En 1972, José Bové participe à la révolte non-violente contre l’extension du camp militaire du Larzac. Depuis, l’ancien député européen prône le combat pacifique et dénonce la spirale de la violence qui détourne très souvent les mouvements sociaux de leurs revendications initiales, les délégitime et permet ainsi à l’État de ne pas répondre à leurs exigences de fond tout en organisant la répression. Dans l’interview qu’il nous a accordé, il revient également sur la verticalité du système politique, qui rend difficile le débat, et sur l’absence de pensée critique à l’égard de la technique.
Revue Politique et Parlementaire – La société vous paraît-elle plus violente aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a quelques années ?
José Bové – Le projet d’extension du camp militaire du Larzac, qui fête aujourd’hui ses cinquante ans, a été le début de mon combat. À cette époque, mais c’était déjà le cas depuis le début de la Ve République, la question du débat public, du débat citoyen ne se posait pas. La seule règle qui prévalait c’était le Code de l’expropriation. Même si les personnes concernées constituaient d’importants dossiers, rien ne se passait, on leur opposait des arrêtés d’utilité publique. Cette procédure est toujours en place, Notre-Dame-des-Landes en est un exemple. Le projet de l’aéroport du Grand Ouest est lancé en 1972, il est suspendu pendant vingt ans, relancé au début des années 2000 puis définitivement abandonné en 2018. Les résolutions du Larzac et de Notre-Dame-des-Landes ne résultent pas du droit, mais d’une décision politique. Dans le premier cas, François Mitterrand avait déclaré qu’il s’opposerait à l’extension du camp militaire s’il était élu en 1981, dans le second c’est Édouard Philippe qui a annoncé l’abandon définitif du projet.
La loi, telle qu’elle se construit aujourd’hui encore, ne permet pas de répondre à des situations conflictuelles.
Malgré la mise en place de la Commission nationale du débat public, de quelques nouvelles règles et la bonne volonté de certains, notamment du législateur, rien ne change. Dès qu’un projet est envisagé il n’y a aucune médiation permettant d’analyser le pour et le contre en fonction de tous les éléments constitutifs d’une prise de décision : social, économique, environnemental, agricole… Cette situation entraîne obligatoirement des positions très claires et très marquées qui s’opposent de manière frontale. Quelle que soit la décision prise, les gens se retrouvent soit frustrés, soit satisfaits.
Dans certains pays européens, il existe des processus en amont de la prise de décision qui permettent de construire le débat public. Cela a notamment été le cas pour l’édification de la nouvelle gare de Stuttgart. Un long processus de décision a été mis en place, des manifestations ont été régulièrement organisées, la municipalité a connu un changement avec la victoire des Verts, qui s’étaient opposés à cette construction, et au final le « oui » l’emporte au référendum. C’est donc la mairie écologiste qui a fait bâtir la gare et cela n’a entraîné aucun bouleversement. Cet exemple illustre que lorsqu’il y a un processus de construction du débat qui amène à la prise en compte des uns et des autres, on est en capacité de résoudre les problèmes. Mais ce n’est pas le cas en France.
RPP – Comment expliquez-vous qu’en France il y ait une sorte d’angle mort de ce côté-là ? Est-ce lié à la culture administrative ?
José Bové – Il y a d’abord la culture politique. La logique majoritaire fait que celui qui a la majorité, qui détient le pouvoir institutionnel l’emporte. Nous ne sommes donc pas dans une construction démocratique où le droit de la minorité ne consiste pas uniquement à s’exprimer mais également à co-construire. Dans le système législatif allemand, la notion même de création de majorité existe, mais en considérant toutes les positions. Cela peut prendre des mois, mais les décisions d’un groupe minoritaire dans cette majorité sont prises en compte au même titre que celle du groupe majoritaire. Il est vrai que nous n’avons pas la même histoire et donc le même rapport au pouvoir politique. Ce que les Allemands ont vécu avec le Troisième Reich les a prémunis contre toute tentative majoritaire et l’obligation de suivre un président qui devrait être écouté quelle que soit la minorité.
