer durant quelques mois la profession d’avocat. En 1893, il revient à Saint-Pétersbourg où il participe, en 1895, à la création de l’Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière avant d’être arrêté en décembre de la même année et condamné en 1897 – après plus d’un an d’incarcération préventive – à trois ans d’exil intérieur dans le village Chouchenskoïe, dans la province de l’Ienisseï, à plus de 4 600 kilomètres de Saint-Pétersbourg.
Cette période d’exil intérieur, relativement confortable, lui permet d’écrire, plus de 30 articles et une première œuvre majeure, Le développement du capitalisme en Russie, dans laquelle il annonce que « la force du prolétariat dans le mouvement historique est infiniment plus importante que sa part dans l’ensemble de la population ».
De retour d’exil intérieur, Vladimir Oulianov choisit de quitter la Russie en 1900. En quelques années, il passe de Munich à Londres puis Genève, devenant l’un des rédacteurs du journal Iskra (L’Étincelle) et poursuivant son objectif de créer un parti social-démocrate regroupant des révolutionnaires professionnels.
C’est à partir de 1902 qu’il utilise régulièrement le pseudonyme de Lénine dans ses articles.
Le deuxième congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), qui se tient en juillet-août 1903 entre Bruxelles et Londres – au gré des interdictions administratives – est l’événement fondateur qui voit l’affrontement entre deux factions, les « minoritaires » (Mencheviks), dirigés par Plekhanov et Martov – proches des partis sociaux-démocrates traditionnels européens, et les « majoritaires » (Bolcheviks), conduits par Lénine qui propose la constitution d’un parti d’un nouveau type, à forte discipline, où la minorité est strictement subordonnée à la majorité dans une structure parfaitement verticale. Le but de ce parti ne consiste pas à parvenir au pouvoir par des élections, mais à ce que le prolétariat arrive au pouvoir, si nécessaire, par une insurrection armée. En août 1905, alors que la Russie connaît sa première révolution du XXe siècle, Lénine publie Deux tactiques de la Social-démocratie dans la révolution démocratique dans lequel il réaffirme sa volonté d’action, en dépit des résistances qui pourraient naître : « Les difficultés qui nous attendent dans la voie de la victoire totale de la révolution sont très grandes. Nul ne pourra blâmer les représentants du prolétariat, s’ils font tout ce qui est en leur pouvoir, et si tous leurs efforts se brisent contre la résistance de la réaction, contre la trahison de la bourgeoisie, contre l’ignorance des masses. Mais tous et chacun – et le prolétariat conscient le premier – blâmeront la social-démocratie si elle affaiblit l’énergie révolutionnaire de la révolution démocratique, si elle affaiblit l’enthousiasme révolutionnaire par peur de vaincre, par crainte de voir la bourgeoisie se détourner (…) Les ouvriers n’attendent pas de transactions, ne demandent pas d’aumônes; ils veulent écraser sans pitié les forces de réaction, c’est-à-dire instituer la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie ». Tout cela a au moins le mérite d’être clair !
Les années qui suivent la révolution de 1905 sont à la fois celles de la réaction tsariste conduite par Nicolas II et de l’effritement du mouvement ouvrier, avec le POSDR qui se délite dans l’affrontement entre factions adverses multiples comme, les Mencheviks ; les Bolcheviks-liquidateurs ; les Bolcheviks-’otzovistes’, qui souhaitent rappeler les députés bolchéviques de la douma, les chercheurs-de-dieu, tenant d’un christianisme renouvelé ; les constructeurs-de-dieu, tenants d’une religion de l’humanité socialiste ; les trotskystes – sympathisants du « petit Judas Trotsky », selon Lénine. Ces luttes de factions atteignent leur paroxysme lors de la conférence que le parti tient à Prague en 1912 et qui permit, selon Lénine, « d’en finir une fois pour toute avec ces salauds de liquidateurs et d’otzovistes ».
Ces affrontements répétés font perdre de l’influence du POSDR(b) qui, en outre, doit recourir régulièrement à des « expropriations » contre des banques ou des transports de fonds pour remplir les caisses d’un parti en manque d’adhérents et de donateurs réguliers. Ces antagonismes sont aussi utilisés par la police tsariste (Okhrana) pour noyauter le mouvement, comme par exemple avec Roman Malinovski, président du groupe bolchevique à la IVe douma et agent provocateur.
