Nous comptons en France une vingtaine de partis politiques, mais cette vingtaine ne rassemble pas plus de 1 % de la population française parmi ses adhérents. Pourquoi les Français ne sont-ils plus au rendez-vous de l’engagement politique alors que la politique est notre grande passion ? Que ne trouvent-ils plus dans les partis politiques qu’ils retrouvent visiblement dans les manifestations ? Pourquoi défilent-ils au lieu de s’engager ? Et comment dès lors réenchanter l’engagement politique, pilier de la démocratie ?
Pour répondre à ces questions, Philippe Méchet et Timothée Nicolas se sont entretenus avec des gouvernants, personnalités et responsables de formations politiques en les abordant avec une question simple : « Pourquoi avez-vous choisi l’engagement politique ? ».
Discutant avec tous ceux qui font et ont fait la représentation du peuple politique de la France, analysant la nouvelle radicalité de leur époque, questionnant les désillusions des uns, le cynisme et les espoirs des autres, ils parviennent dans ce véritable manuel démocratique à redorer le blason si terni de l’engagement et à redonner le goût de la politique au lecteur.
La Revue Politique et Parlementaire ne pouvait que s’emparer de ce travail au travers de cet entretien avec les deux auteurs de cet ouvrage mené pour la Revue par le politologue Stéphane Rozès.
Revue Politique et Parlementaire – Comment deux professionnels de générations différentes ont-ils eu l’idée de faire un livre réhabilitant l’engagement politique qui semble à contre-courant de l’opinion publique et du traitement médiatique ?
Philippe Méchet – Timothée et moi sommes passionnés par la politique et la chose publique. Nous trouvions pertinent d’avoir deux regards de générations différentes.
A l’origine, l’idée de ce livre était de rechercher, à travers des interviews de profils divers, les raisons pour lesquelles on s’engage en politique. Au fil de ces entretiens, il nous a paru intéressant de faire la distinction entre les jeunes engagés et les plus anciens. Nous avons ainsi fait le constat du recul de l’engagement politique. Nous avons alors essayé de comprendre et d’explorer les raisons de ce désengagement et ce qu’il conviendrait de faire pour redonner le goût de la politique.
RPP – Votre livre offre la double singularité de recueillir des témoignages de responsables politiques et d’hommes d’Etat et d’avancer des grilles d’analyses sur la défiance à l’égard de la politique, et propose des pistes pour y remédier. Quels étaient vos constats et hypothèses de départ et comment ces entretiens ont-ils enrichi vos analyses ?
Timothée Nicolas – Nous voulions interroger des personnes de toutes les générations et nous avons très vite remarqué que les choses étaient différentes entre les anciens engagés et les plus jeunes. Nous avons constaté que la dépolitisation des débats et tout ce qui était moteur d’engagement s’est accéléré. Pendant la Covid, nous avons fait une pause et en reprenant les témoignages, nous nous sommes dit qu’il serait intéressant d’étudier l’engagement hier, l’engagement aujourd’hui et les solutions pour que les choses aillent mieux.
Philippe Méchet – Nous nous sommes aperçus que l’engagement auparavant était très structuré soit autour d’idéologies, soit autour d’une vocation.
Les jeunes engagés sont davantage perdus dans l’univers politique que ne l’étaient les anciens qui se raccrochaient toujours à une idéologie ou à une figure.
Aujourd’hui, l’engagement est plus diffus voire plus éphémère. On le constate par exemple avec certains députés de La République en marche, qui ont été élus pour la première fois en 2017 et qui ne se représentent pas en 2022. Ils abandonnent déjà, ce qui est étonnant. Avant on ne renonçait pas à l’issue des cinq ans, c’était une vocation. On voit bien que pour ces nouveaux députés, il ne s’agit pas d’une vocation puisque certains ont même raccroché avant la fin de leur mandat.
RPP – Etes-vous en train de dire que dans ces deux types d’approches au plan générationnel, ce qui relie les plus anciens aux plus jeunes dans le rapport à la politique est l’exercice du pouvoir ou du métier politique, davantage que le type de rapport à la politique qui le précède ?