Il y a ensuite la culture administrative qui fait partie du phénomène technicien dénoncé par Jacques Ellul. J’ai souvent résumé cela par la formule « ce n’est pas le politique qui prend l’État, mais c’est l’État qui prend le politique ». Je vous donne un exemple qui m’a beaucoup frappé. La première fois que des écologistes ont été nommés au ministère de l’Environnement, le Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, a fourni à Dominique Voynet l’ensemble des membres de son cabinet. Elle n’a eu le droit de choisir qu’une ou deux personnes car un cabinet sans centraliens, polytechniciens, diplômés des Mines, etc. ce n’était pas possible. L’explication était extraordinaire : seuls des techniciens de haut niveau sont habilités à communiquer avec les autres ministères, à se comprendre, à décider de ce qu’il est possible ou pas de faire. Cet héritage, très ancré dans la construction étatique française, s’est développé voire renforcé. Nous avons assisté au même phénomène avec les lois Defferre sur la décentralisation. Nous sommes uniquement dans une logique de déconcentration mais pas du tout de régionalisation avec une transmission des pouvoirs permettant une organisation dans les territoires. Aujourd’hui avec la crise sanitaire, on observe que les ARS sont en fait des préfets de santé qui décident et qui tranchent en fonction de ce que souhaite l’État. Les territoires sont dans l’incapacité de pouvoir co-décider du plan de santé de manière forte, alors qu’il existe des outils, notamment financiers, venant de l’Europe vers les régions qui permettraient une décentralisation beaucoup plus importante.
Plus les moyens se développent en termes de pouvoirs avec les nouvelles technologies, plus les domaines régaliens, économiques se renforcent.
Nous arrivons ainsi à la dictature des moyens par rapport à la finalité du politique. Cela peut expliquer le désintérêt des citoyens, qui se disent que de toute façon rien ne changera, l’abstention, la colère, les Gilets jaunes. Lorsque nous cherchons une information sur Internet nous la trouvons immédiatement. Or, dans la vie sociale, économique, politique, on nous explique en permanence que nous n’avons rien compris, qu’on va nous expliquer. Il y a donc une fracture entre l’éducation individuelle qui peut se mettre en œuvre par les moyens d’information qui existent et le très grand décalage avec les prises d’autorité et de décision.
RPP – Notre culture politico-administrative ne nous permettrait pas de réduire les zones de conflictualité parce que nous n’avons pas les amortisseurs législatifs qui aideraient, comme en Allemagne par exemple, à produire des codécisions et des décisions plus consensuelles. Est-ce cela ?
José Bové – Je vous ai donné quelques exemples nationaux très connus. Mais prenons le cas de la santé aujourd’hui en Occitanie. La situation des treize départements de cette région est très différente entre la Haute-Garonne très urbanisée et l’Ariège, l’Aveyron ou la Lozère. On veut imposer la création d’hôpitaux médians sans aucun débat. La décision est prise, point barre ! Là, il ne s’agit pas d’une question foncière mais de politique de santé : qu’est-ce qu’on construit dans l’intérêt de la population ? Cela créé de la frustration, de la colère, de l’incompréhension et du ressentiment.
RPP – Avec l’expérience qui est la vôtre en tant qu’acteur et observateur, considérez-vous que le débat est plus clivé, plus violent aujourd’hui que dans les années 70 et 80 ou est-ce un effet d’optique ?
José Bové – Je n’ai pas le sentiment que le débat soit plus violent qu’auparavant. Cependant, l’augmentation des circuits d’information, avec notamment les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux, démultiplie à l’infini n’importe quel événement. Nous sommes dans la politique de l’immédiateté. Dès qu’il se passe quelque chose cela devient de suite un événement sur lequel tout le monde est sommé de s’exprimer sans recul, ni analyse. La multiplication à longueur de journée de faits individuels et rarement de société créé un sentiment d’angoisse et d’inquiétude chez certains.
Dans les années 70 en France comme en Europe, en Allemagne avec la bande à Baader et en Italie avec l’extrême droite et l’extrême gauche notamment, il y avait une violence politique importante, des affrontements, des discours y compris sur la lutte armée qui pouvaient aller très loin. Il existait des groupuscules comme Action directe par exemple. Nous ne sommes plus dans cette réalité politique aujourd’hui. Les débats entre les groupes politiques parlementaires ou para-parlementaires sont beaucoup moins violents. À l’époque il y avait des organismes paramilitaires, tels que le SAC, liés au pouvoir en place dont on connaissait tous les responsables politiques en commençant par Charles Pasqua ou Jacques Godfrain.
Aujourd’hui, nous sommes dans une autre forme de violence.
La perception de la situation par les individus amène à une exacerbation et au sentiment que tout part à vau-l’eau.
