Dans cet article, le professeur Roger Koudé s’interroge sur l’importance de la solidité des institutions dans la vie politique d’une Nation.
C’est par une formule particulièrement forte, qui résume à elle seule parfaitement toute la raison d’être de l’État et sa mission, que Jean-Jacques Rousseau commence son fameux ouvrage intitulé Du contrat social : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution » (Du contrat social, Paris, Flammarion, 2001, p. 56).
En effet, le contractualisme fait de l’État une institution rationnelle au service de tous les associés. En tant que tel, son fonctionnement se doit d’être également rationnel pour le bien commun. Pour autant, il n’est pas exclu qu’un État même démocratique bascule dans un fonctionnement irrationnel, notamment lorsqu’un individu et/ou un groupe d’individus au comportement irrationnel s’emparent des leviers de cet État.
C’est visiblement ce qui est arrivé aux États-Unis d’Amérique avec Donald Trump au cours des quatre années de son mandat à la tête de ce grand pays. C’est au travers de telles conjonctures que l’on se rend compte véritablement de l’importance pour un État de se doter d’institutions qui soient à la fois justes, robustes et fonctionnelles, comme gage d’efficacité et de stabilité.
C’est sans doute également l’un des nombreux enseignements à tirer de ce qui est arrivé aux États-Unis, qui ont frôlé le pire avec la prise du Capitole le 6 janvier 2021.
Certes, cet événement inimaginable a montré la vulnérabilité de la démocratie américaine, qui est pourtant l’une des plus anciennes et des consolidées au monde. Mais, en même temps, ce même événement aura permis de se rendre à la nette évidence que la démocratie américaine avait les moyens nécessaires pouvant lui permettre de faire face à toute épreuve, grâce justement à des institutions justes dont on a pu mesurer la robustesse ainsi que l’efficacité.
Le nouveau président américain, Joe Biden, le rappellera d’ailleurs dans son discours d’investiture le 20 janvier dernier : « […] nous nous tenons ici, quelques jours seulement après qu’une foule d’émeutiers a cru pouvoir, par la violence, brimer la volonté du peuple, stopper l’œuvre de notre démocratie et nous chasser de ce lieu vénéré. Cela ne s’est pas produit. Cela ne se produira jamais. Ni aujourd’hui. Ni demain. Ni jamais ».
En effet, le président sortant Donald Trump, qui est loin d’être un adepte de la démocratie, n’aura ménagé aucun effort pour saper les fondements mêmes de ce système politique si vénéré aux États-Unis. Donald Trump contestera jusqu’au bout la victoire pourtant nette de son adversaire, notamment par :
– La multiplication d’allégations de fraude électorale, suivie de multiples dépôts plaintes qui ont toutes été déclarées infondées ;
– La tentative récurrente de discréditer et de délégitimer le choix pourtant sans ambiguïté des Américains, qui ont opté pour une alternance démocratique après un mandat trumpiste caractérisé par l’extravagance, la violence et la volonté de diviser le peuple ;
– Les pressions diverses et les menaces sur des élus et d’autres responsables institutionnels ;
– Le recours, in fine, à la violence avec la prise du Capitole le 6 janvier par une foule de partisans surendoctrinés, etc.
Mais tout cela n’aura pas suffi pour abattre la démocratie américaine et ses institutions qui se sont révélées d’une grande solidité, mettant ainsi en échec cette tentative un peu grossière de déstabilisation.
Ce qui précède montre que si, a contrario et par malheur, le comportement irrationnel des dirigeants d’un État coïncidait avec des institutions fragiles, corrompues et dysfonctionnelles, la catastrophe serait non seulement inévitable mais elle serait complète. Ainsi en a-t-il été du fonctionnement irrationnel d’Hitler et des nazis, de Slobodan Milosevic et des suprématistes serbes, de Saddam Hussein et des apologistes du « Grand Irak », etc., qui ont conduit leurs pays respectifs à la catastrophe. Et ces pays resteront à jamais marqués par les pertes incommensurables consécutivement aux comportements irrationnels de leurs dirigeants précités.
Des institutions fortes plutôt que des hommes forts !
Défendant l’idée que les peuples n’avaient pas besoin de dirigeants forts mais plutôt d’institutions fortes et justes, l’ancien président des États-Unis Barack Obama est sans équivoque : « Notre salut ne vient pas d’un seul grand dirigeant extraordinaire qu’il faut suivre aveuglément, mais plutôt d’une citoyenneté bien informée à laquelle nous participons tous. Nous avons tous des responsabilités pour rendre la société meilleure ».
L’histoire ne manque pas d’exemples pour donner raison à l’ancien locataire de la Maison-Blanche qui a bénéficié de la confiance de ses compatriotes à deux reprises et qui avait une cote de popularité de 60% à son départ (janvier 2017), figurant ainsi en haut de tableau des présidents en fin de mandat, juste derrière Bill Clinton (66 % en janvier 2001) et Ronald Reagan (64 % en janvier 1989).
