Au carrefour de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, la situation du Liban en faisait autrefois un lieu d’échange privilégié et un foyer culturel majeur. Mais les dégats infligés par les conflits politiques et religieux, un certain manque d’intérêt de la part des autorités et une urbanisation galopante menacent le patrimoine historique et archéologique du pays.
XIXe siècle : découverte archéologique de la Phénicie
Coincé entre la Turquie, la Syrie, la Jordanie et, depuis quelques décennies, Israël, le Liban en tant qu’État n’existe que depuis un siècle, depuis la concession à la France par la Société des Nations du mandat sur la Syrie et le Liban en 1920, suite au démantèlement de l’Empire Ottoman. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, son histoire, comme celle de pratiquement tout le Levant, se confondait avec celle de l’Antiquité tardive de la Méditerranée orientale, telle que la décrivaient les voyageurs occidentaux comme Louis-François Cassas, Jean de Laroque, Gérard de Nerval ou Alphonse de Lamartine : le Bilad el-Cham, la Grande Syrie. Deux caractéristiques en faisaient toutefois une zone à part : les cités de la façade méditerranéenne, dont les noms semblaient directement issus de l’Histoire. Byblos, Beyrouth, Sidon et Tyr renvoyaient au monde classique, dont on voyait encore sur place des vestiges que la culture européenne rattachait sans difficultés aux textes des auteurs anciens, d’Homère aux géographes grecs et romains, sans avoir la moindre idée des racines plus profondes des civilisations levantines. On pourrait dire que seule la surface était alors entr’aperçue.
Les affrontements des grandes puissances européennes au sortir de la Révolution française, surtout leurs appétits de territoires susceptibles de constituer des empires coloniaux les ont conduites à chercher à mieux connaître les mondes de la Méditerranée et de l’Afrique. C’est ainsi que sont lancées des expéditions autant militaires que scientifiques, dont l’objectif est avant tout de s’attaquer à la Sublime Porte : l’expédition d’Égypte et de Syrie en 1798, puis, plus tard, l’expédition de Morée, en 1826, d’Alger en 1830, pour ne prendre que ces exemples.
C’est ainsi que la fin du XVIIIe siècle, et, surtout, la première moitié du XIXe voient se développer les études orientales, avec la création, en 1795, de l’École pratique des hautes études.
Dans le même temps, le Collège de France crée une chaire de persan, puis de sanscrit et d’arabe. L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres compte alors parmi ses membres les principaux orientalistes français et contribue pour beaucoup à ces créations ; la Société asiatique voit le jour en 1822, année du déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens par Jean-François Champollion.
Ces sciences nouvelles ont besoin de données issues du terrain ; la seconde moitié du XIXe siècle voit ainsi se développer des fouilles, conduites par les consuls mis en place par les puissances européennes, dont la France, dans le Proche et le Moyen-Orient, puis à travers le dispositif des grandes écoles françaises, Athènes, Rome, puis le Caire, et des grandes expéditions scientifiques, comme la franco-toscane, dirigée par Champollion et Ippolito Rosellini, ou celle qui conduit Richard Lepsius jusqu’au Soudan.
Dans ce grand mouvement, le Liban, n’ayant pas d’existence politique propre, noyé qu’il est dans l’Empire Ottoman, semble le parent pauvre, malgré des entreprises comme l’Essai sur la topographie de Tyr, publié en 1843 par J. de Bertou ou les fouilles commanditées par Aimé Peretié pour le compte du consulat de France, qui ont permis d’exhumer, en 1855, le sarcophage d’Eshmounazar, ou encore la collection amassée par la famille Durighello de 1850 à 1920, à laquelle le Louvre doit, entre autres, le fonds Louis de Clercq. La côte levantine reste, globalement, le pays des Phéniciens, dont l’identité, l’origine et le floruit sont alors flous, tout autant que sa relation supposée avec Canaan et le monde de la Bible.
C’est pour répondre à ces questions qu’Ernest Renan propose, dans un mémoire qu’il présente à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le 9 octobre 1857, Mémoire sur l’origine et le caractère véritable de l’histoire phénicienne qui porte le nom de Sanchoniathon, d’entreprendre des fouilles sur place. Trois ans plus tard, Napoléon III lui donne les moyens de cette expédition, qu’il entreprend en compagnie de sa sœur Henriette. Même s’il faut voir là l’influence de la toute puissante Hortense Cornu, l’amie d’enfance du souverain, les massacres de chrétiens au Liban et à Damas en 1860 accélérèrent certainement les opérations. Quoi qu’il en soit, le corps expéditionnaire français apporte à Ernest Renan un soutien logistique bienvenu.