Philippe Méchet – J’ai plutôt envie de mettre l’accent sur ce qui les distingue. Les personnes qui sont entrées en politique il y a vingt ou trente ans ont vécu une période de construction. Elles ont construit, par exemple, le chemin vers l’Europe et elles avançaient ensemble. Pour la génération suivante, il y avait moins à bâtir puisque les choses étaient déjà relativement établies. Si on reprend l’exemple de l’Europe, les principes de subsidiarité sont beaucoup plus avancés aujourd’hui qu’il y a vingt ans. La jeune génération est plutôt dans une phase d’adaptation alors que la génération antérieure était dans une phase de construction, et il est évident que l’adaptation est moins motivante que la construction. C’est donc beaucoup plus compliqué pour la jeune génération qui s’engage, que pour l’ancienne qui pouvait construire quelque chose.
RPP – Dans cette dynamique générationnelle, peut-on dire qu’il demeure une propension plus grande, à Gauche, de mettre en avant une idéologie et au contraire à Droite, de mettre en avant une personnalité ?
Timothée Nicolas – Malgré les deux guerres mondiales, il y a eu une permanence dans les idées de la Gauche. A Droite, après la Seconde Guerre, une reconstruction a dû se faire sur les ruines d’un régime qui avait trahi les idées de droite. Pendant longtemps, le MRP et les partis de la IVe République se revendiquaient très peu de Droite, la reconstruction s’est donc faite autour de figures fortes et c’est peut-être aussi pour cela que la droite s’est davantage construite autour de ces hommes-là. Evidemment, il y a l’héritage bonapartiste, mais c’est aussi pour pallier un corpus de droite relativement faible pendant longtemps, y compris sous de Gaulle.
Aujourd’hui, on voit l’émergence d’une forme de parti conservateur à droite avec un regain idéologique – notamment dans une partie de la jeunesse – et c’est assez inédit en France alors que la plupart des pays européens ont des partis conservateurs, parfois réactionnaires.
Nous venons de parler de période de reconstruction, je pense que la Droite continue donc aujourd’hui à se reconstruire. C’est pareil à Gauche, la permanence des idées est assez forte car ils sont finalement capables de se rallier à un bloc relativement hétérogène, puisqu’ils sont d’accord sur beaucoup de points.
Philippe Méchet – J’ajouterais que l’évolution des temps a été, certainement, beaucoup plus dure pour la gauche que pour la droite, car à partir du moment où un pays est davantage attaché à une idéologie qu’à un homme, le jour où ces idées sont bousculées, il lui est plus difficile de se reconstruire qu’un pays où le leader a une place plus importante que le corpus d’idées. On a pu le constater avec la chute du mur de Berlin et la disparition du communisme dans de nombreux pays. De fait, nous avons presque une inversion aujourd’hui. Nous avons une Droite qui va de plus en plus vers des corpus d’idées, on le voit avec Zemmour qui n’est pas seulement une personne, mais des idées qu’il a pu développer. Alors qu’à Gauche, on a pu observer pendant la campagne électorale que c’était un foisonnement de mesures, mais avec un corpus flou et très affaibli par rapport à ce qu’il était historiquement. Y-a-t-il une idéologie de la France insoumise ? Je pense que non.
Il y a des mesures, mais on voit bien qu’il y a un petit côté « air du temps » là où auparavant il y avait une structuration plus forte.
RPP – Dans l’entretien qu’il vous a accordé, Valéry Giscard d’Estaing insiste sur le fait qu’il avait été davantage un « ingénieur et gouvernant » qu’un « politique ». Dans ce moment charnière, comment se construit le rapport au politique entre le gouvernement des hommes que représentent des présidents les plus traditionnels et l’administration des choses, peut-être déjà en germe chez l’ancien Président Giscard d’Estaing ?
Philippe Méchet – Giscard d’Estaing a marqué une forme de rupture car c’était un libéral, un gouvernant. Il est arrivé avec un ensemble de mesures qui, certes, ont modernisé la Société comme le vote à 18 ans ou l’avortement, mais qui n’étaient pas structurées autour d’une idéologie. Giscard est peut-être le premier à aller moins sur une construction de ce que doit être la France que sur un ensemble de réformes à réaliser. Cela ne fonctionne pas.
