Écrivaine et poétesse, Vénus Khoury-Ghata est l’auteure d’une œuvre riche, alternant poésie et roman, couronnée de nombreux prix dont le grand prix de poésie de l’Académie française en 2009, le prix Goncourt de la poésie en 2011 et le prix Renaudot du Livre de Poche en 2015. La catastrophe du 4 août dernier lui a inspiré ce poème.
Tu ne te nourris plus depuis le quatre août
Ta dernière baguette de pain remonte à plusieurs jours
À découper à la hache comme le marronnier rongé par une bactérie
Ses feuilles tremblent à la vue d’un brancard
Les hommes en blanc se dirigent vers ta porte
Vont-ils t’évacuer du même geste que les pierres de la ville démantelée
Les frontières se diluent dans ta tête
Tu es ici et à Beyrouth en même temps
Tu fais partie des égarés sous une terre soucieuse de remplir
Son vide avec des objets, des hommes, des femmes, des enfants
Les avale sans les mâcher
Les disparus, dit-on, c’est des soleils couchants
Ils réapparaissent le lendemain
Phrase qui passe de bouche en bouche mais personne n’y croit
Ta voisine de palier, une survivante du goulag,
Frappe des grands coups à ta porte
Elle a appris pour ton pays et tient à te présenter ses condoléances
Combien de morts dans ta famille ?
Quand vas-tu les enterrer ?
Tu peux compter sur elle pour garder la chatte
Les voisins c’est fait pour ça
Les images des déterrés défilent en boucle sur les chaînes de télévision
Les commentateurs font de la surenchère
Deux cents morts, six mille blessés, des centaines de disparus
Que d’autres creusent
Tes mains devenues pierreuses avec l’âge
La pierre ne peut creuser la pierre
Tu ajouterais tes bras aux leurs
Si tu n’avais pas une chatte à nourrir
Une page à écrire
Un carré d’herbes aromatiques à arroser
Si gourmands en eau : le thym, la sauge et la coriandre d’Anatolie
Tu troquerais volontiers ton balai contre une pioche, une pelle
Reconstruirais la ville de ton enfance
Sans ciment, sans fer, sans fil à plomb
Tu ne te déplaces plus que dans ton sommeil
La rue qui longe ton jardinet
Débouche sur Beyrouth
Disait ton rêve de cette nuit
Rue non mentionnée sur les cartes
La poignée de terre jetée par-dessus l’épaule
Garantit le retour
La même voisine d’hier te conseille d’allumer la télé
« Tous morts comme au goulag »
« Tous », insiste-t-elle
Pour toi
Un seul homme est mort et la vie s’est arrêtée
« Que fais-tu le 4 août à cinq heures de l’après-midi ? »
Je tuais des limaces qui mangent mon basilic
Arrachais le lierre qui étranglait le rosier
Appelais ma chatte partie avec un bâtard noir comme l’enfer
« Qu’as-tu fait après le retour de la chatte ? »
J’ai regardé la télé comme tout le mondeLa caméra s’attardait sur les meubles des morts arrachés aux décombres
La tristesse a rétréci Beyrouth sur les pages des journaux
La lune qui éclaire les ruines est un visage sans traits
Un chien lui crie dessus
Où dormiront cette nuit les 300 000 sans logis ?
Y a-t-il assez de places dans les cimetières pour abriter les morts ?
Y a-t-il assez de bras pour redresser la ville à genoux ?
Quelles mains essuieront les larmes des mères et des pierres ?
Vénus Khoury-Ghata