L’un des exemples historiques les plus éloquents, qui corroborent le propos précité de Barack Obama, est sans doute celui de l’ex-Yougoslavie. En effet, le « Pays des Slaves des Sud » (Jugoslavija) avait un homme plus que fort, en la personne du Maréchal Josip Broz Tito qui avait dirigé ce pays d’une main de fer pendant plus de trois décennies (du 29 novembre 1945 au 4 mai 1980).
Mais, visiblement, l’ex-Yougoslavie n’avait pas des institutions suffisamment fortes pour survivre au Maréchal Tito. Finalement, le déclin physique de Tito a coïncidé nettement avec le déclin inévitable de l’Ex-Yougoslavie, plongée aussitôt dans des affrontements perpétuels entre les élites ethniques. Cette guerre ethnique de succession mènera à la catastrophe des années 1990, avec les conséquences que l’on sait…
De même, le Maréchal Mobutu qui était présenté comme l’homme fort du Zaïre (actuellement République démocratique du Congo) n’était en réalité qu’un tyran qui aura saigné à blanc son pays et mis en péril les institutions de l’État, comme en témoignent entre autres les revers militaire successifs subis par l’armée nationale zaïroise et la débâcle finale de mai 1997 qui a fait s’effondrer en quelques jours un système pourtant vieux de 32 ans !
A la différence des présidents Tito et Mobutu, le président Nelson Mandela qui disait être un simple serviteur de son peuple s’était employé à réconcilier son pays qu’il savait miné par plusieurs décennies d’apartheid. Nelson Mandela a engagé l’Afrique du Sud dans un processus transitionnel inclusif qui a permis de doter ce pays d’institutions justes, crédibles et robustes, voulues par la majorité des Sud-africains de toutes les communautés. Conformément à la vision des Founding Fathers, avec à leur tête Nelson Mandela, le peuple sud-africain a armé institutionnellement la « Nation-arc-en-ciel » pour faire face à n’importe quelle crise politique.
La fin de mandat chaotique du président Jacob Zuma aura été une rude épreuve et un test pour la jeune démocratie sud-africaine. En effet, outre le système de corruption généralisée qu’il avait méthodiquement entretenu tout au long de ses deux mandats, Jacob Zuma avait ouvertement menacé de faire descendre dans la rue les redoutables guerriers zulu s’il était contraint à la démission. Mais, comme pour les États-Unis avec Donald Trump, les institutions sud-africaines ont témoigné d’une grande solidité et d’une efficacité qui ont permis de préserver la démocratie sud-africaine, avec une transition pacifique après le départ forcé de Jacob Zuma. Il est à noter que comme Donald Trump, Jacob Zuma se sera absenté de la cérémonie d’investiture de son successeur Cyril Ramaphosa.
L’expérience de la fameuse lutte contre le communisme et autres menaces internationales
Il sied de rappeler qu’au nom de la lutte contre le communisme, les démocraties occidentales avaient soutenu parfois sans discernement des dictatures comme celles de Pinochet au Chili, de Mobutu au Zaïre et même le régime raciste d’apartheid en Afrique du Sud.
La suite est bien connue : non seulement ces soutiens ont été systématiquement détournés à des fins de répression contre les peuples de ces États, mais tout cela était souvent contraire aux valeurs de démocratie, de liberté et de droits de l’homme que les démocraties occidentales ont toujours prôné dans leurs discours et leurs positionnements à l’international.
De même, le soutien sans discernement au régime de Saddam Hussein, par exemple, s’est révélé dangereux pour la paix et la sécurité de toute la région du Proche et du Moyen-Orient. En effet, après avoir engagé son pays dans une guerre particulièrement dévastatrice et à l’issue incertaine contre son voisin iranien, mis à genou son peuple dont une partie sera d’ailleurs exterminée aux gaz de combat (les massacres de Halabja du 16 mars 1988 où environ 5. 000 Kurdes, en majorité des femmes et des enfants ont été tués), ruiné l’État irakien qu’il prétendait incarner, Saddam Hussein n’hésitera pas à envahir et à annexer purement et simplement le Koweït voisin.
Le maître de Bagdad, qui se voyait déjà en des personnages historiques et célèbres comme Nabuchodonosor de Babylone, Hâroun ar-Rachîd ou encore Ṣalāḥ ad-Dīn Yūsuf, n’hésitera non plus à se retourner contre ses propres soutiens, notamment les pays arabes et occidentaux, tout en menaçant régulièrement Israël avec ses fameux missiles Scud.