Les Français ne sont pas uniquement attachés à un programme et à des réformes, ils demandent un plus que Mitterrand semble leur apporter en 1981 pour mieux les décevoir dès 1983, parce que ça ne fonctionne pas.
Il revient donc finalement à un ensemble programmatique.
Mitterrand et Chirac avaient des catalogues de mesures et programmes. Cela s’est ensuite amplifié sous Sarkozy et Hollande. Sous Mitterrand et Chirac, on avait des générations qui appartenaient à une histoire, qui avaient, même si cela paraît grandiloquent, une certaine idée de la France, de sa place en Europe et dans le monde. Avec Sarkozy et Hollande, nous sommes passés à des gestionnaires qui viennent avec des mesures. Et cela n’a fait que perdurer. Mais c’est très intéressant parce qu’on s’aperçoit que finalement, l’opinion publique est compliquée car elle regarde les mesures, est d’accord avec celle-ci ou celle-là, mais un catalogue ne fait pas un tout, il faut fixer une ligne.
Je prends souvent comme exemple la campagne d’Hidalgo. Elle cochait de nombreuses cases, mais ça n’a pas fonctionné car outre sa personnalité, elle n’avait pas de ligne claire et répétait en boucle les mêmes mots : social, écologique, etc., ce qui illustre bien que tout cela devient des catalogues. La France insoumise n’est guère différente quand elle ajoute, certes à la demande d’autres partis, l’Union populaire écologique et sociale. Ceci montre que c’est une ligne qui peut bouger dans tous les sens si cela est mis en application.
RPP – Au travers de vos entretiens, comment s’articule à la fois la politique comme vocation qui devrait être sanctuarisée et la politique comme métier, comme technicité dans un environnement marqué, dès Giscard d’Estaing, par l’intégration européenne ?
Philippe Méchet – L’une des choses qui nous a été révélée est que la politique doit être une vocation et un métier pour fonctionner. Il faut arrêter de faire croire que n’importe qui peut se lancer dans l’exercice du pouvoir. Le métier politique, ça s’apprend.
Timothée Nicolas – On peut faire la comparaison avec le sport amateur et le sport professionnel. Ce n’est pas péjoratif de dire que c’est un métier à partir du moment où c’est une occupation à plein temps, rémunératrice et qui exige un investissement. Dès lors qu’on demande aux députés de ne pas avoir d’autre activité professionnelle et qu’ils ont une rémunération confortable, c’est un métier. Un métier avec des codes, qui s’apprend, qui nécessite d’être formé pour progresser. Un député qui arrive à l’Assemblée nationale sans connaître le droit et la loi a intérêt à travailler, sinon il se fera aspirer par les cabinets ministériels et l’administration qui connaissent parfaitement ces sujets.
Si on veut que le politique reprenne du pouvoir, il faut aussi qu’il puisse se former et monter en compétences.
Ils ne vont pas pouvoir se former seuls, donc il faut réfléchir à tout cela. C’est la même chose pour la question ministérielle. Etre ministre, c’est un métier. On peut être très bon dans son secteur, mais il faut avoir une connaissance de l’administration et savoir la diriger.
Philippe Méchet – Ce que dit Timothée est très important et la comparaison entre sportifs amateurs et sportifs professionnels est juste. Dans notre livre, nous parlons de Laure de La Raudière, qui n’est pas très connue. En 2007 elle fut élue, presque par hasard, députée, puis poussée à se présenter dans une circonscription ingagnable qu’elle a finalement remportée. Elle nous a expliqué que les cinq premières années, elle était dans la majorité, mais qu’elle avait très peu de marge de manœuvre car elle apprenait le fonctionnement de l’Assemblée nationale. Elle s’est formée comme on apprend un métier. Aux termes des cinq ans, elle maîtrisait parfaitement le fonctionnement du Parlement. En 2012 elle fut réélue, mais dans l’opposition. Elle nous a confié que lorsqu’on est dans l’opposition, il n’y a pas grand-chose à faire si ce n’est, d’une certaine manière, s’opposer. Elle quitta ses fonctions au cours de son troisième mandat car elle avait d’autres buts. Ce témoignage est très éclairant sur le fait que la politique est un métier qui s’apprend.
