Depuis l’éclatement du système de Bretton Woods au début des années 1970, les niveaux de dette ont très largement augmenté à travers le monde. En effet, le ratio moyen de la dette souveraine ramené au PIB est passé d’environ 30 % en 1974, à presque 75 % en 2007, à la veille de la crise financière dite des « subprimes ». Puis, stimulée par des politiques monétaires systématiquement accommodantes des banques centrales, la dette totale des états a continué à progresser et représente aujourd’hui environ 95 000 milliards de dollars, soit près de 100% du PIB mondial. Or, la combinaison d’un endettement élevé et de la récente remontée des taux d’intérêt a fait mécaniquement grimper le coût du service de la dette (ou du refinancement, si le taux d’intérêt est fixe), dans un contexte de croissance économique ralentie. De fait, de nombreuses inquiétudes apparaissent actuellement quant au risque de « trappe à dettes », dans la mesure où les taux d’intérêt excèdent le taux de croissance du PIB.
En outre, l’expansion de la taille du bilan des grandes banques centrales depuis 15 ans est tout à fait frappante : de 2007 à 2022, le PIB des Etats-Unis a été multiplié par 1.75, quand le bilan de la Réserve fédérale (« Fed ») a lui été multiplié par 10. Le constat est le même pour le bilan de la BCE, alors que le PIB de la zone euro n’a que faiblement progressé durant cette période. Outre-Atlantique, le ratio d’endettement dépasse maintenant les 120 % et les Etats-Unis ont d’ailleurs perdu leur notation AAA chez deux des trois agences de notation internationales (S&P en 2011 et Fitch en juillet 2023). Mais, outre les états, les autres agents économiques, c’est-à-dire les entreprises (hors banques) et les ménages sont également très endettés. Ainsi, l’encours total de la dette mondiale a atteint un nouveau record au premier trimestre 2023, dépassant les 300 000 milliards de dollars, soit plus 300% du PIB global.
Dans un premier temps, ces montants faramineux de liquidité injectés par les banques centrales sont restés prisonniers de la sphère financière, ne faisant augmenter que le prix des actifs (actions, obligations, immobilier, crypto monnaies, etc.), sans impact sensible sur l’inflation. Phénomène que certains décrivent comme une marée montante (« lifting of all boats ») et d’autres comme une bulle financière généralisée (« everything bubble »).
Une chose est sûre, cela a permis d’entretenir le mythe de l’économie « goldilocks » : un environnement idéal pour les investisseurs, ou les entreprises se développent et génèrent une croissance continue des bénéfices, et ou les marchés financiers s’apprécient naturellement.
Mais, dans un second temps, les dépenses d’urgences liées à la pandémie de Covid-19 (« helicopter money ») ont fait ruisseler ces liquidités vers l’économie réelle (les entreprises et les ménages), déclenchant une envolée du prix des biens et services, mesurée par l’inflation. En effet, il faut rappeler que face au choc apparu lors de la pandémie, la réponse des banques centrales a été fulgurante et exceptionnelle dans son ampleur : le bilan de la Fed (en passant de 4 000 milliards à 8 000 milliards de dollars) et celui de la BCE (en passant de 4 500 milliards d’euros à presque 9 000 milliards d’euros) ont tous les deux doublés en quelques mois. Et, les autres banques centrales leur ont emboîté le pas dans des proportions souvent similaires. Ainsi, elles ont permis aux gouvernements de financer le « confinement du monde », véritable effort de guerre, avec ses allocations chômage, son soutien aux entreprises sinistrées, et autres dépenses d’urgences pour l’économie.
Le sous-jacent théorique justifiant cette réaction radicale des banquiers centraux en 2020 vient d’une école d’économie relativement nouvelle, la théorie monétaire moderne (Modern Monetary Theory, ou « MMT »).
Celle-ci affirme notamment que les gouvernements ne peuvent jamais faire faillite. Postulat qui apparait d’emblée étonnant, car historiquement, seuls quelques rares pays bien disciplinés ont évité les crises de la dette. Dans la MMT, un gouvernement peut engager des dépenses, malgré son déficit budgétaire, en émettant une obligation au bénéfice de la banque centrale afin de boucler son budget. Cette émission obligataire n’étant qu’une dette publique qu’elle doit à elle-même, l’obligation pourrait, selon le dogme de la MMT, être supprimée du bilan de la banque centrale simplement en compensant les écritures comptables dans les comptes du gouvernement et de la banque centrale. La MMT pensait donc avoir résolu une équation jadis considérée comme impossible : le PIB peut s’accroitre, sans que ni la dette ni les taux d’intérêt n’augmentent. L’argent « magique », c’est-à-dire gratuit était né, au prix d’une distorsion sans précédent du mécanisme de fixation des taux d’intérêt.
En fait, la MMT n’a fait que raviver, et sans doute pervertir, la théorie keynésienne. Si, dans les années 1970, Milton Friedman avait montré que l’inflation était « toujours et partout un phénomène monétaire », les déficits budgétaires feraient grimper les taux d’intérêt. Friedman avait donc remis en cause la théorie keynésienne en démontrant qu’au-delà d’un certain seuil, les déficits ne fourniraient pas de relance efficace à cause de la hausse des taux d’intérêt qu’ils engendrent. Ainsi, le fameux multiplicateur budgétaire keynésien, tendrait finalement vers zéro.
Face à l’apparition d’une forte inflation, les banquiers centraux ont d’abord affirmé que le phénomène était transitoire.