En définitive, les soutiens internationaux apportés non pas à l’État irakien qui en avait besoin mais à un homme fort au comportement imprévisible auront contribué in fine à rendre encore plus instable une région déjà traditionnellement soumise à de hautes turbulences. L’initiative unilatérale des États-Unis, avec l’Administration Bush, de mettre le Raïs Saddam Hussein hors d’état de nuire dans la région fut non seulement bien tardive mais absolument contraire au droit international.
De tout ce qui précède, il sied de rappeler qu’il est judicieux et plus sûr pour les nations démocratiques de fonder systématiquement leurs partenariats à l’international sur des valeurs fondamentales et universelles, seul gage de crédibilité, de sécurité et de durabilité de ces partenariats, plutôt que sur des intérêts conjoncturels et surtout personnels qui ne peuvent être qu’éphémères. Assurément, l’histoire regorge d’exemples d’hommes forts assis sur des institutions corrompues, injustes et fragiles qui ont préparé leurs sociétés à des catastrophes futures.
Le discours de justification et/ou d’apologie d’hommes forts est une escroquerie politico-intellectuelle doublée d’un mépris pour les peuples.
Le discours de justification et/ou d’apologie d’hommes forts irremplaçables est le prototype même de l’incohérence intellectuelle, du mépris de l’intelligence humaine et d’affront aux peuples. Sinon, quel homme politique serait digne de porter le képi du général De Gaulle en France, se serait mis dans le fauteuil de Nelson Mandela en Afrique du Sud ou aurait la prétention de succéder à l’immense Churchill en Grande-Bretagne ?
Certes, il est tout à fait raisonnable de défendre l’idée que tel ou tel autre homme politique est le mieux placé pour faire face aux défis de l’heure. Mais serait-il pour autant un irréfutable et irremplaçable Moïse descendu du Mont Sinaï avec les Tables de la Loi entre les mains ?
C’est pourquoi la lutte légitime contre le terrorisme et autres fléaux qui menacent la sécurité internationale ne devrait pas consister à faire passer par pertes et profits la démocratie et l’État de droit. Simplement parce que c’est d’abord dans la force des institutions justes et crédibles que réside durablement la capacité de toute société à faire face aux menaces intérieures et extérieures, quelles qu’elles soient.
In concreto, parler d’institutions justes, crédibles et efficaces revoie aux éléments fondamentaux suivants : la démocratie inclusive, l’État de droit dans toute sa rigueur, des contre-pouvoirs solides, l’encadrement et le contrôle effectif de l’action publique, l’indépendance et la bonne administration de la justice, la vigilance citoyenne au travers d’une société civile compétence et organisée, le rôle primordial des médias, etc.
D’ailleurs, il est tout à fait valable de soutenir que le terrorisme et toutes les autres formes de menaces à la stabilité des sociétés seront plus facilement mis en échec si chaque citoyen se sent responsable et gardien de la res publica. Or, pour que chaque citoyen se sente responsable et gardien de la res publica et de ses institutions, celles-ci doivent non seulement être justes et efficaces, mais elles doivent aussi être l’expression de la volonté du peuple et être animées par des dirigeants librement choisis par lui en tant que seul souverain.
Ainsi que l’a défendu avec conviction Francis Fukuyama dans son célèbre ouvrage intitulé La fin de l’histoire et le dernier homme (Flammarion, Paris, 1992), l’aspiration à la démocratie fait partie des aspirations naturelles de tous les hommes et de tous les peuples et est marquée, pour ainsi dire, du sceau de l’universalité. N’en déplaise aux tenants du racisme culturaliste pour qui certaines sociétés ne seraient pas suffisamment mûres pour accéder à la démocratie.
A en croire ces idéologues condescendants et parfois paternalistes, la démocratie serait un privilège réservé à quelques peuples qui auraient atteint un certain degré de maturité politique ! Disons-le sans détours : l’idée que selon laquelle certaines sociétés ne sont pas suffisamment mûres pour se gouverner démocratiquement est non seulement intrinsèquement fausse intellectuellement mais elle représente la forme la plus avancée et la plus subtile du racisme.
Dès lors, il se comprend que la seule manière pour les sociétés démocratiques de se comporter de façon digne et acceptable à l’égard des peuples en lutte pour leur liberté est de considérer non seulement que leurs aspirations à la démocratie sont légitimes mais qu’elles s’inscrivent dans un processus universel pour un monde meilleur. Aussi, à défaut de soutenir les aspirations de ces peuples en lutte pour leur liberté (et ils sont malheureusement encore bien nombreux à travers le monde, plus de sept décennies après l’adoption de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme), l’élégance et la décence commandent de s’abstenir de tout soutien à leurs oppresseurs.
Roger KOUDE
Professeur de Droit international
Titulaire de la Chaire UNESCO « Mémoire, Cultures et Interculturalité » à l’Université catholique de Lyon (UCLY)