Timothée Nicolas – Je ne suis pas sûr que dans d’autres pays d’Europe ou aux États-Unis, on se pose régulièrement la question de savoir si la politique est un métier. Les personnels politiques aux États-Unis sont pratiquement tous avocats et connaissent parfaitement le droit. Ce sont eux qui font la loi, c’est donc la moindre des choses. Que ce soit au niveau local ou national, c’est un engagement à long terme qui nécessite d’apprendre des codes, d’acquérir des compétences.
On estime que la politique n’est pas un métier parce qu’on n’en fait pas toute sa vie.
Mais aujourd’hui, la plupart des gens changent de métier et d’entreprises plusieurs fois dans leur carrière. La politique est une étape dans la vie comme elle l’est pour certains qui changent de fonction, de métier ou d’orientation. Il faut assumer cela pour que l’on puisse faire des ponts entre l’un et l’autre.
RPP – On a coutume de dire que la crise du politique vient de ce que les citoyens ne se sentent pas bien représentés, pourtant vous remarquez qu’aujourd’hui il n’y a pas moins d’une trentaine de formations politiques touchant des fonds publics. Comment expliquez-vous un tel paradoxe ?
Philippe Méchet – On a assisté, au cours des dix ou quinze dernières années, à une individuation de la société où l’individu a pris une place importante avec un sens du collectif qui décroît. Le sens du collectif et de l’intérêt général, c’est l’acceptation des compromis et le fait de devoir, sur certains points, être plus modéré que ce qu’on souhaite pour que tout le monde puisse être satisfait. Or aujourd’hui, nous sommes dans une société où les gens vivent de plus en plus dans des bulles. Avec les réseaux sociaux ils ont l’impression que tout le monde pense comme eux, puisqu’ils ne fréquentent que des gens qui pensent comme eux.
Nous sommes dans une société avec d’innombrables micro-intérêts ici et là, mais qui ne forment pas un ensemble, il n’y a pas le sens du collectif et de l’intérêt général.
Les gens ne cherchent plus à à partager avec le plus grand nombre, à participer au collectif, mais uniquement à faire passer leurs idées. Il y a donc une absence totale de la culture du compromis, qui souvent amène au collectif et à l’intérêt général et qui fonde un peu la politique.
Aujourd’hui des partis arrivent à se fonder sur une, deux ou trois idées alors qu’auparavant ils embrassaient tous les domaines, y compris ceux qui ne les passionnaient pas. Le Front National par exemple, devenu Rassemblement national, se concentrait au début seulement sur l’immigration et la sécurité, le reste n’existait pas. Pour les Verts c’est l’écologie, et le reste est anecdotique. Cela créé évidemment une multitude de partis, mais ça ne fait pas un collectif. Par ailleurs, il y avait autrefois dans les grands partis des courants ; c’est un bon moyen de renouer avec la politique. Les gens n’étaient pas tout à fait d’accord entre eux sur un certain nombre de points, mais à la fin il y avait une synthèse obligatoire où chacun faisait un compromis. La politique, c’est aussi faire beaucoup de compromis. Et aujourd’hui, beaucoup ne veulent pas de compromis, pour eux c’est cela ou rien. Or dans une société, il y a des gens différents et il faut les accepter avec leur différence.
RPP – Vous parlez dans votre ouvrage d’ « engagement open bar ». Qu’entendez-vous par-là ? Est-ce selon vous un phénomène durable ou seulement lié à la crise du politique ?
Timothée Nicolas – Nous avons, dans nos usages quotidiens, la capacité à personnaliser beaucoup d’objets, du téléphone à l’ordinateur par exemple. Mais ce n’est malheureusement pas possible de personnaliser tout au point que la politique puisse être faite pour chacun et strictement, exactement comme on l’aimerait.
A la base, l’idée est qu’avec chacun dans sa diversité on puisse construire un projet commun.
Or aujourd’hui, c’est l’inverse qui se produit : il faudrait construire un projet qui puisse satisfaire chacun dans les moindres détails. Certains élus participent à cette grande instabilité en proposant des mesures souvent catégorielles, qui ne répondent pas forcément à un projet global.