Dans un premier temps, l’élan patriotique qui submerge la Russie à la déclaration de guerre laisse peu de place aux idées de Lénine – isolé même au sein de la social- démocratie – qui souhaite la défaite de son pays et la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. La coupure de l’Europe selon le tracé de la ligne de front, et l’installation de Lénine en Suisse, après son arrestation temporaire – comme espion russe (sic !) – en Autriche-Hongrie, réduisent à néant les opportunités de contacts avec la Russie. En dehors de sa participation aux conférences réunissant les sociaux-démocrates hostiles à la guerre à Zimmerwald en 1915, puis à Kiental en 1916, les années de guerre et d’exil sont marquées pour Lénine par l’écriture de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, publié en 1917.
Lénine – qui en janvier 1917 écrivait encore que « nous, les anciens, nous ne vivrons pas jusqu’à l’arrivée de la Révolution » – apprend la chute du tsarisme par les journaux. Mais déjà, il prépare son retour en Russie.
Les liens entre Lénine et l’Allemagne de Guillaume II ont, dès 1917, été l’objet de diverses interprétations. S’il est clair que Lénine n’a jamais été un espion allemand, il est tout aussi clair que l’Allemagne pensait l’utiliser dans sa lutte contre la Russie afin de saper le moral des troupes par sa propagande « défaitiste » et obtenir ainsi plus aisément une paix séparée qui laisserait au Reich allemand les mains libres sur le front de l’Ouest. Pour sa part, Lénine n’a pas dit non à cette aide inespérée – sans toutefois donner d’autres contreparties que la mise en œuvre pratique de ses propres idées connues et depuis longtemps exprimées. Mais qui est pris qui croyait prendre, car si la propagande bolchevique défaitiste a indubitablement fonctionné sur le front russe, elle a aussi été un des éléments déterminants dans l’effondrement final de l’Empire allemand.
De retour en Russie, dans des wagons allemands bénéficiant de l’exterritorialité, Lénine se jette – dès son arrivée à Petrograd le 3 avril 1917 – dans le tourbillon révolutionnaire. À sa descente du train, il prononce un premier discours, monté sur une automitrailleuse qu’il termine par cette phrase prémonitoire « Vive la révolution socialiste mondiale ». Dans ses fameuses Thèses d’avril il propose un programme visant au passage de la révolution démocratique bourgeoise à la révolution socialiste et le slogan qui l’accompagne : « Tout le pouvoir aux soviets ! ». Lapidaire, G. Plekhanov – le fondateur de l’école marxiste russe, devait décrire ainsi cet appel : « une tentative folle et particulièrement nuisible de disséminer le trouble anarchique sur la terre russe ». Pour sa part, N. Soukhanov – économiste menchevique – a une vision beaucoup plus claire de l’attraction que Lénine opère sur les foules : « Lénine est un orateur avec un flux, une force qui décompose devant les yeux de son public les systèmes les plus complexes en une suite d’éléments simples et aisément assimilables. Puis, il matraque, matraque et matraque encore l’esprit de ses auditeurs jusqu’à leur faire perdre conscience, les contraindre à se soumettre, jusqu’à en faire ses prisonniers».
Les résultats sont toutefois encore modestes, en juin 1917, lors du Premier congrès des soviets, seuls 10 % des délégués soutiennent les Bolcheviks, ce qui n’empêche pas Lénine de déclarer : « Il y a un parti qui est prêt à prendre le pouvoir et ce parti est le parti bolchevique ».
Lénine – l’âme de la révolution d’Octobre
Le 17 juillet 1917 au matin Lénine, qui se trouve alors dans la datcha de V. Bontch- Brouévitch, son secrétaire, apprend que les manifestations qui se déroulent dans la capitale depuis la veille au soir contre l’envoi au front de la garnison de Petrograd – majoritairement bolchevique – tournent à l’insurrection.
Sans attendre, il quitte son lieu de villégiature pour se rendre à Petrograd. Déçu d’apprendre que les heurts se poursuivent, il demande que les instances dirigeantes bolcheviques s’impliquent afin de transformer ces manifestations « en démonstration organisée et pacifique de la volonté de tous les travailleurs, les soldats et les paysans de Petrograd ». Toutefois, le soir même, face à la répression organisée par le gouvernement provisoire, Lénine demande l’arrêt immédiat du mouvement.
Dès le 18 juillet le gouvernement provisoire contre-attaque en organisant la destruction de la rédaction de la Pravda et de l’imprimerie du journal Troud. Comme Lénine l’écrira plus tard : « près les journées de juillet et grâce à l’attention toute particulière que le gouvernement provisoire me faisait l’honneur de m’accorder, je suis entré dans la clandestinité ».
