Matthieu Creson, chargé d’études à l’IREF (Institut de Recherches Économiques et Fiscales), conférencier, revient sur la récente déclaration de la réalisatrice Justine Triet selon laquelle l’ « exception culturelle » serait en danger.
La réalisatrice Justine Triet a donné un tour politique assez inattendu au discours qu’elle a prononcé après avoir reçu la Palme d’or à Cannes pour son film Anatomie d’une chute, déplorant1 que la contestation de la réforme des retraites ait été « niée et réprimée de façon choquante » et fustigeant la « marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend » (sic). (Pour qualifier la politique d’Emmanuel Macron de « néolibérale », il faut vraiment ne rien comprendre du tout à ce qu’est le libéralisme…) Une « marchandisation » qui serait en passe de « casser l’exception culturelle française », a-t-elle ajouté, « (…) sans laquelle (elle) ne serai(t) pas là aujourd’hui ». Si la référence aux manifestations du printemps 2023 arrive ici un peu comme un cheveu sur la soupe, on ne sera pas tellement surpris par le fond de cette déclaration. « Le gouvernement n’a jamais autant fait pour sauvegarder notre exception culturelle », s’est ainsi justifiée sur France Inter la ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, évoquant notamment le nouveau projet d’aide à l’industrie cinématographique et audiovisuelle à hauteur de 350 millions d’euros2, qui vise à doubler la surface des plateaux des studios de tournage en France.
Par-delà leur apparent désaccord, la réalisatrice primée à Cannes et la ministre reprennent en fait en chœur un poncif des plus éculés : l’idée qu’il existerait une « exception culturelle » (française, naturellement…). Mais l’ « exception culturelle » n’est pas une qualité intrinsèque, et elle n’est pas plus contenue dans la culture française que l’existence ne l’est dans l’essence.
La culture française n’existe que par le talent de ses artistes, de ses écrivains, de ses réalisateurs, bref de ses créateurs, non en vertu d’une prétendue supériorité décrétée a priori, et dont la survie serait menacée par le libre jeu du marché.
Relisons d’ailleurs sur ce point le chapitre « L’extinction culturelle » de L’Obsession antiaméricaine (Paris, Plon, 2002) de Jean-François Revel (qui disait – on ne se lassera jamais de relire ce propos : « depuis le temps que la France « rayonne », je me demande comment le reste du monde n’est pas mort d’insolation »3). Revel y rappelle comment la culture française s’est toujours nourrie d’influences étrangères, qui lui ont permis de se renouveler en profondeur : ainsi à la Renaissance, lorsque François Ier décida d’importer l’italianisme – une décision qui aboutira notamment à la création de l’école de Fontainebleau. Ou encore, lorsque la littérature espagnole influença la littérature française durant la première moitié du XVIIe siècle. De même peut-on se demander ce qu’aurait été l’art d’un Manet sans l’influence de la peinture espagnole et des estampes japonaises. Et les philosophes français du XXe siècle, comme Sartre, n’ont-ils pas écrit sous l’influence des philosophes allemands, tel Husserl ? Posons donc cette question : que serait devenue la sacro-sainte « exception culturelle » si la France s’était toujours barricadée pour éviter tout contact avec les cultures étrangères ? Elle se serait sans doute sclérosée.
Nombre de Français continuent toutefois à exiger à leur profit le soutien financier de l’État et le protectionnisme culturel, sans doute par peur indéracinable de la concurrence4, cette constante de l’esprit humain.
Quant à la « marchandisation » de la culture, il faut également en finir avec cet autre cliché d’une navrante platitude : oui la culture est un commerce (entre un créateur et le public auquel il s’adresse), sans lequel elle tomberait sans doute inexorablement dans le pompiérisme. (Les biens culturels, écrit Revel dans le même ouvrage, « ne sont pas (…) de simples produits du financement d’État, ou alors la peinture soviétique aurait été la plus belle du monde » – p. 187.)
C’est le public (même s’il lui arrive de se tromper) et non l’État qui devrait toujours être juge souverain en matière de création artistique.
C’est d’ailleurs le goût du public éclairé qui constitue, avec la concurrence des talents, le principal facteur de la vitalité culturelle d’un pays. Vouloir leur substituer l’État reviendrait ni plus ni moins à tarir la source de cette vitalité. Ainsi donc, comme en matière économique, il est urgent de comprendre qu’il nous faut non pas plus mais moins d’État dans la vie artistique et culturelle, de même qu’une vigoureuse restauration du principe du « laissez faire ! » : il faut laisser les artistes créer librement, sans le concours de la puissance publique, de même qu’il faut laisser le public juger librement le travail de ces derniers. Ce qui impliquerait en toute logique un changement complet de nos mentalités5, dont on imagine bien hélas qu’il pourrait difficilement avoir lieu aujourd’hui dans notre pays, qui tend toujours à révérer l’État bien plus que la liberté.
Matthieu Creson
Chargé d’études à l’IREF,
Chercheur associé à l’Institut libéral
Conférencier
3 https://www.lefigaro.fr/blogs/le-fol/2013/05/revel-lhomme-qui-a-deniaise-les-elites-francaises.html