Philippe Méchet – L’ « engagement open bar », ce sont des formes d’engagement nouvelles qui sont, pour moi, incroyables. Il suffit d’aller sur un ordinateur et de cliquer pour adhérer à un parti sans même verser le moindre euro. On ne sait pas quand vous y entrez, quand vous en sortez. C’est par exemple le cas de La République en marche et de la France insoumise, n’importe qui peut y entrer, n’importe qui peut en sortir et ils peuvent annoncer qu’ils ont 300 000 adhérents.
Un engagement dans un Parti aujourd’hui est à peine une signature accolée au bas d’une pétition et sur laquelle on peut rapidement revenir. Nous sommes davantage dans l’adhésion émotion que dans l’adhésion engagement.
RPP – Ces formes de morcellement, voire de dérèglements, sont-elles selon vous l’expression d’une crise momentanée ou l’expression d’un basculement, qui ferait que le politique ne serait plus qu’un phénomène d’accompagnement ou de communication ?
Philippe Méchet – C’est une question très compliquée. Personnellement, je pense que le basculement a déjà eu lieu et le problème est que je ne suis pas sûr qu’on puisse revenir à la première version. Je crois qu’il va falloir adapter les modes de participation et d’engagement à la politique.
Timothée Nicolas – L’idée n’est pas de reconstruire ce qui a déjà été fait, d’en finir avec la politique et d’arriver avec des algorithmes à régler la situation de chacun. Ce qu’il faut, c’est remettre, avec les technologies de participation existantes, un peu de construction d’idées communes et de projet de société.
Dans le débat d’entre-deux-tours, on n’a pas bien compris quels étaient le projet de société global et leur vision du monde.
Lequel des deux candidats est conservateur ? Lequel est très progressiste ? On a plutôt entendu « moi, je suis pour la baisse des charges », « moi c’est la hausse des salaires » et inversement. En fait, cela banalise totalement le discours de l’un et de l’autre puisque ce ne sont que des mesures techniques.
RPP – Dans les causes du retrait de l’engagement politique et de la défiance, vous analysez précisément une triple dépossession. Le dessaisissement ou abandon des politiques des lieux de décisions politiques à Bruxelles, de la réflexion vers les think tanks et de missions relevant de l’intérêt général vers les entreprises. Quelle logique relie ces trois mécanismes ?
Philippe Méchet – Ceci explique en partie le sentiment vis-à-vis des politiques. Ils ont externalisé certaines décisions concernant le pays à Bruxelles, alors qu’une partie était tout à fait discutable. En même temps, ils externalisent le monde des idées des partis en disant que maintenant, il y a des gens qui sont des professionnels de la pensée et qui doivent nourrir les partis. Enfin, ils ont passé leur temps à voter des lois qui donnent des responsabilités aux entreprises alors qu’autrefois elles incombaient à l’Etat. Le citoyen voit bien que le politique a de moins en moins de pouvoirs et de marges de manœuvre. Quand le politique vient dire que ses marges de manœuvre sont limitées par l’économie, le citoyen lui répond que, certes, elles sont contraintes par les capacités économiques, mais elles le sont aussi du fait d’avoir externalisé la décision et de l’avoir reportée sur d’autres instances, en particulier sur l’Europe.
Il faut que les Etats retrouvent une marge de manœuvre.
On ne peut pas accepter qu’à l’exception des fonctions régaliennes, tout passe par l’Europe, cela n’a pas de sens. Les citoyens ne peuvent pas admettre que la décision ne soit plus prise par ceux qu’ils élisent, mais par une instance qui a été nommée. C’est un enjeu majeur pour beaucoup de pays européens.
Concernant les think tanks, ce sont eux qui aujourd’hui fabriquent les idées, et non plus les partis. Mais, les idées produites par les think tanks sont des idées d’élites qui ne sont pas vraiment confrontées aux problèmes des citoyens.
Enfin, on voit avec la législation à quel point il y a eu un transfert de compétences vers les entreprises.
Donc, à partir de là, le roi, à défaut d’être complètement nu, est quand même largement déshabillé.