Si l’on prend la question de la criminalité ou de l’immigration nous sommes davantage dans le ressenti que dans la réalité des chiffres. L’immédiateté fait que c’est celui qui parle le plus fort qui a raison. Et lorsque certaines chaînes d’information en continu en font leur miel on arrive à une forme d’hystérisation du débat. On a pu le voir aux États-Unis avec Fox News et les réseaux sociaux qui peuvent amener des gens à perdre complètement de vue la réalité de ce qui est en train d’être vécu.
RPP – Cette exacerbation du débat public ne peut-elle pas finalement conduire à une recrudescence de la violence sous une autre forme, bien évidemment, que celle qu’on a connue dans les années 70 ?
José Bové – Je crois qu’on amalgame la réalité de la violence avec la réalité de l’image de la violence. Prenons l’exemple de la fermeture de la fonderie MBF Alimunium. Les salariés ont bloqué le site et menacé de faire sauter leur usine. Cela a immédiatement fait la une des médias sans que rien ne se passe car les ouvriers de cette fonderie sont des personnes responsables. Lorsque les organisations syndicales annoncent ce type d’action, c’est parce qu’on est dans un discours de rapport de force.
Ensuite nous avons un autre type de violence ou de mise en scène de la violence autour de ce qui s’est passé sur les Champs-Élysées ou certaines autoroutes avec les Gilets jaunes. On a clairement vu de l’exaspération, des contestataires qui ont théâtralisé la violence, qui ont fait des dégâts matériels globalement peu importants. En même temps en face, ces manifestants ont ressenti une violence de la part des forces de l’ordre avec l’usage d’armes comme les LBD ce qui a créé une tension très forte avec une montée de la violence et de la répression policière. Cela a complètement obnubilé le débat pendant plusieurs mois. Nous étions dans l’incompréhension parce que dans l’incapacité de saisir un mouvement singulier qui n’avait pas de cohérence, qui était plutôt des colères et des ressentis individuels qui se retrouvaient sans lieu de centralité, sur des ronds-points devenus les lieux de convivialité réinventés. Et donc cela a créé quelque chose de très surprenant qui est la manifestation d’un échec à la fois de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme, de politiques sociales et de sentiment de ne pas exister en dehors de son projet individuel avec un rapport au monde uniquement à travers son écran.
On a là l’expression très singulière d’un projet de société en échec.
Aujourd’hui, il y a une perception de la montée de la violence, mais ce n’est qu’une perception liée à un écosystème qui a beaucoup évolué.
RPP – Je souhaiterais vous interroger sur un sujet que vous connaissez bien, celui de la non-violence. J’ai le sentiment que cette notion très présente dans les années 60 et 70, même s’il y avait des formes de violence politique, a disparu. Partagez-vous cette perception et si oui comment l’expliquez-vous ?
José Bové – Je ne partage pas cette perception. On connaît les mouvements historiques de non-violence avec Gandhi pour la lutte pour l’indépendance de l’Inde, Martin Luther King pour les droits civiques, César Chàvez et les ouvriers mexicains en Californie, Hélder Câmara qui dénonçait la dictature militaire brésilienne.
En France, le mouvement non-violent a commencé à prendre corps avec la guerre d’Algérie et l’objection de conscience reconnue en 1963.
Le mouvement du Larzac, en 1972, a été le premier mouvement social a affirmer la lutte non-violente.
On a assisté, de 1971 à 1981, à l’émergence d’une stratégie volontairement assumée de combat non-violent. C’est donc un choix délibéré qui commence à ce moment-là. Aujourd’hui, un mouvement non-violent se développe très fortement autour de la lutte contre le réchauffement climatique avec notamment Greenpeace, Extinction Rebellion, Attac, Alternatiba… qui continuent à former de jeunes militants. Une génération nouvelle se met en route un peu partout dans le monde.
Si le terme « non » n’est pas employé par les mouvements sociaux, je pense aux syndicats par exemple, la grève est typiquement une non-coopération avec le pouvoir économique. Refuser de payer ses impôts dans le cadre d’un combat social c’est une non-coopération avec le pouvoir politique puisque les impôts c’est l’État, la grève c’est la même chose avec le pouvoir économique.