De fin octobre au printemps 1861, il conduit quatre campagnes de fouilles : à Byblos, Amrit et Arwad, Sidon et Tyr. Le corps expéditionnaire français se retire à l’été 1861 : les fouilles s’arrêtent et Ernest Renan, dévasté par la mort d’Henriette et atteint lui-même par la malaria, rentre à Paris en octobre 1861. Il rapporte un butin assez maigre : des reliefs, des stèles, des sarcophages anépigraphes, quelques inscriptions phéniciennes, grecques et égyptiennes, auxquels il convient d’ajouter la découverte et une première étude de la nécropole d’Amrith et de son sanctuaire. Même si le regard qu’il porte dans la relation de sa Mission de Phénicie, qui paraît en 1864, trahit la vision, qui restera longtemps dominante, d’une culture phénicienne pâle imitatrice de l’art classique, il n’en reste pas moins que les études phéniciennes sont désormais lancées.
Paradoxalement, leur essor premier est freiné par Ernest Renan lui-même, convaincu par le voyage fait en compagnie d’Henriette en avril 1861, du Mont Carmel à la vallée de l’Adonis et Baalbek, en passant par les grands sites de la Bible, Haïfa, Naplouse, Jérusalem, Hébron, Jaffa, Nazareth, Tibériade, d’y voir le terreau dans lequel s’est développé le christianisme. À peine de retour dans l’arrière-pays de Byblos, dans la petite maison qu’il occupe à Ghazir, dans la montagne, il entreprend d’écrire La vie de Jésus, premier volume de l’Histoire des origines du christianisme, dont la rédaction l’occupera pendant une vingtaine d’années, de 1863 à 1883. Rien ne saurait mieux définir son propos que la lettre qu’il écrit alors à son ami Marcellin Berthelot, qui sera l’année suivante le promoteur de son élection au Collège de France : « J’ai réussi à donner à tout cela une marche organique, qui manque si complètement dans les Évangiles. Je crois que pour le coup on aura sous les yeux des êtres vivants, et non ces pâles fantômes sans vie : Jésus, Marie, Pierre, etc., passés à l’état abstrait et complètement typifiés. J’ai essayé, comme dans la vibration des plaques sonores, de donner le coup d’archet qui range les grains de sable en ondes naturelles. »
Le monde phénicien passe au second plan, derrière la tempête que déchaîne la démarche d’Ernest Renan. Élu, en effet professeur d’hébreu au Collège de France en 1862, à la chaire occupée précédemment par Étienne Quatremère, il est suspendu, à peine quelques jours après avoir prononcé sa leçon inaugurale pour « injure à la foi chrétienne ». Il décide alors de publier sa Vie de Jésus, rapportée dans ses cartons du Liban. Le succès est immense, à la hauteur de la polémique qu’il déclenche, opposant frontalement tenants d’une histoire biblique désincarnée à ceux qui, au contraire, en cherchent les racines dans l’histoire et l’archéologie. L’archéologie du Liban en restera fortement et durablement marquée.
La mise en lumière des antiquités du Liban allume de nombreuses convoitises, à commencer par les États sous l’autorité de qui le pays est placé.
Au premier rang, se situe l’Empire Ottoman, qui, comme les autres puissances, alimente ses musées nouvellement créés. C’est ainsi que Théodore Makridi Bey, le découvreur d’Hattuša, entreprit la fouille de l’antique Sidon, « capitale », – en tout cas l’une des principales cités – phénicienne au milieu du deuxième millénaire av. J.-C., rivale de Tyr, Beyrouth et Byblos et, comme elles, grand port ouvert sur la Méditerranée orientale. Comme elles et leur semblable Ougarit, elle est florissante jusqu’au déferlement des peuples de la Mer au XIIe siècle, puis, après une phase de déclin, redeviendra florissante au milieu du premier millénaire av. J.-C.
Charles Clermont-Ganneau reprend le flambeau phénicien, faisant progresser de manière spectaculaire le dossier des inscriptions, apportant une très riche contribution au Corpus Insciptionum semiticarum créé par Ernest Renan, qui patronne également la création de la chaire d’épigraphie et d’antiquités sémitiques du Collège de France. Georges Contenau poursuit, sur le terrain, les travaux, essentiellement sur les nécropoles de Sidon. Interrompues par la guerre en 1914, les fouilles seront poursuivies par Maurice Dunand après 1945.
À Baalbek, les fouilles de Theodor Wiegand débouchent sur une première synthèse, publiée en 1905. Elles seront poursuivies plus tard, après la création, à la fin de 1929, du Service des Antiquités, par Henri Seyrig, directeur du nouveau Service, lui-même, tandis que l’émir Maurice Chéhab entreprenait la grande fouille de Tyr, et Maurice Dunand le dégagement de l’acropole de Byblos, qui se poursuivra sous l’autorité de Pierre Montet, puis de Jean Lauffray.
