En farfouillant dans de vieilles malles, l’on retrouve parfois de vieux écrits, des « écrits de jeunesse ». En voici un, rédigé au début des années 1970, il y a donc plus de cinquante ans. Il concerne Max Weber et, parce qu’il m’a semblé pouvoir intéresser le public averti de la Revue, je vous le livre « dans son jus ». Je demande bien sûr la plus grande indulgence pour l’étudiant en droit de 2ème ou 3ème année qui a commis cette analyse, à l’âge de vingt-et-un ou vingt-deux ans.
Max Weber, qui est considéré à juste titre, me semble-t-il, comme l’un des plus grands sociologues de tous les temps, ne s’est intéressé que tardivement à la sociologie. Juriste de formation, il a enseigné quelque temps le droit commercial. Puis, après s’être penché sur les problèmes de politique sociale, il a étudié l’économie. En 1894, il obtenait une chaire à l’université de Heidelberg en Brisgau puis, en 1897, une chaire identique à l’université de Heldelberg. Il terminera sa carrière par l’enseignement de la sociologie.
Atteint d’une maladie nerveuse, Weber devait cesser ses activités pédagogiques en 1903 mais il n’en continuait pas moins à examiner attentivement les événements qui modifiaient profondément le visage de l’Allemagne. En 1919, dans un Munich gagné au bolchevisme, il prononça devant un auditoire d’étudiants deux conférences qui ont été réunies, en 1950, par M. Julien Freund, sous le signe significatif du « Savant et du politique ».
Cet ouvrage est d’une richesse prodigieuse et d’une « actualité brûlante » Les questions pédagogiques qui y sont développées ont franchi le temps et ont une résonnance particulière en France, à la suite des événements de mai 1968 [ne l’oublions pas, j’écris ce texte au début des années 1970].
Les idées centrales exposées dans ce livre laissent transparaître à la fois les talents du juriste et le génie du sociologue, sans oublier l’aisance du politologue.
Première conférence. Durant des siècles, les hommes ont crû que la Science pouvait leur donner la clé de la Vérité. Le concept, l’expérimentation rationnelle semblaient être des instruments adéquats pour parvenir à la connaissance suprême. En réalité, la Science ne s’est pas révélée apte à donner un sens au monde. Elle n’a pas permis d’atteindre « l’être véritable », « l’art vrai », « la vraie nature », « le vrai Dieu », « le vrai Bonheur ». Doit-on en conclure avec Tolstoï qu’elle n’a aucun sens ?
Weber examine les présuppositions qui viennent au secours du travail scientifique.
C’est ainsi qu’il est « présupposé » que la Science enrichit la technique ou bien a tout simplement une valeur en soi parce que représentant une « vocation ». À l’appui de sa démonstration, l’auteur cite d’abord la présupposition de la médecine qui consiste pour le médecin à apporter des soins diligents à un individu, même s’il est condamné à d’horribles souffrances et à trépasser inéluctablement. Weber cite aussi les présuppositions de la science de l’art, de la science du droit. Or, toutes ces présuppositions ne peuvent être expliquées scientifiquement. En définitive, la Science ne répond pas à la question fondamentale : la vie a-t-elle un sens ? Mérite-t-elle d’être vécue ?
Elle n’est, pour reprendre la formule même de l’auteur, que la technique de la maîtrise de la vie.
Utilisée comme vocation, la Science, est-il besoin de le rappeler ?, garde tout son sens. Et le savant doit rester sujet à toutes les obligations qu’elle lui impose – dont la probité intellectuelle. Il doit se garder de formuler des jugements de valeur. L’Homme de Science doit transmettre les connaissances dont il est le dépositaire.
C’est la raison pour laquelle la politique n’a pas sa place dans la salle de cours d’une université, aussi bien du côté des étudiants que du côté des enseignants. Les convictions personnelles nuisent à la recherche de la Vérité et aucune science ne peut d’ailleurs les justifier.
Ces réflexions, comme il est aisé de le constater, n’ont pas perdu aujourd’hui de leur saveur. À une époque [années 1970, je le répète] où l’action politique règne en maître dans certaines de nos universités, où le bavardage tend à remplacer intégralement tout enseignement magistral, il est permis de se demander si Weber n’avait pas raison lorsqu’il écrivait qu’en fin de compte le rôle du professeur était d’offrir à ses étudiants des connaissances.
L’Université est le lieu de la transmission du savoir, non un lieu d’affrontements politiques.