On redécouvre que la non-violence offre des armes multiples qui peuvent être utilisées par des citoyens, par des groupes sociaux organisés ou non, éventuellement par des États lorsqu’ils boycottent un produit d’un État totalitaire. La non-violence n’est pas seulement une attitude individuelle, c’est aussi une attitude collective mais qui implique que l’individu s’engage, c’est donc l’élaboration d’un mouvement beaucoup plus organisé dans sa réflexion en termes de stratégie d’action. Le combat non-violent a énormément évolué, il est en train de se structurer de façon plus importante et de nombreuses personnes se réclament aujourd’hui de la non-violence. Ce qui se passe autour de la lutte contre le réchauffement climatique est à cet égard très significatif.
RPP – À un moment donné le mouvement des Gilets jaunes a donné le sentiment, en tout cas cela a été traité ainsi médiatiquement, de verser pour partie dans une forme de violence. Mais, le plus surprenant, c’est que, d’après les sondages, entre 20 et 25 % des personnes interrogées considéraient que parfois le recours à des modes d’expression un peu plus violents était légitime. Comment expliquez-vous cela ?
José Bové – Cette révolte était comprise par beaucoup de Français qui éprouvaient de l’empathie envers ces personnes exclues ou complètement démunies, parce qu’ils vivaient ou avaient le sentiment de vivre la même chose qu’elles. Il y avait donc une solidarité très importante dans l’opinion par rapport au ressenti et par conséquent aux raisons de la révolte. Par rapport aux moyens d’action la situation a été différente en fonction des endroits. Lorsque les expressions de violence étaient très fortes, le soutien de la population a diminué même si elle est restée favorable au mouvement. Parfois, la violence et la répression policière, qui étaient liées l’une à l’autre, ont entraîné un recul à la fois des soutiens mais également de la mobilisation. Par la suite un certain nombre de « responsables » de Gilets jaunes ont approché des personnes engagées dans des mouvements non-violents pour réfléchir aux formes d’actions. Ce que l’on a vu de manière très significative, c’est cette relation singulière entre les manifestations qui commençaient à déborder à Paris ou ailleurs, une répression importante faisant des blessés provoquant ainsi d’autres manifestations. C’est ce que nous appelons, dans l’action non-violente, la spirale de la violence. Au départ, on a une violence institutionnelle qui créé une révolte qui engendre des manifestations qui sont réprimées, cette répression entrainant d’autres manifestations pour lutter contre ce pourquoi on protestait à l’origine, mais aussi contre la répression et ainsi de suite. On est alors dans un cycle complètement infernal dont on ne peut plus sortir.
Toute la stratégie de l’action non-violente c’est de ne pas rentrer dans cette spirale de violence en trouvant des moyens différents qui permettent à la fois de revendiquer, de manifester et de mettre la pression sans s’installer dans ce cycle qui, en général au final, amène l’État à triompher car le rapport de forces et la violence institutionnelle finissent par l’emporter parce qu’on rentre dans le même cycle que ce que cherche l’État. Dans tous les mouvements sociaux quels qu’ils soient, la première chose que le pouvoir tente de faire c’est de délégitimer le fond par des débordements et des modes d’action violents afin que ceux qui soutenaient le mouvement s’en détournent. Nous avons actuellement un parfait exemple de mouvement non-violent en Birmanie. L’armée birmane n’arrive pas à délégitimer ce mouvement car il revendique la non-violence en utilisant toutes les palettes d’actions possibles, manifestation, grève, boycott, et en invente de nouvelles.
La stratégie de l’action non-violente nécessite un niveau de préparation, de formation et d’engagement important.
Jamais on n’a vu au plan international des mouvements armés qui prennent le pouvoir pour créer une société démocratique. Cela n’existe pas.
Deux chercheuses américaines ont écrit un ouvrage sur l’action non-violente et son efficacité. Elles comparent, sur les 80 dernières années, les différents types de mouvements au niveau international, leur efficacité et ce sur quoi ils ont débouché en termes de type de société ou d’organisation sociale. On obtient 70 % de réussite dans le cadre de stratégies de mouvements non-violents et 30 % dans le cas de mouvements armés. Par ailleurs, les genres de sociétés qui ressortent à la suite de ces mouvements sont complètement à l’opposé. Ceci s’explique par le fait que, là aussi, il est essentiel que les « armes » utilisées de la non-violence permettent que la fin et les moyens soient en concordance. Il est fondamental que les moyens d’action aillent dans le même sens. Je me souviens que ce débat était déjà très en vogue dans les années 60 et 70. À Cuba et en Amérique du Sud le débat sur la finalité et sur la transformation de la société était souvent nié ou idéalisé par les groupes « révolutionnaires » qui théorisaient et glorifiaient de manière très romantique la lutte armée par rapport à des stratégies d’action non-violente.