Néolithique et chalcolithique : une histoire encore méconnue
Jusqu’à l’entre-deux guerres, l’archéologie libanaise naissante est fortement marquée du double sceau de la Phénicie et de l’Antiquité classique. Le peu que le terrain laissait apparaître de l’époque du Bronze ancien et du chalcolithique est considéré comme de simples prolégomènes au floruit phénicien, sans qu’un véritable parallèle soit établi avec les autres cités portuaires de Méditerranée orientale, à commencer par la toute proche Ougarit. Pour ces époques plus lointaines, les recherches sont encore rares et ne permettent d’établir ni parallèles historiques, ni d’aller plus loin que la constatation de rencontres avec des cultures contemporaines, difficiles à relier entre elles en l’absence de témoignages historiques datables. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le développement des enquêtes archéologiques permettra des recoupements, fondés plus sur des analogies culturelles que sur une chronologie fiable. Une vaste enquête pluridisciplinaire, combinant sciences de la terre et sciences humaines, a été menée en ce sens par l’Académie des Sciences de Vienne à la fin du siècle dernier, essentiellement sur le Levant et le monde méditerranéen. Les résultats, toujours en cours de publication ne permettent guère d’aller plus loin que ce que donne la chronologie égyptienne.
C’est cette dernière, en effet, qui jette un peu de lumière sur l’histoire du Levant entre le néolithique et le chalcolithique. Les sources égyptiennes, mais aussi les artefacts égyptiens retrouvés au Levant, témoignent de relations politiques et commerciales remontant à la fin du quatrième millénaire. Le partenaire de ces échanges le mieux connu est sans conteste Byblos. La cité est, en effet, le débouché du commerce du bois d’œuvre, pins, cèdres et genévriers, exploité dans la montagne proche, et dont le premier acheteur est l’Égypte, qui est dépourvue des ressources forestières indispensables à son économie.
Ces échanges durent jusqu’à la première moitié du premier millénaire av. J.-C. Ils sont à l’origine de la forte coloration égyptisante de la culture giblite, mais aussi de celle d’Ougarit, ou, au sud, de Sidon. Non seulement les relations sociales, en particulier les attributs du pouvoir, ou à tout le moins leur iconographie, témoignent de cette forte influence, mais les cultes divins et funéraires en sont également fortement imprégnés.
Mais l’influence n’est pas à sens unique. L’Égypte en est également marquée : essentiellement dans les techniques de charpenterie de marine et l’art de la navigation, tant en direction du Levant que sur la mer Rouge. Les récentes découvertes des ports d’Ayn Soukhna, Wadi el-Jarf et Wadi Gawasis, sur la côte occidentale de la mer Rouge, révèlent clairement le monopole technologique levantin chez les Égyptiens, qui le mettent en œuvre sans y apporter de modification et le désignent en fonction de son origine.
Cette même relation permet de mieux comprendre aujourd’hui également les origines de ces Phéniciens qui avaient l’air d’apparaître comme par magie au début du premier millénaire av. J.-C., dans le sillage du premier alphabet ougaritique.
Leur nom figure dans les Annales de Thoutmosis III – XVIe siècle avant notre ère –, dans la campagne de l’an 42 où il est question, juste avant la prise d’Arqata, l’actuel Tell Arqa, à proximité de Tripoli dans le nord du Liban, des taou fenenkhou, c’est-à-dire du pays des charpentiers, des bûcherons. Ces Fenenkhou, ce sont ceux qui abattent les arbres, les bûcherons. Le substantif fenenkh désigne celui qui coupe et travaille le bois : aussi bien le bûcheron que le charpentier. Un autre document permet de rattacher les Fenenkhou aux princes du Liban. Dans le temple de Karnak, un relief de Séthi Ier, – première moitié du XIIIe siècle av. J.-C. – montre des personnage représentés en train de couper à coups de hache les arbres, dont ils retiennent les troncs à l’aide de cordes ; ils sont appelés ourou âaou nyou Remen, « les grands chefs du Liban ». Le terme Remen, qui devait se prononcer « Lemen », – le r servant ici à noter une liquide –, permet d’établir clairement l’équivalence, à l’époque, de la Phénicie et du Liban, – ce qui vient confirmer ce qu’indiquent les Annales de Thoutmosis III : même si les quatre cités de la côte, – Tyr, Sidon, Beyrouth, Byblos – apparaissent en tant qu’entités indépendantes dans les sources, elles sont regroupées dans la géopolitique égyptienne, à défaut d’être effectivement liées politiquement sur le terrain.