Ce narratif identifiait d’une part les disruptions de chaines d’approvisionnement pendant la pandémie (et notamment le confinement strict de l’usine du monde, la Chine) et d’autre part la hausse du prix de l’énergie (conséquence de la guerre en Ukraine), comme étant les principales causes de l’inflation. Puis, se rendant à l’évidence (l’inflation est « toujours un phénomène monétaire », comme l’avait montré Milton Friedman), les banquiers centraux ont commencé non seulement à relever fortement leurs taux d’intérêt, mais aussi à réduire la taille de leur bilan (« Quantitative Tightening »). Empiriquement, cette approche monétariste est d’ailleurs validée par le fait que si l’inflation subsiste encore, les chaines d’approvisionnement fonctionnent à nouveau normalement. Ainsi, depuis 2022, le bilan de la Fed s’est réduit d’environ 800 milliards (avec une reprise à la hausse, au moment de la faillite de certaines banques régionales américaines, en mars 2023) et celui de la BCE s’est réduit de 1 500 milliards. De fait, les courbes des taux se sont ajustées à la hausse. En ce sens, Friedman avait raison : « there is no free lunch ».
En Europe, le temps où prévalaient les critères de convergences (ou « critères de Maastricht ») initiés en 1992 parait totalement anachronique.
Ils stipulaient notamment l’interdiction pour les pays de la zone euro d’avoir une dette publique supérieure à 60% du PIB (la France se situe aujourd’hui autour des 115%).
Mais, la BCE en assurant la liquidité des souverains en difficulté et en se substituant au marché monétaire pour assurer les besoins de financement de la zone euro, a renoncé au principe de non-renflouement.
C’est la conséquence du célèbre « whatever it takes » de Mario Draghi, en 2012. La dette publique des pays de la zone euro étant financée par des émissions obligataires souscrites par la BCE, les conditions de l’augmentation des dettes publiques et de l’inflation ont été créées.
En 1986, l’économiste Hyman P. Minsky avait examiné en détails un certain nombre de crises financières. Il en avait déduit que ces crises se produisent généralement parce que les investisseurs, se livrant à une spéculation excessivement agressive, prennent des risques de crédit plus élevé en période de marchés haussiers. En effet, plus un marché haussier dure longtemps, plus les investisseurs empruntent pour essayer de capitaliser sur les mouvements du marché. Le fameux « Minsky moment » définit le point de bascule où l’activité spéculative atteint un extrême insoutenable, entraînant une déflation rapide des prix et un effondrement du marché.
Dès 2017, plusieurs experts avaient émis des avertissements sur l’approche du moment de Minsky en Chine. En effet, les niveaux d’endettement augmentaient, tandis que les valorisations des marchés boursiers maintenaient leur tendance haussière. Aujourd’hui, la Chine est de loin le plus grand émetteur de dette d’entreprise et leur qualité se dégrade maintenant très rapidement, notamment celle des promoteurs immobiliers (par exemple, Evergrande ou Country Garden), dont le levier est devenu insoutenable. Or, les actifs immobiliers représenteraient environ 70% de la richesse des ménages chinois avant le début de la crise, faisant redouter un choc important sur la demande, et donc sur la croissance. D’aucuns argumenteront que la dette chinoise étant presque exclusivement détenue par des investisseurs nationaux, le gouvernement pourra gérer une crise de la dette, grâce à une politique de baisse des taux d’intérêt initiée par la banque centrale et par la conversion de certaines dettes en capitaux propres. Mais, les montants en jeu impliquent un choc important sur la première économie du monde.
Néanmoins, il reste peu probable que les Etats-Unis, ou les pays de la zone euro, parce qu’ils s’endettent exclusivement avec une monnaie qu’ils émettent, fassent défaut. En effet, les dettes libellées dans la devise propre d’un pays permettent à sa banque centrale de créer la monnaie nécessaire au service de la dette.
En revanche, c’est imminemment inflationniste, et correspond donc à une réduction de valeur de la monnaie de ce pays.
C’est en ce sens que l’inflation permet une diminution du poids de la dette, car le PIB est exprimé en terme nominal.
Mais, se faisant, on fait subir un impact aux ménages et aux épargnants. C’est également pour cette raison que certains investisseurs se tournent, en désespoir de cause, vers des actifs comme l’or ou le bitcoin.
En conclusion, après l’effondrement de Bretton Woods, une nouvelle théorie économique, la MMT, a validé les politiques accommodantes des banques centrales, l’augmentation des déficits publics et le non-respect des critères de Maastricht en Europe.
Cela a favorisé, à la fois, la financiarisation de l’économie et l’illusion de croissance, financée par de la dette peu coûteuse.
Après l’augmentation continue de la valeur des actifs, c’est le prix des biens et services qui ont fortement augmenté, obligeant les banques centrales à changer de cap et à augmenter les taux d’intérêt, tout en réduisant la taille de leur bilan. La transmission de ce revirement de politique monétaire à l’économie réelle frappe en premier lieu les entreprises fortement endettées et aux flux de trésorerie limités ou irréguliers (notamment dans le secteur des nouvelles technologies) et, bien sûr, le secteur immobilier. Reste à savoir, si nous approchons d’une crise, telle que décrite par Minsky. Car, si les bulles financières sont faciles à identifier, le moment de leur éclatement est impossible à prévoir avec certitude. Les entreprises et les ménages vont devoir méthodiquement gérer leur endettement, tandis que l’accroissement des dettes souveraines va probablement continuer, hypothéquant ainsi la richesse qui sera créée par les générations futures.
Guillaume du Cheyron
Spécialiste de la Finance d’Entreprise
Président de G2C Corporate Finance