Dans cet article, Matthieu Creson, enseignant (histoire de l’art, patrimoine culturel), chercheur associé à l’Institut libéral en Suisse, plaide pour une redécouverte de la place et du rôle respectifs de l’individu et de l’État qu’implique ou devrait impliquer toute démocratie libérale digne de ce nom.
Selon les « Marcheurs » du parti LREM, le traditionnel clivage gauche/droite appartiendrait au passé, dans la mesure où les Français se moqueraient de savoir si une idée censée être salutaire pour eux relève de la gauche ou de la droite, du moment qu’elle donne de bons résultats. Si l’on peut en effet remettre en question la pertinence de catégories politiques figées comme « droite » et « gauche » – le grand penseur et économiste libéral du XIXe siècle, député des Landes sous la IIe République, Frédéric Bastiat, ne siégeait-il pas à gauche à l’Assemblée ? -, reste que la vraie « Révolution » consisterait à libérer les Français du poids de l’étatisme, et non à continuer de faire croire que nous résoudrons nos problèmes par telle ou telle intervention ou réglementation étatique supplémentaire.
Dans une démocratie véritablement libérale – laquelle diffère complètement d’une démocratie où une majorité tyrannique a tous les droits, y compris celui d’écrabouiller l’individu dans sa sphère d’autonomie propre -, les citoyens n’ont pas à attendre passivement que leur situation s’améliore grâce à l’intervention de l’État, ou du fait de la survenue de quelque supposé homme politique providentiel que ce soit ; les solutions aux problèmes qui se posent à eux ne peuvent se trouver qu’en eux-mêmes, que dans l’usage qu’ils font de leurs ressources personnelles, ressources qu’ils peuvent librement choisir de mettre en commun avec d’autres s’ils le souhaitent, par convergence d’intérêts licites.
Dans une démocratie libérale, c’est-à-dire une démocratie assise sur le respect des droits individuels inaliénables, et sur la circonscription du pouvoir étatique dans des limites nettement définies, ce sont les individus qui sont les principaux acteurs de leur propre destinée, de leurs réussites comme de leurs échecs, de leur bonheur comme de leur malheur.
Dans une société pleinement libre, l’individu peut connaître le succès comme l’insuccès – un, voire plusieurs échecs, étant parfois le prélude à sa réussite future -, mais dans un cas comme dans l’autre il ne s’appartient, ou devrait ne s’appartenir qu’à lui-même. C’est dans les sociétés anciennes, tribales ou féodales, que les individus, considérés comme la propriété du chef ou de la collectivité, dépossédés ainsi d’eux-mêmes, n’ont d’autre rôle que celui qui leur est imparti d’en haut, sans réelle possibilité pour eux de décider ou d’agir pour leur propre compte, en leur âme et conscience. A contrario, dans une démocratie libérale, l’État doit pour l’essentiel se borner à garantir le respect de l’État de droit, cadre législatif nécessaire, sans lequel il ne saurait sans doute y avoir de libre accomplissement des individus par eux-mêmes ; mais il n’a pas à prétendre qu’il fournira les « recettes » propices au succès et au bien-être des individus, car cela reviendrait alors à entretenir le mythe que ces derniers ne peuvent réellement exister que dans ou par l’État. Dans une démocratie libérale, le rôle premier du politique ne consiste pas à prendre des « mesures » ou à établir des « dispositifs » en tous genres ; il ne consiste pas à légiférer à tour de bras sous prétexte qu’il y va de l’intérêt général, mais à garantir l’autonomie de la société civile, condition sine qua non au développement et à l’épanouissement des individus qui la composent.
À cet égard, notre État doit cesser d’être un État encore largement guidé par les idées collectivistes, et doit devenir un État libéral : un État faisant respecter l’État de droit, mais laissant le soin aux individus de se déterminer eux-mêmes, de créer et d’innover librement, d’accroître les limites de leur champ d’action, sans jamais chercher à se substituer à eux dans leurs choix ou la conduite de leur existence ; un État cessant d’être, comme dit Max Stirner dans L’Unique et sa propriété (1844), « l’ostracisme organisé des Moi » ; et un État qui sache aussi revenir aux principes fondateurs de la Révolution française que sont le respect de la liberté individuelle et de la propriété privée1
De cet État libéral – contradiction qui n’est en fait qu’apparente -, nous sommes encore bien trop éloignés, sans doute parce que l’expérience socialiste faite au XXe siècle, à laquelle nombre de pays de par le monde se sont livrés avec les résultats catastrophiques que l’on sait, aura, en dépit de ses échecs patents, durablement marqué notre perception du rapport souhaitable entre l’État et les individus.
Les « progressistes » n’ont en effet de cesse de vanter les mérites supposés de notre (coûteux) « modèle social », ensemble d’acquis auquels les Français ne renonceraient dit-on pour rien au monde, sous peine de devoir à nouveau sombrer dans le capitalisme « sauvage » du XIXe siècle et la « tyrannie » du marché libre.
Ce à quoi nous répondrons que la plupart des problèmes auxquels la France est confrontée depuis des décennies, que ceux-ci soient notamment d’ordre économique ou social, tient justement au fardeau accablant du progressisme et de l’interventionnisme étatiques, incompatibles avec les principes fondamentaux d’un État libéral. La seule « révolution » que nous pouvons souhaiter voir advenir est donc celle qui nous délivrerait enfin une fois pour toutes de la tyrannie étouffante de l’expansionnisme étatiste, chose qui impliquerait alors une mue complète de notre État, dont le fonctionnement est encore trop marqué par les principes collectivisés, en un État authentiquement libéral.
Les « progressistes » taxeront ces lignes de « conservatisme » étriqué et « réactionnaire ». Or quels sont les vrais progressistes et quels sont les vrais conservateurs ? L’essayiste américain Dinesh D’Souza a écrit qu’être « conservateur » (au sens américain du terme, c’est-à-dire l’opposé de liberal, qui désigne paradoxalement en anglais le soutien accordé à l’interventionnisme étatique), c’est vouloir préserver les acquis de la Révolution américaine – que nombre de démocrates radicaux, adeptes du politiquement correct « woke », s’efforcent d’ailleurs actuellement de détricoter. Il serait peut-être enfin temps d’établir en France un véritable conservatisme de cette nature, c’est-à-dire un conservatisme entendant conserver précisément les acquis fondamentaux de notre Révolution, laquelle fut foncièrement libérale, en dépit de son dévoiement mortifère que constitua la dictature jacobine.
Ce n’est qu’en redécouvrant ces apports, ce n’est qu’en reprenant conscience de l’existence d’une riche et puissante tradition intellectuelle libérale française, remontant aux XVIIIe et XIXe siècles (Montesquieu, les physiocrates, Turgot, Condorcet, Sieyès, Jean-Baptiste Say, Germaine de Staël, Benjamin Constant, Frédéric Bastiat, Tocqueville, Gustave Le Bon, etc.), que les Français, considérés individuellement, pourront alors peut-être renouer avec le goût de la liberté individuelle et ainsi avancer dans la direction souhaitable du recouvrement de leur propre autonomie économique et culturelle. Mais certainement pas en continuant de croire que leur destin est entre les mains des dirigeants politiques, lesquels entendent accroître toujours davantage la sphère de l’État au détriment de celle des individus.
Matthieu Creson
Enseignant, chercheur (en histoire de l’art), diplômé en lettres, en philosophie et en commerce
- Sur les principes fondamentaux de la Révolution française, voir par exemple Aux sources du modèle libéral français, sous la direction d’Alain Madelin, Paris, Perrin, 1997. ↩