Immédiatement les réseaux clandestins utilisés dans la lutte contre le tsarisme sont remis en activité. En quelques jours Lénine change à plusieurs reprises de domicile pour, le 20 juillet, se retrouver chez S. Allilouïev où il rencontre plusieurs autres dirigeants bolcheviques dont Staline et Ordjonikidze.
La situation est grave car, à la suite d’une campagne de presse dénonçant Lénine comme agent allemand, le gouvernement provisoire vient de lancer un mandat d’arrêt à son encontre. Lénine pense alors un temps se constituer prisonnier, mais les autres responsables l’en dissuadent car en cas d’arrestation sa sécurité ne serait pas garantie. Il est décidé lors de cette réunion que Lénine s’éloignerait de Petrograd le plus rapidement possible. Dans la nuit du 22 au 23 juillet, selon le calendrier grégorien Lénine quitte l’appartement d’Allilouïev compagnie de Staline et se rend à la gare de Finlande où il est pris en charge par l’ouvrier N. Emélianov, un ancien des organisations bolcheviques de combat.
Du 23 juillet au 19 août 1917, Lénine se cache dans un abri agricole, dans les environs du lac Sestroretski Razliv, en se faisant passer pour un travailleur saisonnier finlandais. Afin de ne pas perdre prise sur l’opinion, il prend position dans « La situation politique. Quatre thèses », – un article où il montre le renforcement de la contre-révolution, nie toute possibilité de développement pacifique de la révolution, exige que le Parti allie désormais travail légal et action clandestine et, enfin, prône la révolte armée pour prendre le pouvoir.
Pendant ce temps, les perquisitions se multiplient dans la mouvance bolchevique et le comité central décide de faire passer Lénine en Finlande.
Des faux papiers sont confectionnés au nom de Konstantin Petrovitch Ivanov. Les photos du passeport montrent un Lénine portant perruque, casquette et habillé du sarrau traditionnel des ouvriers de l’époque. Il passe la frontière administrative du grand-duché de Finlande le 19 août 1917 au soir.
Au cours de son séjour en Finlande, Lénine changera à plusieurs reprises de résidences et de villes. En effet, son principal problème est de rester informé des derniers retournements de situation à Petrograd – en particulier de la tentative du général Kornilov de prendre le pouvoir – afin de maintenir son influence sur le groupe dirigeant bolchevique.
Comme le rapportera plus tard N. Kroupskaia, son épouse : « On voyait à quel point il s’ennuyait, il était dans la clandestinité au moment même où il était si important d’être là où l’on se préparait à la lutte ». Lénine, à force d’articles et de lettres, fait avancer ses idées sur la nécessité d’organiser rapidement un soulèvement. Et c’est en Finlande qu’il rédige le manuscrit de L’État et la révolution, publié en 1918 en dépit des positions « conciliatrices » de Zinoviev et Kamenev.
Entre le 25 et le 27 septembre il fait parvenir deux lettres incendiaires au comité central Les Bolcheviks doivent prendre le pouvoir et Marxisme et soulèvement. Et conclut la première par cette phrase : « L’Histoire ne nous pardonnera pas de ne pas prendre le pouvoir maintenant ». La tension monte encore d’un cran quand Lénine est informé le 12 octobre que le comité central du POSDR(b) interdit son retour à Petrograd pour des raisons de sécurité. Il exige une confirmation écrite de cette décision. Le 14 octobre, Lénine envoie une nouvelle lettre au comité central dans laquelle il souligne qu’« attendre serait un crime ». Enfin le 16 octobre, sous l’influence de Trotsky, le comité central « propose à Ilitch de revenir à Petrograd pour que les liaisons avec lui soient plus régulières et plus sûres ». Une fois de retour dans la capitale, entre le 16 et le 23 octobre, la date exacte fait l’objet d’une polémique, Lénine reprend en main l’organisation bolchevique.
À partir de cet instant aucune décision du comité central n’est adoptée sans son accord. Pour preuve, l’affaire Kamenev-Zinoviev, où ces deux dirigeants bolcheviques sont accusés d’être des « briseurs de grève » par Lénine pour avoir fait part, dans les colonnes de la revue Novaia Jizn, de leurs craintes quant à l’issue d’un soulèvement bolchevique armé imminent ; et voient leur cas étudié par le comité central le 20 octobre 1917. Le succès du soulèvement et la tourmente qui suit permettront à Kamenev et Zinoviev d’éviter alors toute sanction.