RPP – Diriez-vous que dans un certain nombre de régimes libéraux, sous l’impact de ce que l’on appelle très rapidement l’ordo-libéralisme, il y aurait une dérive autoritaire de certains régimes ?
José Bové – On a vu et on voit encore, y compris dans l’Union européenne, la réalité de ce qui se passe. Nous avons l’exemple de la Hongrie et de la Pologne sur les droits constitutionnels et sur les droits fondamentaux des personnes, notamment des femmes. On peut observer comment un certain nombre de régimes construisent, autour d’une volonté de parti unique ou s’il ne l’est pas vraiment il fait comme s’il l’était, des systèmes où il n’y a absolument pas de débat possible ou alors s’il y a un débat il est forcément conflictuel et il ne peut donc pas aboutir sans une transformation, sans une « révolution » non-violente dans le pays et sans une pression internationale qui n’existe pas aujourd’hui. L’Union européenne a beaucoup de mal à déclencher l’article 7 pour ramener les pays dans les règles de droit qui sont celles de l’UE. On a là des réalités très dangereuses.
Nous avons aussi l’exemple de ce qui s’est passé aux États-Unis alors que les règles de droit de la Constitution sont très solides. L’utilisation de certains médias et des réseaux sociaux par des groupes extrêmes proches de Trump a hystérisé et radicalisé le débat afin de montrer que le pays était en quasi-guerre civile et qu’il fallait donc résister. Trump a utilisé l’appareil d’État pour essayer de casser les fondements de la démocratie américaine.
En France, un parti politique qui gère l’État en ayant la majorité absolue à l’Assemblée nationale peut être tenté soit par le passage en force de projets de loi, soit par la volonté d’imposer parce que nos structures démocratiques ne sont pas celles du consensus mais de la conflictualité et de ce rapport majorité/minorité voulu par le Général de Gaulle et on voit bien pourquoi. Michel Debré disait « la démocratie c’est d’aller voter tous les sept ans et après vous rentrez chez vous ».
RPP – Vous dites que le système politique français est un système potentiellement lourd de tensions parce qu’il est extrêmement vertical et qu’il empêche, de fait, l’expression des minorités ou en tout cas la réduit ?
José Bové – Ce qui pose problème c’est qu’on ne peut pas arriver à créer d’autres modes de débat que celui de majorité à minorité. Vous pouvez avoir le débat parlementaire le plus long que vous voulez, au final les amendements retenus sont ceux de la majorité. Avec l’inversion du calendrier électoral nous avons une connexion parfaite entre la présidentielle et les législatives et avec le mode de scrutin utilisé pour l’élection des députés, on se retrouve fatalement avec un parti majoritaire.
Au Parlement européen, où les députés sont élus à la proportionnelle, aucun parti ne peut être majoritaire.
Pour chaque texte, proposition de règlement, de directive ou de vote de projet, il faut, à chaque fois, construire des coalisions avec au minimum deux, trois, quatre, cinq groupes politiques. Le texte proposé par les différents partis n’est jamais la position d’un seul mais celui qui se bâtit par le débat politique.
RPP – J’ai le sentiment, aussi surprenant que cela puisse paraître, que nous vivons dans une société éminemment technicienne et qu’il n’y a plus véritablement de pensée critique sur la technique. Ressentez-vous également cela ?
