Benjamin Morel, enseignant en droit public, analyse pour la RPP les tensions entre le Sénat et l’exécutif dans le cadre de la commission d’enquête relative à l’affaire Benalla. Pour l’universitaire la saisie de la justice par le bureau du Sénat au sujet du soupçon de faux témoignages de proches collaborateurs du président de la République ne contrevient nullement au principe de séparation des pouvoirs. Décryptage.
Arnaud Benedetti – Le bureau du Sénat saisit la justice pour cinq possibles faux témoignages dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire au sujet de l’affaire Benalla. S’agit-il d’une première ?
Benjamin Morel – Non, le bureau du Sénat avait, le 28 avril 2016, saisi le parquet du cas du pneumologue Michel Aubier sur le motif de faux témoignage. Ce dernier n’avait pas reconnu les liens qu’il entretenait avec le groupe Total. Il sera condamné par la justice à six mois de prison avec sursis et à 50 000 euros d’amende.
Ce qui est nouveau en revanche, c’est qu’une telle procédure soit lancée contre des collaborateurs de l’exécutif.
Cela ne contrevient pas à la séparation des pouvoirs. En aucun cas les individus concernés ne disposent d’une immunité. Dans un arrêt du 19 décembre 2012, la Cour de cassation note ainsi qu’« aucune disposition constitutionnelle, légale ou conventionnelle ne prévoit l’immunité ou l’irresponsabilité pénale des membres du cabinet du Président de la République ». Tout comme il est conforme à la séparation des pouvoirs que ces collaborateurs soient convoqués devant une commission d’enquête parlementaire, il est conforme à la séparation des pouvoirs que leurs témoignages fassent l’objet d’une enquête par l’autorité judiciaire.
Toutefois, le faux témoignage reste pour ces trois personnalités bien difficile à attester. Il y a très loin de la saisie du parquet par le Bureau à la condamnation des collaborateurs en question.
Arnaud Benedetti – Faut-il lire une étape supplémentaire dans la mise sous tension de l’exécutif par le Sénat ?
Benjamin Morel – Les rapports entre le Sénat et l’exécutif sont en dents de scie depuis le début du quinquennat. La révision constitutionnelle proposée par le président de la République porte clairement atteinte au bicamérisme en remettant en cause le principe de la navette parlementaire. Cependant, cette dernière est nécessaire pour qu’un vrai dialogue s’instaure entre les chambres et que la loi en sorte renforcée. La diminution du nombre de parlementaires rend par ailleurs difficile une représentation juste des territoires, ce qui constitue l’ADN de la légitimité du Sénat. Or, aucune révision constitutionnelle ne peut avoir lieu sans le vote conforme du Sénat. Ce n’est qu’après, au titre de l’article 89 de la Constitution, que le président peut soumettre à référendum ou au Congrès le texte.
Pourtant, les relations semblaient s’être apaisées. Emmanuel Macron a cherché des soutiens parmi les maires et les départements. Ceux-ci représentent respectivement les électeurs et les circonscriptions des sénateurs.
L’exécutif a donc beaucoup à perdre dans une guerre avec le Palais du Luxembourg, mais la majorité sénatoriale également.
En divisant centristes et Républicains, la décision du Bureau a fracturé la majorité sénatoriale… à moins que la suréaction de l’exécutif ne la ressoude. Par ailleurs, un référendum sur le nombre de parlementaires, ce qui ne relève pas de la Constitution mais de la loi organique, représente encore une menace pour la seconde chambre.
Arnaud Benedetti – A terme s’agit-il d’un progressif infléchissement vers un mode de contrôle à l’américaine ?
Benjamin Morel – Le Parlement français dispose de moyens humains et matériels qui ne souffrent pas la comparaison avec son homologue américain. Le travail des commissions d’enquête françaises est donc plus artisanal. Par ailleurs, les partis politiques américains sont plus des syndicats d’élus que de vraies formations structurées autour d’une idéologie. Les votes ne sont que partiellement déterminés par le fait d’être démocrate ou républicain. C’est un point important pour comprendre pourquoi la commission d’enquête de l’Assemblée s’est effondrée sur elle-même. En jouant l’affrontement entre majorité et opposition, elle était condamnée d’avance. Il n’en va pas de même au Sénat. La majorité du Sénat est de droite et son opposition est constituée de la gauche. Cette configuration a permis une réflexion interpartisane sur un sujet très politique sans qu’une majorité soutenant l’exécutif ne puisse la bloquer. La présence de centristes dans la majorité, plutôt bienveillants à l’égard d’Emmanuel Macron, a également permis d’éviter que la commission ne soit trop partisane.
Par ailleurs, le pouvoir d’une institution dépend aussi de la façon dont celle-ci peut donner de la publicité à ses travaux. Les commissions parlementaires américaines sont très médiatisées. Ça n’a jamais été le cas en France jusqu’à l’affaire Benalla.
Si les médias donnent autant d’écho aux prochaines commissions d’enquête, alors le statut de ces organes évoluera, de fait, dans un sens plus « américain ».
Au regard, toutefois, de la conjoncture politique et l’attention médiatique, la commission d’enquête Benalla reste pour l’instant une exception dont il conviendra de scruter si elle marque un précédent.
Arnaud Benedetti – Le Premier ministre n’a pas participé aux questions d’actualité au Sénat en signe de mécontentement manifestement et le président de l’Assemblée nationale décline une conférence commune avec le président du Sénat. Quelle lecture faites-vous de ces événements ?
Benjamin Morel – Le gouvernement veut montrer sa désapprobation. Lors de la crise entre le Général de Gaulle et le Sénat dans les années 60, le gouvernement n’était représenté que par un secrétaire d’État. C’était pour les gaullistes une façon de marquer leur mépris vis-à-vis du Sénat. La suite a montré que ce n’était pas une bonne stratégie. Les sénateurs représentent un relais important en direction des élus locaux dont le soutien est essentiel pour la mise en place des politiques publiques. Emmanuel Macron devrait éviter de se fâcher avec les maires. Par ailleurs, alors qu’à la sortie du Bureau du Sénat la majorité qui soutenait Gérard Larcher était fracturée, une attaque en règle contre l’institution aura pour première conséquence de la ressouder. Enfin, en s’attaquant aux sénateurs plutôt qu’en prenant acte de la transmission à la justice de dossiers à l’avenir plus qu’incertain, le gouvernement dramatise une crise qui, aux yeux de l’opinion, gagne dès lors en ampleur. Il est probable que ceux qui espéraient que la transmission au procureur représenterait un coup politique n’en espéraient pas tant.
Benjamin Morel
Enseignant en droit public
Crédit photo : Wikipédia