À côté de l’étymologie égyptienne, la plus ancienne connue, une pseudo-étymologie s’est développée, plus tard, dans les sources grecques : le terme φοῖνιξ, qui joue d’une polysémie remarquable, associant le fruit du dattier, l’oiseau mythique symbole de renaissance, la couleur de la pourpre, et jusqu’à l’invention de l’écriture, puisque les Grecs appelaient l’alphabet ionien τα φοινίκήϊα, considérant qu’il dérivait de l’alphabet phénicien. La correspondance des deux termes est assurée, entre autres, par le décret trilingue que Ptolémée IV fit publier après la bataille de Raphia en 217 av. J.-C., dans lequel le terme grec φοινίκη correspond à l’égyptien Fenenkhou et au démotique Kherou, tiré de l’ancien égyptien Kharou.
Si les cités du littoral levantin occupent une place prépondérante dans l’archéologie libanaise, elles ne traduisent toutefois pas toute la réalité du Liban actuel. Les sources égyptiennes elles-mêmes distinguaient les terres de l’intérieur, le hinterland montagnard, dont elles n’ignoraient rien des richesses agricoles, au point d’appeler la zone, depuis le début du troisième millénaire av. J.-C., khenty-she, c’est-à-dire « les terrasses, les Échelles ». Dans la fertile plaine de la Békaa, par exemple, il convient de mentionner le très important site de Kamid el-Loz, l’antique Kumidi, et son rôle au Bronze tardif dans les relations entre l’Égypte et le Levant, jusqu’à devenir capitale de région sous administration égyptienne à l’époque amarnienne (milieu du XIVe siècle av. J.-C.).
Plus au nord, dans le Akkar, à proximité de la moderne Tripoli, il convient de mentionner encore un site, épargné, lui, par les influences extérieures, du moins jusqu’à ce que le pharaon Thoutmosis III s’en empare et le détruise pour en faire une étape vers la trouée d’Homs. C’est le moderne Tell Arka, l’antique Irkata, l’un des rares sites du Liban à donner une séquence quasi ininterrompue, du Néolithique précéramique à l’époque hellénistique et médiévale.
Au total, l’archéologie libanaise oscille entre les vestiges d’époque hellénistique et romaine, avec le site phare de Baalbek, l’antique Héliopolis, dans la Bekaa, les grandes exploitations d’oléiculture de l’Antiquité tardive, qui ont pris le relai de l’exportation du bois très tôt, pratiquement dès que le principal client, l’Égypte, n’a plus eu les moyens de s’approvisionner dans les cités portuaires levantines, et la culture « phénicienne », rapidement devenue, elle aussi, un produit d’exportation.
Car les charpentiers du troisième millénaire se sont vus décrits, deux millénaires plus tard par les Grecs, devenus les maîtres du grand jeu en Méditerranée orientale, à la hauteur de la place qu’ils avaient su conquérir dans le commerce levantin, en particulier avec l’Égypte. Grands bénéficiaires de la disparition d’Ougarit, au XIIe siècle av. J.-C., ils essaiment dans tout le bassin méditerranéen, jusqu’aux Colonnes d’Hercule et créent leurs propres routes commerciales sur l’Océan. Semblables au phénix, ils renaissent sans cesse de leurs propres cendres, adaptant leur culture à celles des comptoirs qu’ils créent, jusqu’à être considérés par les Grecs, comme nous l’avons vu, comme les inventeurs de l’écriture, vecteur central du commerce, comme le trait d’union entre le Levant et leur propre monde.
De nos jours, le Liban souffre des mêmes maux que pratiquement toute la Méditerranée orientale.
Comme ses voisins, le pays est sous le poids des conflits politiques et religieux, qui le divisent encore un peu plus et contribuent à ravager son économie. Sur lui pèsent également aujourd’hui la menace sanitaire, – directement ou indirectement par la crise économique que la pandémie qui sévit depuis un an génère –, et les effets funestes d’un système politique qui favorise autant l’inefficacité que la corruption, l’une allant avec l’autre. Si la population vit aujourd’hui un véritable martyre, il en va de même du patrimoine historique du pays. Que l’on songe que la guerre civile qui a ravagé Beyrouth et, surtout, la reconstruction de la ville qui a suivi ont fait disparaître plus d’une centaine de sites archéologiques, seul fil d’Ariane permettant d’écrire l’histoire de cette cité, dont les racines remontent au moins au Précéramique. Les derniers vestiges du port antique, pour ne prendre que cet exemple, ont disparu dans les fondations de tours d’habitation. Il est à craindre qu’il n’en aille bientôt de même sur un autre site, classé lui aussi au patrimoine mondial : le port antique de Byblos, menacé par la construction d’un site balnéaire récréatif, au mépris de toute réglementation.
Nicolas Grimal
Historien, archéologue et égyptologue
Professeur du Collège de France
Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres