La théorie des contrats incitatifs nous permet d’apporter un éclairage économique, de mieux comprendre la complexité des relations contractuelles et d’expliquer pourquoi les sources d’inefficacité y sont réelles et permanentes. Est-ce que le type de propriété peut jouer un rôle pour résoudre ces difficultés ? La théorie n’apporte pas de réponse définitive à cette question. En effet l’entreprise publique et l’entreprise privée régulée font chacune face à des sources d’inefficacité différentes mais bien réelles. La recommandation qu’on peut tirer de cette analyse est que les participants à la concession doivent consacrer leurs efforts à bien caractériser les paramètres contractuels.
Quelles réponses un économiste peut-il apporter à la question posée en titre qui paraît de prime abord éminemment juridique ? Cette question suggère en effet qu’il serait inexorable qu’en concédant, on aboutisse de facto à privatiser, c’est-à-dire à une modification voire une expropriation des droits de propriété, soit une question juridique. Toutefois, comme il s’agit ici de concession ou de délégation de service public, du coup la question est aussi politique en ce qu’elle insinue que le contrat de concession n’aurait comme issue que la perte pour l’autorité politique des bénéfices de la propriété publique. D’aucuns prétendent que cette issue est inéluctable, ce qui a depuis longtemps nourri un vif débat politique entre partisans et adversaires des différentes formes de concession ou de délégation1.
Les contrats de concession de travaux ou de services publics n’entraînent pas légalement de transfert de propriété, puisque, par définition, leur seul objet est de préciser les termes par lesquels une autorité concédante confie soit la réalisation ou l’exploitation de travaux, soit la prestation ou la gestion de services à un ou plusieurs opérateurs (les « concessionnaires ») selon différentes modalités et formes de rémunération ou de compensation.
De transfert de la propriété publique de l’ouvrage ou du service concerné par la concession, il n’en est pas question dans le contrat de concession.
Alors poser la question qui fait office de titre de cet article revient à se demander si le concessionnaire qui assure les travaux ou services ne dérogerait pas inéluctablement de ses droits et obligations tels que définis dans le contrat de concession, et agirait de facto comme une entreprise privée. Autrement dit le concessionnaire ferait fi des règles ou des réglementations imposées par l’autorité concédante et se comporterait comme un monopole non régulé.
La concession serait-elle inexorablement vouée à échouer à remplir son objectif principal qui est de fournir aux citoyens, aux administrés ou aux usagers des services ou des travaux d’intérêt général, collectif ou social, en évitant l’appropriation des rentes économiques ainsi générées au profit d’intérêts particuliers ? Le concessionnaire se comporterait comme une entreprise privée soumise à aucune contrainte soit parce que l’autorité concédante – le régulateur, le gouvernement, la collectivité territoriale, par exemple – n’est pas en mesure de contraindre l’entreprise à satisfaire à ses obligations contractuelles, soit parce que le concessionnaire a réussi à capturer l’autorité, c’est-à-dire à faire que ses propres objectifs privés deviennent ceux de l’autorité.
Pour éviter les risques d’appropriation des rentes à des fins privées dans le cadre d’une concession, il faudrait se tourner vers une entreprise à propriété publique pour la réalisation ou l’exploitation de travaux, ou pour la prestation ou la gestion de services publics, solution qui serait inefficace pour les partisans de la concession des travaux ou des services publics.
Le débat est très vaste et les économistes l’ont abordé extensivement2. Nous allons ici résumer ceux que disent les économistes sur deux sujets principaux : celui des mécanismes qui sont au cœur des contrats de concession et celui de la comparaison entre entreprise publique et entreprise privée régulée.
La théorie des contrats incitatifs
L’économie des contrats et des incitations, développée depuis le début des années 80, a permis d’enrichir considérablement les connaissances sur la meilleure manière d’organiser les relations entre, d’une part, l’autorité publique qui décide de la réalisation d’un projet ou d’un service (ou les sociétés de projet ou agences publiques chargées de la mise en œuvre de ces projets ou services), et, d’autre part, les différentes entreprises choisies et contrôlées directement ou indirectement pour réaliser concrètement ces projets ou services.