La révolution d’Octobre – le coup d’État, comme le qualifiaient eux-mêmes les Bolcheviks dans les premières années du régime – est le fruit de la conjugaison des convictions et de l’opportunisme de Lénine, appuyés par sa capacité à concentrer les maigres forces dont il dispose – le parti bolchevique ne compte que 75 000 membres en 1917 – au point crucial de la bataille : Petrograd et le siège du gouvernement. Le premier décret – Sur la Paix – pris par les nouvelles autorités répond aux attentes de la troupe, des populations mais aussi aux convictions du chef bolchevique, le second – Sur la Terre – plus opportuniste, est certes repris de l’idéologie des socialistes-révolutionnaires, mais les Bolcheviks sont les seuls à tenter de le mettre en œuvre dans les faits en cassant dans un premier temps la propriété nobiliaire. Enfin, la propagande conduite au sein des troupes permet aux Bolcheviks – minoritaires dans le pays – de toujours disposer – dans un temps donné et à un endroit donné – d’une force armée supérieure à celle de leurs ennemis.
Lénine et la troisième Internationale
Contre toute attente, le conflit qui a éclaté au cours de l’été 1914 s’éternise. La violence, la vanité des combats, le sentiment d’injustice qui étreint les soldats, tout cela fait renaître, face à l’impuissance, voire à la trahison, de la deuxième Internationale et aux renoncements d’août 1914, l’idée de nouvelles solidarités ouvrières dans le monde. Dès novembre 1914 l’analyse publiée dans La guerre et la social- démocratie russe par Vladimir Ilitch Oulianov devait inspirer une politique de rupture, tournée à la fois vers la prise du pouvoir en Russie et la constitution d’une nouvelle Internationale ouvrière. Dans son esprit, « l’Internationale prolétarienne n’est pas morte et ne mourra pas, en dépit des obstacles, les masses ouvrières créeront une nouvelle Internationale ». De plus, il appelle à la formation des États-Unis d’Europe mais, surtout, à la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile.
De leur côté, Karl Liebknecht, Franz Mehring et Rosa Luxemburg critiquent dans les pages du Labour Leader, journal de la gauche anglaise, la « trahison » de la deuxième Internationale. Quelques mois plus tard, à l’été 1915, la gauche allemande crée le groupe Die Internationale. Ensuite, lors de la conférence de Zimmerwald qui se déroule du 5 au 8 septembre 1915, Karl Liebknecht, retenu en Allemagne, fait parvenir une lettre dans laquelle il prédit la naissance d’une nouvelle Internationale sur les ruines de l’ancienne. Le 1er janvier 1916, le groupe allemand Die Internationale adopte les thèses formulées, depuis sa prison, par Rosa Luxemburg dans la Brochure de Junius qui font de la création d’une nouvelle Internationale la tâche essentielle du socialisme.
Cette volonté affirmée de créer une nouvelle Internationale et de transformer la guerre considérée comme impérialiste en guerre civile trouve un premier champ d’application en Russie : d’une part, avec la révolution de février 1917 ; d’autre part, avec la prise du pouvoir en octobre 1917 par les Bolcheviks. Entre la fin 1918 et le début 1919, alors que la révolution mondiale semble possible, Lénine propose d’accélérer la convocation, à Berlin ou aux Pays-Bas, d’une conférence en vue de la création d’une troisième Internationale. Toutefois, après l’écrasement du mouvement ouvrier spartakiste à Berlin en janvier 1919 et l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, Moscou est préférée comme lieu de réunion du congrès fondateur de la nouvelle Internationale. Celle-ci est convoquée par un appel publié le 24 janvier 1919 dans la Pravda et les Izvestia.
Ouverte le 2 mars 1919 sous l’intitulé de « Conférence communiste internationale », la réunion se transforme deux jours plus tard, après quelques hésitations des délégués allemands, en premier congrès (fondateur) de l’Internationale communiste. L’évènement réunit 52 délégués représentant 35 partis et groupes en provenance de 21 pays. Deux textes fondateurs sont adoptés : La plateforme de l’Internationale communiste et le Manifeste de l’Internationale communiste aux prolétaires du monde entier.
Cette troisième Internationale, l’Internationale communiste, est connue sous son acronyme russe de Komintern.
Le deuxième congrès du Komintern se tient à Petrograd du 19 juillet au 7 août 1920 et rassemble plus de deux cents délégués en provenance de 37 pays et de 67 organisations. Les « 21 conditions» dites de Gregori E. Zinoviev, imposées aux partis nationaux pour leur adhésion à la troisième Internationale, engagent une transformation visant à faire des nouveaux partis de réelles organisations de lutte politique, voire clandestine et militaire en cas de besoin. Celle-ci se calque sur les pratiques des Bolcheviks russes aguerris par une lutte implacable contre le tsarisme et dont le but est la prise du pouvoir, y compris par la révolution armée. Désormais, les partis socialistes européens se trouvent devant une alternative simple. Celle de rejoindre, ou non, la troisième Internationale en se transformant en partis communistes qui acceptent les 21 conditions posées par le Komintern. Dans chaque pays cette question divise les socialistes.
