On l’oublie quand il est trop tard : la démocratie ne va pas de soi. Surtout après des années de pratique courante où tout semble dû et acquis aux citoyens au nom d’une liberté sans limite. Face à la montée des défis, il est plus facile de s’en prendre au système qu’aux acteurs que sont les citoyens, c’est-à-dire à chacun d’entre nous. Cette facilité est perverse, on le sait bien. La prise de distance des citoyens avec leur propre responsabilité est grave ; elle traduit une perte de confiance qui leur fait oublier qu’il ne tient qu’à eux d’améliorer la pratique démocratique, dans la vie locale notamment, que les partis leur sont ce qu’ils en font et que le débat est ouvert.
De fait, le « dérèglement démocratique » que nous observons réside moins dans le fonctionnement insatisfaisant du jeu institutionnel, toujours perfectible, que dans les raisons politiques qui peuvent installer un décrochage de l’adhésion populaire à ce qui est l’essence même du régime démocratique, à savoir une volonté individuelle, éclairée et consciente, d’apporter sa contribution à la formation de l’intérêt général par-delà la réclamation légitime de la protection des intérêts particuliers. Serpent de mer ou éléphant dans la pièce, cette concession en faveur de l’intérêt général qui a forgé le mythe d’une démocratie athénienne exemplaire, semble réservée chez nous aux périodes dramatiques et encore, comme si la démission collective était la face cachée de la démocratie qu’on confond volontiers avec la répartition vétilleuse des avantages personnels…
Or, nous vivons un temps préoccupant au regard des défis d’avenir que nous laissons le soin de traiter à la génération qui suivra, faisant de la démocratie le contraire de ce pourquoi elle a été inventée : un sauve-qui-peut catégoriel qui accumule les problématiques au lieu de soumettre à la décision commune, directement ou indirectement, la résolution des enjeux, économiques, sociaux, culturels, géopolitiques…A ce jeu, on prend le risque de ne pouvoir jamais concilier efficacité et justice, prospérité et indépendance, solidarité et progrès… sauf à laisser les algorithmes le faire à notre place ou une contrainte externe irrépressible. Nous le savons, nous l’avons vécu, mais nous ne parvenons pas à discipliner notre gestion collective, faute d’un attachement suffisant à nos valeurs fondamentales !
La crise démocratique actuelle appelle à se ressourcer dans nos valeurs pour dire pourquoi nous voulons rester démocrates et comment mieux y parvenir.
On appellera ce recours raisonné aux valeurs fondatrices « l’esprit démocratique » ; c’est la seule corde de rappel et l’objet de résistance qui renvoie les captations de pouvoir à se ressourcer dans le pourquoi et le comment d’un gouvernement du peuple par le peuple, qu’on aura mis des siècles à faire émerger en occident et qui ne couvre encore qu’un quart des pays sur la planète. Ce socle de valeurs qui porte le progrès démocratique, jamais figé, trop méconnu, sorte « d’évangile du citoyen », s’il est oublié, laisse place effectivement à tous les abandons quotidiens.
Certes, en faisant l’éloge des valeurs qui s’incarnent en France dans un bloc de constitutionnalité, gardé mais non figé, dans une construction historique de principes formels, que la justice utilise librement, et dans une codification de modes de fonctionnement spécifiques qui se veulent protecteurs tout en étant contraignants, on a conscience, comme le relevait déjà Tocqueville, que nos sociétés peuvent verser rapidement dans le conservatisme plus que dans le mouvement. La réponse à ce risque fut l’apport tout à fait substantiel de Giscard à l’ordre républicain, lequel avait été remis à plat à son retour au pouvoir par le Général de Gaulle, lorsqu’il proposa dès 1974 de faire évoluer la gouvernance de la France post-68, en mettant en avant trois principes politiques majeurs, fort bien théorisés dans son ouvrage personnel « Démocratie française » : premier principe démocratique, l’Etat doit servir la Société, et non l’inverse, en facilitant son adaptation permanente et en répondant aux attentes variées des personnes. Deuxième principe giscardien de la pratique politique, le respect strict des institutions, qu’on ne met ni à sa disposition, ni à celle de son camp ; le cadre institutionnel s’impose d’abord aux dirigeants qui ont un devoir d’exemplarité. Troisième principe nouveau : permettre aux citoyens de prendre une responsabilité dans le bon fonctionnement de la vie publique, pour aller chercher des consensus larges – « 2 français sur 3 » – en ouvrant aux jeunes, aux femmes, aux partenaires sociaux et aux acteurs locaux, dont les ONG, les consommateurs, des voies de pouvoir qui les associent en amont des décisions.
Nous proposons à cet effet de rendre accessible cette connaissance, cette compréhension et cette adhésion à « l’esprit démocratique » en remettant le sujet dans sa complexité philosophique au centre de l’enseignement civique de base de nos écoles et universités et en nourrissant un travail intellectuel de formalisation et de maïeutique qui imprégnera les futurs élus ou dirigeants, trop souvent prompts à oublier qu’ils doivent être les premiers garants de l’ordre démocratique commun. De même qu’il n’y a pas de patriotisme sans appropriation de son histoire nationale dans ses mécanismes explicatifs, il n’y a pas de vie démocratique sérieuse sans appropriation de la règle de droit dans sa genèse et la justification des principes qui la sous-tendent. L’amnésie comme l’automaticité numérique sont devenues les poisons de nos sociétés ; « l’affectio societatis » n’est jamais un dû ou un acquis ; il faut aller le rechercher sans cesse dans ses fondements légitimes pour en faire bon usage, ce qui ne veut pas dire, tout au contraire, qu’il ne soit pas à rénover en s’inspirant d’évolutions légitimes et partagées.
Nous ne devons jamais oublier que la démocratie française n’est pas née de rien, qu’elle vaut beaucoup plus que son formalisme et qu’elle demeure dans le monde actuel l’actif politique, spirituel même, garant d’une quête d’humanisme universel qu’aucune autre valeur n’a encore dépassé si on veut éviter la théocratie ou l’autoritarisme qui rôdent. Penser, entretenir l’esprit démocratique et le valoriser constituent un ressourcement « athénien » pour notre temps.
Patrick d’Humières
Co-animateur du Campus Démocratie Française, soutenu par la Fondation Valery Giscard d’Estaing.