Avant d’abandonner le terrain de l’enseignement, nous aimerions citer un passage de la conférence qui constitue, à notre sens, une prophétie tout à fait remarquable et qui, malheureusement, ne s’est que trop concrétisée de nos jours. Evoquant la situation différente de l’étudiant américain et de l’étudiant allemand, l’auteur pouvait écrire : « Cependant, malgré un nombre incroyable d’examens, il [l’étudiant américain] n’est pas encore devenu, à cause de l’esprit qui règne dans l’université américaine, la pure bête à examens qu’est l’étudiant allemand. En effet, la bureaucratie qui fait du diplôme une condition préalable, une sorte de billet d’entrée dans le royaume de la prébende des emplois, n’est encore qu’à ses débuts outre-Atlantique ». Ce phénomène, fort bien vu par Weber, et qu’il n’est pas besoin d’expliciter, est lié à notre type de société dite « technocratique ».
Refermons cette parenthèse et revenons-en à l’apport positif de la Science à la vie pratique de l’homme. En plus d’une certaine maîtrise des événements par la prévision, la Science apporte des méthodes et une discipline rigoureuse à laquelle elle se soumet elle-même.
Cette analyse de la vocation scientifique, Weber l’a complétée par des explications qui touchaient directement aux circonstances particulières de l’Allemagne de 1919 : le désarroi des jeunes et quête de nouvelles valeurs et de chefs pouvant les assumer.
La seconde conférence de Max Weber a certainement davantage passionné son auditoire ; le sociologue et surtout le politologue s’y distinguent par la précision avec laquelle les problèmes sont traités et par l’extraordinaire compétence qui s’y exprime.
Cet exposé est le fait d’un homme qui, faute d’avoir pu exercer une action politique, s’est profondément intéressé à la science politique – dont il est d’ailleurs l’un des grands représentants.
La politique a fasciné Max Weber. L’idée qu’il s’en faisait n’a jamais varié. Dès 1896, il déclarait à Naumann qui voulait transformer le mouvement évangélique et social en un mouvement politique : « Un parti politique qui ne pense qu’à recruter les plus faibles ne parviendra jamais à la puissance politique ». Pour terminer en ces termes : « Quiconque prend la responsabilité d’introduire ses doigts dans les rayons de la roue du développement politique de sa patrie doit avoir des nerfs solides et ne pas être trop sentimental pour faire de la politique temporelle. Et quiconque s’engage dans la voie de la politique temporelle doit avant tout rester sans illusions et reconnaître … le fait fondamental de l’existence de la lutte inéluctable et éternelle des hommes contre les hommes sur cette terre. »
M. Julien Freund, dans son introduction aux « Essais sur la théorie de la Science », voyait en ces textes la préfiguration de la célèbre distinction entre éthique de conviction et éthique de responsabilité – pilier du « Savant et du politique ».
Quoiqu’il en soit, la politique, selon Weber, fait intervenir un moyen redoutable : la force.
Car, pensait-il, « on fait la politique avec les moyens de la politique et non avec ceux de la science ou de la morale, de même qu’on y poursuit un but politique et non point moral ou scientifique. » L’État se distingue de tous les autres groupements par un moyen qui lui est spécifique : la violence physique.
Il est « une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé… revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »
Cette définition de l’État a reçu l’approbation de la plupart des juristes et politologues modernes. M. Lescuyer, professeur à l’université de Paris II, dans un enseignement sur la théorie générale de l’État, pouvait ajouter qu’à partir du moment où l’État ne disposait plus du monopole de cette force, il était condamné à disparaître. Et de citer l’exemple de la République de Weimar minée de l’intérieur par la coexistence, à côté de la police régulière, des sections d’assaut hitlériennes. Nombreux sont d’ailleurs les exemples historiques qui pourraient confirmer cette opinion. L’État ne peut partager cette violence qui le caractérise. Cela devient dangereux à partir du moment où l’appareil étatique ne représente qu’une réunion d’individus qui vont manier la machine à leur gré. Rejoignant Marx qui voyait en l’État l’instrument de domination d’une classe sur les autres, Weber affirme qu’il est le moyen pour l’homme d’exploiter l’homme. Force est de reconnaître que cette thèse n’a que rarement été contredite par les faits, même si les gouvernants invoquent souvent l’intérêt général pour justifier l’usage de cette violence.
Cela veut-il dire que tout pouvoir étatique soit néfaste ? Non, répond Weber, cette domination est justifiée par la légitimité.