En Allemagne, par des grèves insurrectionnelles, les forces de gauche s’opposent violement à la République de Weimar dirigée par les socialistes du SPD. Ces forces rejoignent la troisième Internationale par étape : d’abord lors du congrès de Halle en octobre 1920 qui réunit les délégués du parti social-démocrate indépendant d’Allemagne (USPD) en dissidence du SPD depuis 1917 ; enfin, lors du congrès d’unification (USPD-KPD) de Berlin en décembre 1920 qui donne naissance au premier parti communiste de masse réunissant plusieurs centaines de milliers de membres. En Belgique, un parti communiste se crée dès novembre-décembre 1920 mais il ne compte que 200 membres. Reconnu par l’Internationale, il faut toutefois attendre mai 1921 pour voir naître un parti communiste, plus conséquent, réunissant en particulier des membres issus de la Jeunesse socialiste du parti ouvrier belge. En Espagne, la PSOE et l’UGT se montrent réticents alors que la majorité des membres de la Fédération des Jeunesses socialistes décide d’adhérer à la troisième Internationale et fonde le parti communiste espagnol le 15 avril 1920. En Italie, le parti communiste se présente immédiatement comme la section italienne de la troisième Internationale et naît d’une scission au sein du parti socialiste italien lors du congrès de Livourne de janvier 1921.
En France, une scission comparable intervient lors du congrès de Tours de la SFIO (25-30 décembre 1920) qui voit s’affronter trois tendances : l’une, majoritaire, réunit Marcel Cachin, Ludovic-Oscar Frossard ou encore Boris Souvarine et souhaite adhérer à la troisième Internationale. Pour leur part, les centristes, comme Jean Longuet et Paul Faure, envisagent, si certaines conditions sont remplies, d’adhérer au Komintern ; enfin, une tendance minoritaire rejette toute idée d’adhésion et se retrouve dans le refus de Léon Blum, de Jules Guesde et d’Albert Thomas. Au terme des débats, les minoritaires quittent la salle, conservant pour eux le nom de SFIO. En réaction, les majoritaires constituent la Section française de l’Internationale communiste (SFIC) qui prend alors rapidement le nom de parti communiste français, tout en conservant le journal L’Humanité créé par Jean Jaurès.
Cette scission au sein des partis socialistes d’Europe, conduit aussi à une rupture dans le monde syndical, entraînant une division entre les organisations proches des socialistes et celles proches des communistes.
Au sein des nouveaux partis communistes, l’influence de la troisième Internationale et donc de Moscou se ressent rapidement. Ainsi, à partir de 1921, les partis européens doivent interdire l’existence de toute tendance en leur sein et répondre aux critères du centralisme démocratique, structure de décision strictement verticale. À cette politique dite de « bolchevisation » des partis communistes s’ajoute, surtout après la mort de Lénine en 1924, le recours à des exclusions massives qui touchent particulièrement les membres fondateurs des partis communistes qui ne suivent pas strictement la ligne imposée par Moscou.
Le dernier combat de Lénine – l’URSS
En octobre 1922, Lénine, déjà amoindri par les suites d’un attentat et de la maladie, tente, après plusieurs mois d’effacement, d’imposer l’idée de la création de l’URSS. Celle-ci étant comprise comme une fédération des républiques issues de l’ex-empire russe, où chaque république – redessinée dans certain cas – aurait des droits égaux, y compris celui de sécession. Cette vision s’opposant à celle prônant l’intégration de toutes les républiques dans une République socialiste soviétique russe. Concurremment, le parti bolchevique est traversé par l’affaire géorgienne au cours de laquelle les responsables communistes de cette république démissionnent en bloc à la suite d’une intervention par trop vigoureuse d’un envoyé de Moscou. À cette occasion, Lénine rédige ce qui sera par la suite désigné sous le terme de Testament. Dans ce document, il met en garde la direction bolchevique contre l’attribution à Staline du poste, nouvellement créé, de Secrétaire général. « Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. C’est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste ». Mais une rechute définitive, puis la mort, empêchent Lénine de mener ce combat jusqu’au bout.
Dr. HDR. Gaël-Georges Moullec