RPP – La chose qu’on accole dorénavant au mot « intellectuel », est-elle du registre de l’expertise qui essaye de trouver un compromis entre le réel et le souhaitable, ou est-ce de l’ordre de la pensée ? Autrement dit, faites-vous un distinguo entre les experts et les penseurs ?
Timothée Nicolas – Il faut revenir à un constat de base : en France, nous sommes très pauvres sur le plan de la production des idées, et ce n’est pas une injure faite aux quelques think tanks qui essaient, malgré tout, avec l’argent qu’on leur octroie de faire quelque chose. J’en parlais récemment avec un ami qui travaille pour une fondation politique allemande qui a les moyens financiers d’avoir une antenne à Paris, emploie du personnel et tente de faire remonter les idées jusqu’au parti auprès de qui elle œuvre.
Il faut se rendre compte du chemin que nous avons à parcourir.
En Allemagne, les fondations perçoivent des dotations publiques très importantes et chacun des grands partis a sa propre fondation capable de produire des idées, d’aller visiter le monde pour recueillir des pensées, puis de faire réfléchir ses équipes pour qu’ensuite le politique se saisisse de tout cela et le transforme avec son expérience de politique, du quotidien des citoyens et du réel en idées actionnables. En France, quelques experts produisent des rapports que les politiques, qui n’ont pas forcément la compétence technique de l’analyse, traitent stricto sensu et sont donc un peu hors-sol, ce qui pose problème.
D’autre part, la production d’idées ne se faisant pas dans les partis et assez peu ailleurs, elle se fait par conséquent dans la rue, qui n’est pas un lieu de réflexions et de délibérations très efficace. Nous avons donc des partis, comme LR, le PS ou LREM notamment, qui nous ressortent tous les cinq ans, depuis vingt ans, plus ou moins le même programme et les mêmes annonces. Les discours sont devenus creux, car plus personne ne comprend ou a l’envie de comprendre ce qu’il y a derrière, et ridicules avec de grandes phrases comme « je crois à la valeur des choses », qui ne veulent rien dire. Si c’est cela la politique, forcément ça ne donne pas envie. Alors certains estiment qu’il faut une démocratie plus représentative et participative.
Dans le cadre actuel il n’y a, en effet, plus de production d’idées, il faut donc peut-être essayer de trouver comment faire autrement.
La question est finalement de savoir quel est le mode de délibération qui fait que les choses vont être acceptées. Je pense que la démocratie délibérative reste un moyen plus consensuel que tous les autres systèmes, mais si on parle de convention citoyenne et de démocratie directe, je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse de la bonne solution.
RPP – Beaucoup incriminent, comme facteurs de la crise du politique, les institutions et appellent à une VIe République. D’autres mettent plutôt en avant le contournement de la souveraineté nationale, qui affaiblirait la souveraineté populaire et la relation gouvernants-gouvernés. Dans les grandes propositions que vous faites, comment s’articulent les questions institutionnelles et le rapport aux institutions européennes pour réhabiliter le politique et l’engagement politique ?
Philippe Méchet – J’ai tendance à penser que le côté institutionnel n’est pas le centre de la question. Il est facile de dire que tout va aller mieux si on passe de la Ve à la VIe République, sauf que personne n’a compris à quoi va ressembler cette VIe République. La seule vraie question pour moi est : comment fait-on pour que chaque citoyen ait le sentiment d’être entendu par le politique et que ses arguments puissent peser dans le débat ? Cela signifie que les Français ont besoin de s’exprimer plus régulièrement. Cela passe certainement par une évolution des modes de représentation, mais il n’est pas nécessaire de changer les institutions de la République pour cela. C’est un leurre de penser qu’en changeant tout, cela ira mieux. L’important est d’essayer de comprendre ce qui ne va pas.
Ce qui nous interpelle, Timothée et moi, est qu’à part le misérabilisme prôné par certains et l’excès d’optimisme prôné par d’autres, on a le sentiment que l’évaluation de ce que pense la population, de ce qu’elle attend, n’est pas faite. Ainsi que l’écrit François Cornut-Gentille dans son ouvrage Savoir pour pouvoir, on ne cherche même pas à savoir, à décortiquer, à analyser.