José Bové – Le problème du phénomène technicien, et c’est bien cela le piège tel que l’avait vu Jacques Ellul, n’est pas seulement un problème de technologie, c’est également un problème global de société où les moyens deviennent des fins en soi. La question de la 5G est assez significative. On nous explique que la 5G va aider les entreprises, qu’elle sera un apport important pour l’économie et qu’il faut donc l’accepter sans se poser les questions du coût, des conséquences sur la santé, l’environnement, etc. Il y a beaucoup d’éléments qui ne sont pas débattus, le seul pris en compte est l’efficacité et la rapidité accrues que cela va permettre en termes de nombre d’informations qui vont pouvoir circuler à la fraction de seconde. On cherche à la fois la rapidité et l’efficacité et donc on ne débat plus de la finalité parce que les règles techniques permettent d’aller plus vite alors à partir de ce moment-là on l’accepte. C’est la performance pour la performance et par conséquent on n’a plus de réflexion de fond. Cela peut s’appliquer à l’économie, à la Bourse on est passé de la corbeille au système informatique et aujourd’hui les placements à travers la planète sont effectués dans des fractions de fractions de seconde. Mais on l’observe également sur la politique où on essaye à chaque fois de rationaliser pour être plus efficace parce que c’est toujours au nom de l’efficacité. À un moment, on perd de vue l’objectif de la société. On le note aussi dans le domaine agricole avec l’utilisation des pesticides pour produire davantage mais sans se poser la question de la nature et de la santé. On se retrouve dans des accélérations de processus techniques côte à côte qu’on ne peut pas analyser comme un phénomène unique technique par technique, mais comme quelque chose de global. L’État est aussi un outil technique. Le système technicien englobe l’ensemble des facteurs et est de plus en plus complexe, c’est pour cela que son démontage est toujours plus compliqué.
On ne peut donc pas répondre au système technicien par des règles ou des idées simples, mais bien par la complexité, c’est cela qui en fait aujourd’hui un phénomène dangereux. Je me suis beaucoup engagé dans la lutte anti-OGM pour la protection du vivant mais aussi contre l’imposition d’un modèle de société capable d’effectuer des modifications génétiques. Aujourd’hui, Crispr-Cas9 permet d’aller plus vite et plus loin. Avec la mutagénèse nous pouvons faire muter des plantes pour les rendre résistantes à des herbicides sans rajouter de gènes extérieurs, ceci dans l’optique d’une efficacité et d’une rentabilité à très court terme.
Au milieu des années 90, les seuls lieux de débat possibles étaient les tribunaux. C’est la raison pour laquelle nous avons été amenés à faucher des champs d’OGM et à neutraliser des stocks de semences. De façon délibérée, en agissant à visage découvert et en donnant nos noms, nous avons provoqué la répression. En acceptant les condamnations voire la prison pour ce qui me concerne, nous avons cassé la spirale de la violence pour amener le débat. Et paradoxalement, le premier président de la République à avoir interdit les cultures d’OGM en plein champ c’est Nicolas Sarkozy, ce qui est quand même singulier.
Mais je vois aujourd’hui le ministre de l’Agriculture partir avec le drapeau au vent sur les nouvelles technologies d’OGM au nom de l’efficacité et de la sacro-sainte science qui est brandie comme un étendard et pas du tout comme un objet critique. La science est un outil d’étude, de compréhension, mais aussi critique. Au tout début des manipulations sur le génome, par exemple, les scientifiques se sont demandé s’ils avaient le droit de faire cela, s’ils devaient continuer. D’un phénomène très particulier à des systèmes plus globaux comme l’économie, la société, les relations internationales, le débat de la remise en cause de la question de l’efficacité et de la rapidité et donc pour l’intérêt prédéfini était quelque chose de très dangereux.
C’est pour cela que la critique ellulienne de la technique est très souvent mal comprise par certains qui estiment que la technique c’est simplement des moyens matériels. Mais c’est beaucoup plus complexe que cela parce que ça peut être des systèmes de gouvernement, des systèmes de pouvoir. Ils pensent qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises techniques, mais que c’est la façon dont ils l’utilisent, et bien non ce n’est pas que cela. C’est une réflexion globale sur une construction de société dont on a complètement perdu de vue quel était l’objectif.
Avec le réchauffement climatique ce débat devient de plus en plus important puisque là nous arrivons à une finalité, c’est-à-dire que l’emballement des conséquences de nos actes n’a jamais été aussi important. Pour la première fois, on à la vision de ce que donne 100 ans de construction industrielle et technicienne. Et dans notre capacité à répondre à ce phénomène on voit bien qu’on ne veut pas prendre en compte tous les éléments nécessaires parce que cela va entraîner des bouleversements très importants.
Mais, si nous voulons encore être capables de vivre dignement sur cette planète, nous allons devoir assumer des choix.
Cela veut dire repenser la ville, l’agriculture, le lien à la nature et aux biens communs comme l’eau… C’est cela qui devient une finalité et qui nécessite de déconstruire l’ensemble du système technicien qui nous a amenés à la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.
José Bové
Syndicaliste agricole
Député européen (2009-2019)
Propos recueillis par Arnaud Benedetti
Photo : Gérard Bottino/Shutterstock