Celle-ci a trois fondements : le traditionalisme, le charisme et le légalisme. La légitimité de type légaliste ou rationnel repose sur la conviction que les procédures de fixation du statut social sont légales. Les gouvernés ont le sentiment que les gouvernants ont le droit de faire ce qu’ils font pourvu qu’une certaine régularité dans les formes soit respectée. La loi sera l’acte voté par le Parlement et promulgué par le président de la République. Si cette procédure est suivie, la loi devient obligatoire car elle est légitime.
La légitimité traditionnelle repose sur la croyance que « les coutumes [qui sont] sanctifiées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter » ont par elles-mêmes un caractère sacré et que cela suffit à justifier le pouvoir des gouvernants. Ce caractère « sacré » du pouvoir résulte souvent de l’origine divine qui lui est attribuée.
La légitimité de type charismatique a retenu davantage l’attention de Weber, pour deux raisons à notre avis, dont l’une inavouée mais évidente. La première de ces raisons, l’auteur la mentionne expressément. Le prophète, le chef militaire, le souverain plébiscité, le grand démagogue ou le chef d’un parti politique ont ceci en commun qu’ils obéissent à une certaine vocation. Ils croient à leur mission et pensent qu’eux-seuls peuvent la remplir. On parle souvent du charisme d’Hitler, rarement de celui de Staline. Cependant le successeur de Lénine avait la sincère conviction de servir la cause socialiste. Et le peuple soviétique lui faisait confiance, malgré les erreurs, malgré les crimes qu’il commettait. Cela est d’ailleurs confirmé par de nombreux témoignages d’hommes ayant approché de très près le dirigeant de l’URSS, et notamment par tous ses adversaires (Boukharine en particulier).
Si Weber est attaché au charisme, c’est aussi pour répondre au désir de son auditoire.
En 1919, la jeunesse allemande est en pleine effervescence. Elle recherche des chefs pour la guider. Cette attitude, entre nous, n’était sans doute pas pour déplaire à l’auteur qui penchait vers les idées nationalistes. Quoi qu’il en soit, le fait hitlérien qui apparaîtra en 1933 sera longtemps accepté par la population allemande.
Après avoir examiné les trois types de pouvoir, Max Weber procède à l’étude des moyens mis à la disposition des gouvernants pour l’exercice de leur pouvoir. Ces instruments sont d’abord d’ordre humain : il s’agit des collaborateurs, de « l’état-major administratif ». La question qui se pose est de savoir si cette administration sera propriétaire des moyens de gestion ou bien si elle n’en aura que l’usage. Autrement dit, sera-t-elle ou non indépendante du pouvoir politique ?
La dépendance donne naissance à la bureaucratisation. Or celle-ci caractérise tous les États modernes.
Tout individu, poursuit l’auteur, est plus ou moins lié à la politique. Il en fait occasionnellement, ou bien à titre de profession secondaire, ou bien y consacre tout son temps. Dans ce cas, il peut vivre « pour » la politique qui devient alors sa vocation. S’il se met à son service, il doit être « économiquement disponible », c’est-à-dire avoir des revenus suffisants pour se dévouer totalement à la cause qu’il a résolu de servir. Cette disponibilité, Aristote, dès le IVème siècle avant notre ère, l’exigeait. En définitive, elle est toujours la règle aujourd’hui, du moins dans l’hypothèse où l’homme politique se dévoue entièrement à sa mission. Pour se faire, il a cependant besoin de ce que Weber appelle « un corps de travailleurs intellectuels spécialisés, hautement qualifiés, préparés à leur tâche professionnelle par une formation de plusieurs années, et animés par un honneur corporatif très développé sur le chapitre de l’intégrité. » [N’est-ce pas là la définition même du corps des énarques français, ces technocrates de notre temps ?] La probité de ces fonctionnaires s’impose d’autant que « l’importance économique de l’État s’accroît constamment et ne cessera de s’accroître encore surtout si l’on considère les tendances actuelles à la socialisation. »
Après la technocratie, c’est l’interventionnisme de l’État qui préoccupe l’auteur. Avant de nous exposer un véritable droit de la fonction publique. Weber a très bien vu que la tendance était au fonctionnariat de carrière et qu’à côté des fonctionnaires au sens stricto sensu commençait à se constituer un corps de fonctionnaires politiques. Si la nécessité de tels hommes est incontestable, écrit-il, ils ne doivent en aucun cas s’occuper de politique.
Michel FIZE,
Sociologue, Politologue,
« Ecrit de jeunesse », rédigé entre 1970 et 1973.
Source image : Natata / Shutterstock.com