Avant de décider, il y a un important travail préparatoire à effectuer.
Alors que là, nous avons un tas de personnes aux des idées toutes faites, qui ne partent pas du constat réel, mais d’un constat fantasmé, d’une impression. Il est donc évident pour moi que la question n’est pas institutionnelle ; elle est presque sociologique et philosophique.
Il faut avant tout comprendre ce que les citoyens attendent, la manière dont ils aimeraient davantage peser, exercer, s’engager avant de pouvoir déclarer qu’on va changer les institutions. La troisième partie de notre livre est d’ailleurs consacrée à des pistes de réflexion pour réenchanter l’engagement, ce que n’a pas réussi à faire Emmanuel Macron, alors qu’il avait annoncé au début de son premier quinquennat qu’il souhaitait réenchanter la politique.
RPP – Dans votre analyse de cette présidentielle et des législatives qui arrivent, quels sont les éléments qui vous inquiètent et ceux qui vous rendent optimistes, ou qui vous laissent entrevoir des leviers pour de nouvelles formes d’engagement politique ?
Philippe Méchet – Ce qui m’inquiète aujourd’hui est que la forme d’engagement la plus courante est la radicalité. On a le sentiment que rien n’existe sans elle. Or c’est tout le contraire de la manière de faire de la politique. On pouvait avoir des idées amenant vers des visions qu’on pouvait qualifier d’utopiques, mais aujourd’hui il y a une violence du débat totalement hallucinante par les mots, par les actes, par l’expression. Quand je vois que LFI a tenté d’investir, dans la circonscription de Vénissieux, une personne condamnée pour injures raciales, par ailleurs homophobe et tenant des propos que l’on peut assumer à de l’anti-sémitisme, je trouve cela très violent. Ce n’est pas comme cela qu’on construit l’avenir d’un pays, ou alors on considère qu’une partie du pays doit partir pour faire place à l’autre, mais je ne suis pas certain que cela fonctionnerait, car le sens d’un Etat est de faire vivre ensemble une pluralité de personnes.
Cette violence me rend pessimiste car elle ne permet pas d’essayer d’apporter des choses qui pourraient, petit à petit, construire un nouvel ensemble et de nouveaux engagements.
Là, on ne demande pas aux gens de s’engager, on leur demande de lancer des pierres. Ce n’est pas comme cela que nous allons progresser.
Thimothée Nicolas – Ce qui m’inquiète également est l’émergence de nombreux contre-pouvoirs. La rue, les médias, les réseaux sociaux veulent régner comme des contre-pouvoirs mais n’acceptent pas, eux-mêmes, d’avoir les leurs. En face, nous avons un pouvoir central très faible puisque appuyé sur une base sociologiquement étriquée et un Parlement fragiles. Si l’on prend certains régimes européens, ou même américains, il y a une canalisation des pouvoirs extrêmement puissante et les mouvements sociaux sont complètement intégrés aux discussions. En France, nous avons une succession de pouvoirs qui sont tous très faibles et qui supportent difficilement l’idée du compromis. Finalement, à quoi cela sert-il de s’engager si ce n’est pour pousser la radicalité ? Ainsi la politique se radicalise, la rue, internet et les médias se radicalisent. Plus personne ne regarde la télévision, où en tout cas le pouvoir prescripteur est assez faible.
Les réseaux sociaux et la rue se parlent à eux-mêmes, il n’y a plus de transversalité.
RPP – Lorsque vous parlez de radicalité, on ne l’entend pas au sens étymologique du terme, « aller à la racine des choses », mais plutôt comme une forme d’expression de la violence et de la pression exercées sur les autres. Cette radicalité violente, est-elle une façon de se faire entendre des classes dirigeantes pour les remettre dans le droit chemin par le retour du politique dans la conflictualité, ou est-ce au contraire le basculement dans un nihilisme qui fait que nous serions seulement dans des passions tristes ?
Philippe Méchet – J’aurais espéré la première version, mais je pense que nous sommes plutôt dans la seconde. Nous l’avons observé lors de la campagne présidentielle. Les candidats qui proposaient de construire un projet n’ont recueilli qu’entre 2 et 5 % des voix, à l’exception d’Emmanuel Macron. En revanche, ceux qui voulaient renverser la table ont été entendus et ils ont fait des scores relativement élevés. Nous sommes donc bien dans le nihilisme et pas dans la construction.
