Eric Anceau, historien, Sorbonne Université et SIRICE, revient sur l’article de Charles de Gaulle publié par la Revue Politique et Parlementaire le 10 mai 1933.
Au cours de ses 125 ans d’existence, la Revue politique et parlementaire a publié des textes d’un très grand nombre d’hommes d’État français et étrangers. De Gaulle en fait partie. La particularité le concernant est qu’il est très peu connu et totalement extérieur à la politique au moment où il fait paraître, dans la livraison du 10 mai 1933 de la revue, l’article que nous reproduisons aujourd’hui.
S’il n’est encore que chef de bataillon, il occupe un poste stratégique au secrétariat général du Conseil supérieur de la Défense nationale, grâce au maréchal Pétain, qui l’a fait nommer. Il est ainsi au cœur de l’appareil d’État. Après avoir été conférencier à l’École supérieure de Guerre, et avoir publié La Discorde chez l’ennemi, en 1924, Histoire des troupes du Levant avec le commandant Yvon, en 1931, Le Fil de l’épée, en 1932, et plusieurs articles dans La Revue militaire et dans La Revue de l’infanterie, il se tourne cette fois vers la Revue politique et parlementaire pour y développer son grand projet de réforme de l’armée, toucher un plus large public et essayer de convaincre les milieux politiques.
Longtemps médité, l’article a été rédigé au cours du mois d’avril 1933. À ce moment-là, le climat international est très sombre. Si la conférence de Lausanne de l’été 1932 a mis fin au paiement des réparations allemandes, l’apaisement n’a été qu’un feu de paille. Les Japonais se sont emparés de la Mandchourie chinoise, témoignant de leur impérialisme. Mais surtout, Hitler vient tout juste d’accéder à la chancellerie, en Allemagne, le 30 janvier 1933, et de recevoir les pleins pouvoirs du Reichstag, le 23 mars. Ses desseins de politique extérieure, et en particulier sa volonté de remettre en cause le traité de Versailles, sont connus, et si de Gaulle ne les évoque pas explicitement dans son article, le danger allemand occupe une place centrale dans son argumentation.
Selon de Gaulle, il est d’autant plus urgent d’agir pour y faire face que l’outil militaire français s’est dégradé et que la doctrine d’emploi de l’armée est devenue obsolète.
La démonstration débute par la question de la couverture de la frontière du Nord-Est que l’officier juge défaillante. Elle se poursuit par un développement sur la technicité croissante des armées, en particulier avec l’importance cruciale des blindés. Elle s’achève par la double nécessité, dans le nouveau contexte international, de pouvoir surprendre l’ennemi et se projeter à l’extérieur, grâce à des unités d’élite. Si de Gaulle ne va pas jusqu’à réclamer l’abandon du système de l’armée de masse, tout conduit donc, selon lui, à la nécessité de le doubler, en créant une véritable armée de métier. « Voici venu le temps des soldats d’élite et des équipes sélectionnées », écrit-il. Comme les forces de mer et de l’air en comptent déjà un grand nombre, l’effort devra porter prioritairement sur les forces terrestres.
L’article suscite l’intérêt et des questions des lecteurs, au point que l’auteur, qualifié de « collaborateur », par la revue, est invité à y répondre dans l’un des numéros suivants. En novembre, le quotidien chrétien démocrate L’Aube publie une série d’entretiens anonymes avec lui sur la professionnalisation de l’armée. L’en-tête évoque « l’opinion d’un de nos grands techniciens ».
S’il est promu lieutenant-colonel à ce moment-là, de Gaulle sait cependant que ses idées novatrices irritent en haut-lieu. I
l n’hésite cependant pas à aller plus loin.
Le 5 mai 1934, il publie chez son éditeur habituel, Berger-Levrault, un ouvrage qui reprend le titre, le plan et les grandes lignes de la démonstration de son article, Vers l’armée de métier. Le livre reçoit un accueil très mitigé, avec des comptes rendus favorables dans les journaux et les revues de droite et du centre, mais il provoque une levée de boucliers à gauche, Léon Blum en tête, car Charles de Gaulle est accusé de remettre en cause le principe de la nation armée. Il est également vivement critiqué au sein même du haut commandement qui l’accuse de briser l’unité de l’armée. Devenu ministre de la Guerre, Pétain fait attaquer son ancien protégé par des plumes célèbres.
Cependant, de Gaulle a atteint son objectif de diffuser largement ses idées et de provoquer un débat. Il fait alors la connaissance de l’ancien ministre et député Paul Reynaud qui accepte de se faire son porte-parole dans les milieux politiques. La suite est bien connue… Il n’est pas anodin de noter que tout est parti de ce grand article.