Les scientifiques impliqués dans ces débats sont unanimes sur la nature des frictions qui surviennent dans les rapports contractuels entre l’autorité publique/la société de projet (appelée le principal dans la littérature), et l’entreprise privée en charge de la construction des ouvrages (l’agent). D’une part, le principal souffre d’un déficit informationnel par rapport à l’agent dans le sens où ce dernier a une meilleure connaissance de ses propres capacités productives et des spécificités techniques de l’ouvrage à construire ; les efforts investis par l’agent pour résoudre les défis techniques rencontrés sont également imparfaitement observés par le principal. En d’autres termes, les relations contractuelles entre le principal et l’agent sont caractérisées par des asymétries d’information. D’autre part, le principal et l’agent sont confrontés, au moment de la signature des contrats, à une forte incertitude sur les changements de conception, susceptibles d’être importants, dans la réalisation des services et survenant après la signature du contrat et le début de la mise en œuvre ; ces changements peuvent être par exemple dus à des défaillances de conception ou de définition, à l’impact imprévu des conditions environnementales ou sanitaires et à des modifications des exigences réglementaires.
Dans un tel contexte, lorsque le principal souhaite introduire des incitations à la productivité en termes de coûts et de délais dans les contrats signés avec l’agent, les outils et solutions proposés par les économistes sont les suivants. L’outil qui permet de traiter le plus efficacement le problème de l’asymétrie d’information entre le principal et l’agent est l’appel d’offre concurrentiel au cours duquel le principal sélectionne l’entreprise la plus efficace en termes de coûts et de délais de construction. Ces appels d’offres doivent être ouverts à la concurrence la plus large sans biais d’aucune sorte, avec une spécification la plus précise des travaux ou des services à réaliser. Le projet doit alors être attribué à l’entreprise ayant le meilleur score en termes de coûts monétaires et de conditions de réalisation des services. L’entreprise gagnante peut recevoir des paiements incitatifs (ou subir des pénalités) pour avoir respecté (dépassé) les coûts et/ou les conditions annoncés.
Dans une relation contractuelle où les changements de conception et de définition des services sont de facto fréquents en raison des multiples aléas, le contrat de type prix fixe (PF3) n’est adapté que lorsque la demande de service du principal est simple (il s’agit alors d’un projet peu coûteux à élaborer ex ante) et caractérisé par des niveaux élevés de complétude de conception, c’est-à-dire une faible probabilité que des adaptations ou des renégociations ex post soient nécessaires. En effet cette formule, en cas de niveaux élevés de risque, amène les candidats aux appels d’offre à intégrer des primes de risques proportionnées de leurs points de vue aux risques possibles. En revanche, des projets plus complexes gagnent à être développés avec l’aide de procédures de négociations directes avec les candidats, en utilisant des contrats de type coût du service (CS) car celles-ci apportent une information complémentaire au principal, permettant de mieux cerner et valoriser les risques possibles. Ce type de contrat est très peu incitatif dans la mesure où l’agent bénéficie d’un remboursement total de ses coûts réels, mais il est aussi accompagné de faibles niveaux de complétude de conception, c’est-à-dire, par une forte probabilité que des adaptations ex post soient nécessaires. Cette technique fait reposer sur le principal les risques de réalisation et n’incite pas l’agent à des gains de productivité. Elle entraîne également des coûts de transaction élevés pour le principal qui se trouve obligé de consacrer des ressources significatives pour valoriser les aléas de la manière la plus équitable possible.
Dans la réalité de la quasi-totalité des contrats de concession, l’enjeu pour le principal est donc de déterminer un juste compromis entre fournir des incitations à la réduction des coûts ex ante et éviter les coûts de transaction ex post créés par une renégociation coûteuse pour limiter les comportements opportunistes de l’agent.
Les coûts et bénéfices à considérer dans ce compromis sont les suivants : d’une part, un contrat très incitatif comme le contrat PF garantit un effort de productivité élevé de la part de l’agent et des coûts de gestion ex post faibles. En revanche, il impose des coûts de conception du projet ex ante élevés, et des coûts de suivi importants pour le principal. Il s’agit d’un type de contrat peu flexible au changement et qui présente des risques élevés de conflit entre le principal et l’agent. D’autre part, un contrat peu incitatif comme le contrat CS est très flexible au changement mais est susceptible d’entraîner une hausse des coûts de construction ex post en encourageant éventuellement les dérives opportunistes. Il se contente de coûts de conception du projet ex ante faibles, et impose des coûts de suivi importants pour le principal.