RPP – N’y a-t-il pas une tentative, de la part d’un tribun comme Jean-Luc Mélenchon, de transformer ce que vous décrivez en énergie politique plus durable et constante ?
Philippe Méchet – Je ne le pense pas. Il suffit de regarder le parcours de Jean-Luc Mélenchon pour voir que ce ne sont pas les convictions qui l’envahissent. Il a changé maintes fois d’opinions sur de nombreux sujets.
RPP – Jean-Luc Mélenchon n’exercerait-il pas une fonction tribunitienne populo-démagogique ?
Philippe Méchet – Je mettrais une nuance à cette question de fonction tribunitienne. Lorsqu’on disait que le Parti communiste avait une fonction tribunitienne, suivant la définition de Georges Lavau, c’était aussi pour porter un autre projet de société. Il faut qu’on arrête de nous faire croire qu’il y a un projet de société derrière les partis qui se revendiquent radicaux.
La radicalité n’est pas un projet de société, c’est un moyen pour atterrir quelque part et je ne vois pas où est le quelque part.
Pour résumer, Ils prennent la radicalité pour une fin, or ce n’est pas une fin mais un moyen.
RPP – Emmanuel Macron, nouvellement réélu président, vient de laisser entendre qu’il allait procéder différemment dans sa façon de gouverner. Deux questions se posent qui font écho à votre livre. Y a-t-il selon vous des pistes à explorer sur ces nouvelles façons de gouverner ici et maintenant ? Est-ce suffisant pour réparer et inciter à l’engagement politique qui nous tient ensemble depuis des siècles ?
Philippe Méchet – Nous sommes dans un tel délabrement qu’il n’y aura pas de recette miracle. Il doit, bien entendu, pousser à l’engagement et trouver de nouveaux modes d’écoute. Dans notre livre, nous avons beaucoup travaillé la question de la représentation et la question de l’écoute permanente. Comment fait-on pour écouter, pour débattre ? Le plus compliqué pour un politique est d’accepter d’évoluer sur l’écoute de l’opinion. Le problème est que très souvent, la décision est prise, la rue sort et c’est seulement sous pression de la rue que la décision est modifiée. Les pistes à explorer sont, pour moi, à la fois la représentation et comment réapprendre l’écoute et la prise en compte.
Timothée Nicolas – Le problème vient également de la nouvelle manière de gouverner et des rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif.
Le fait qu’à chaque élection présidentielle revienne le débat sur l’organisation constitutionnelle, la durée du mandat, la répartition des pouvoirs devrait nous poser question.
Notre pratique du pouvoir n’est pas claire et renforce le constat fait précédemment d’une faiblesse généralisée de toute forme de pouvoir aujourd’hui.
RPP – Les nouvelles formes d’engagement des jeunes ou mobilisation des salariés-citoyens au travers de l’Intelligence collective dans les entreprises, dont vous êtes pionniers, recèlent-ils des expériences et promesses pour inciter à faire de la politique ?
Philippe Méchet – Oui, je suis persuadé que l’Intelligence Collective peut aider à retrouver le chemin de l’échange et du débat. Non parce que c’est mon métier et que j’en vois tous les effets bénéfiques dans mon entreprise où les salariés interviennent autant sur la stratégie que sur l’organisation. Mais ils apprennent aussi à écouter des arguments qu’ils ne partagent pas forcément, à avancer leurs propres arguments et à accepter de chercher ce qui rendrait un projet acceptable pour le plus grand nombre et dans l’intérêt général. La Convention Citoyenne pour le Climat était de ce point de vue une expérience intéressante. Avant de proposer, chacun a appris à écouter. L’intelligence collective apprend à écouter, proposer, trouver des compromis. A une échelle plus large que l’entreprise, cela s’appelle La Démocratie.
Faites de la politique !
L’unique manière de sauver notre démocratie
Philippe Méchet, Timothée Nicolas
Editions de l’Observatoire, 2022, 400 p.
Propos recueillis par Stéphane Rozès