Le rôle de la propriété
Ce bref résumé de la théorie des contrats incitatifs indique juste que l’éclairage économique permet de mieux comprendre la complexité des relations contractuelles et d’expliquer pourquoi les sources d’inefficacité sont réelles et permanentes. Est-ce que le type de propriété peut jouer un rôle pour résoudre ces difficultés ? La théorie répond plutôt par l’expectative : il est en général impossible de conclure à l’efficacité relative à la réduction des coûts économiques et sociaux de l’entreprise publique par rapport à l’entreprise privée régulée4.
Laissons de côté les questions de différences intellectuelles et culturelles des gestionnaires des entreprises publiques et privées comme explication des différences d’efficacité respectives des entreprises publiques et privées pour ne regarder que les aspects institutionnels. Quelle est la crainte du manager de l’entreprise publique ? Il peut être forcé d’utiliser les efforts et les investissements fournis pour assurer l’efficacité de l’entreprise à d’autres fins comme la défense de l’emploi local ou la relocalisation des activités industrielles sur le territoire national. Il n’est pas impossible que ces autres objectifs ne soient pas inefficaces du point de vue social, mais ils constituent une inefficacité pour l’entreprise publique, qui est inhérente à la propriété publique.
Ce risque est en principe absent dans le cas de l’entreprise privée régulée. Celle-ci cependant fait face aussi à une source d’inefficacité de part son type de propriété. Elle peut en effet souffrir de conflits d’intérêt entre les propriétaires privés et l’État ou l’autorité publique qui la régule, chacun cherchant à réaliser ses propres objectifs sans mesurer l’impact négatif que leur réalisation peut avoir sur les objectifs des autres. Par ailleurs les gestionnaires des entreprises privées régulées porteront leurs efforts là où ils ont le plus de chance d’en recueillir les fruits, ce qui n’est pas nécessairement dans l’intérêt de l’entreprise.
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De ces quelques lignes qui s’appuient sur la littérature économique, la première leçon qu’on devrait tirer est que le type de propriété n’est pas en lui-même la source des enjeux économiques derrière les contrats de concession entre une autorité publique et des opérateurs. C’est bien toutes les autres dimensions – durée du contrat, type de service, multiplicité des parties au contrat, niveau de risque, incertitude sur les coûts et la demande, etc, qui conditionnent la réussite d’un contrat de service public, et ce n’est pas un type de propriété plutôt qu’un autre qui sera à même de répondre à tous les enjeux de la complexité des contrats de concession.
Marc Ivaldi
Directeur d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
Toulouse School of Economics
- Dans la sphère privée, la concession est un contrat commercial par lequel le « concédant » octroie à un « concessionnaire » une exclusivité temporelle et/ou géographique pour vendre des marchandises ou des prestations de service sous la marque du concédant. L’équivalent de la privatisation dans ce cas correspondrait à un détournement – sous une forme ou une autre – par le concessionnaire de la marque du concédant pour son propre profit. ↩
- Pour un livre de référence, voir J.-J. Laffont and J. Tirole, A Theory of Incentives in Procurement and regulation, Cambridge, Mass : The MIT Press, 1994. Voir aussi J.-J. Laffont and D. Martimort, The Theory of Invcentives – The Principal-Agent Model, Princeton University Press, 2002. ↩
- Dans ce type de contrat, l’agent supporte entièrement ses coûts d’exploitation. Il reçoit en contrepartie un montant forfaitaire anticipé qui est supposé garantir l’équilibre financier de son activité. Tout dépassement des coûts anticipés est alors à la charge de l’agent, ce qui lui fournit de très fortes incitations pour exercer le niveau d’effort qui garantit une réduction des coûts optimale. Ce type de contrat fait donc supporter à l’agent les incertitudes de la réalisation du service et l’amène donc à intégrer une prime de risque au moment de la présentation des offres et exige de la part du principal des coûts de transaction importants pour assurer la spécification ex ante la plus précise possible des services à effectuer. ↩
- L’entreprise publique appartient à l’État qui assure à la fois la réglementation externe de l’entreprise sur ces marchés de produits et le contrôle interne des ressources et des processus de production. Dans le cas de l’entreprise régulée, le secteur privé dispose de la propriété privée et à ce titre assure toutes les fonctions de contrôle de gestion, l’État assurant la réglementation externe. Notons que cette définition de l’entreprise privée régulée pourrait s’appliquer de facto à tout entreprise puisque l’État, d’une manière ou d’une autre, intervient sur tous les marchés. Ici une entreprise privée régulée est une entreprise privée qui a un contrat explicite avec l’État. ↩