Comment le pouvoir peut-il être efficace en démocratie, sans pour autant tomber dans les deux travers qui le guettent, l’impuissance publique et l’autoritarisme soft ? Pour Pierre-Henri Tavoillot, « si gouverner est un art, être gouverné en est un aussi ».
Maître de conférences en philosophie à l’université Paris-Sorbonne, président du Collège de philosophie, Pierre-Henri Tavoillot est l’auteur de nombreux essais de philosophie politique. Sa réflexion est canalisée depuis plusieurs années sur le pouvoir et l’art de gouverner pour répondre à la crise actuelle de la démocratie. Dans un précédent ouvrage Qui doit gouverner ? Une brève histoire de l’autorité (Paris, Grasset, 2011), il dévoile la face des démocraties encore soumises au phénomène de « l’adolescence interminable ». Le démocrate, écrit-il, « continue de rêver le gouvernement du peuple au lieu de « réaliser » ce que son exercice suppose ».
Ce nouveau livre de Pierre-Henri Tavoillot tente de déblayer un terrain complexe : « Comment vivre ensemble sans s’entretuer ? ». « Comment vivre ensemble entre adultes consentants ? ». Tous les citoyens sont supposés « grands » et nul autre n’est souverain que le peuple. Ce peuple de « grands » ce « peuple-roi », comment peut-il se gouverner ? Comment résoudre l’énigme de la démocratie ? Une démocratie définie par la célèbre formule concise et puissante d’Abraham Lincoln « Gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple ». Qui est le peuple ? et quel pouvoir ?
Le peuple est une énigme en soi, dit Pierre-Henri Tavoillot, on le cherche partout, on ne le trouve nulle part. Il est insaisissable dans l’absolu. Pour sortir de l’impasse, le philosophe, en pédagogue pointu, propose un exercice de réflexion autour d’une pluralité de visages : la théorie des cinq peuples de la démocratie. En dépit de l’aridité du thème, le lecteur est entrainé aisément dans les méandres d’un raisonnement complexe à partir d’une formule simple, illustrée par des figures expressives.
Le peuple = trois visages + une méthode + un récit.
Les trois visages : peuple-société, peuple-État et peuple-opinion. Ce dernier permet « d’éviter la redoutable tentation d’une absorption de l’État par la société (anarchisme) ou de la société par l’État (communisme) ». La solution libérale consiste, selon l’auteur, à maintenir l’équilibre en faisant intervenir le troisième peuple « le peuple-opinion » qui se révèle en partie dans ce qu’on appelle l’espace public. Poussant plus loin encore son raisonnement, le philosophe aborde les pathologies démocratiques quand le peuple est contre lui-même « le libéralisme pariait sur une sorte de cercle vertueux entre ces trois peuples » mais « il faut reconnaître que cette sage harmonisation est fragile et que le peuple tricéphale est constamment tenté de renouer avec l’homogénéité perdue ». Cela donne trois maux : la propagande (dictatoriale et totalitaire) la deuxième maladie vient de l’hypertrophie d’un autre peuple, le « peuple-société », c’est le triomphe du privé sous ses deux formes l’intime et l’économique, c’est la « bien-pensance » et le lobbying ; la troisième pathologie est celle de la transparence excessive. Tout alors devient « com ».
Le quatrième peuple se définit par la « méthode » qui se conçoit impérativement en quatre moments : des « élections équitables », une « délibération ouverte », des « décisions nettes », une « reddition nette des comptes ». S’il en manque un seul, la démocratie serait prise en défaut. Parmi les pays qui ne réalisent pas tous ces moments : l’Iran, la Russie, la Chine… « Le peuple méthode » est finalement celui qui facilite et fait vivre les trois visages du peuple en permettant des relations fluides entre la société, l’État et l’opinion.
Le cinquième peuple s’exprime par le « récit », l’histoire de sa mise en œuvre, c’est l’ultime art politique ; « le récit est le moyen par lequel un peuple prend conscience de lui-même et s’inscrit dans le temps long, c’est ce qu’on peut appeler une « identité narrative nationale » ». « C’est l’art du roman, comment ne pas voir que ce talent est toujours la caractéristique des grands dirigeants : connaissance intime du passé, compréhension fine des enjeux du présent et vision sûre de l’avenir » écrit l’auteur.
De la théorie des cinq visages du peuple, Pierre-Henri Tavoillot oriente sa réflexion vers les formes du pouvoir. Ardent défenseur de la démocratie libérale, il se pose des questions sur son avenir et sur ses ennemis. « Sommes-nous entrés dans l’ère du déclin démocratique, voire dans un âge post démocratique qui souffre d’une terrible crise de la représentation, d’une grave impuissance publique et d’un profond déficit de sens ? Autrement dit, elle aurait perdu, en cours de route, à la fois le peuple qui la fonde, le gouvernement qui la maintient et l’horizon qui la guide ».
Ce que nous avons pris pour un progrès acquis – la démocratie – se révèle en fait un gigantesque chantier et des défis à relever.
La montée en puissance de trois modèles concurrents de la démocratie bouleverse le paysage politique : « la séduction de la démocratie radicale avec le risque de la perdre en la radicalisant ». Ce modèle se retrouve dans le post marxisme et l’anarchisme en passant par « plusieurs variantes de la social-démocratie aux positions libertariennes ». Trois situations s’approchent de cette vision : la Suisse et l’éloge de la votation, la Californie « pays des hackers-rois » et l’Islande avec la révolution des casseroles et la réforme de la Constitution. Face au projet radical, démocratie d’un demos sans cratos, existe la démocratie illibérale, d’un cratos sinon sans demos du moins avec un demos incarné par un chef. Ce modèle se retrouve dans le cas du « miracle singapourien » animé par Lee Kuan Yew. La « doctrine Lee » est illustrée par la promotion d’une « république autoritaire et méritocratique, fondée sur un État interventionniste et social géré par une élite au service de l’intérêt général dans le cadre d’une économie de marché » avec comme principes : la lutte contre la corruption, la priorité donnée à l’éducation, la stricte neutralité religieuse et ethnique avec comme clé de voûte de l’ensemble de l’édifice une référence assumée à la morale confucienne. Lee Kuan Yew a réussi à hisser Singapour à un niveau de développement exceptionnel. Ce modèle, qui a servi de concept politique à d’autres pays, a montré ses limites hors des frontières de Singapour. Parmi les démocraties radicales illibérales, l’auteur cite des exemples de « démocratures » : ceux qui affirment le principe de souveraineté du peuple sans aucune procédure démocratique (Chine, Émirats arabes unis, etc.), d’autres « prennent des libertés « avec l’espace public et les règles de droit (Hongrie, Pologne), d’autres encore sont des régimes démocratiques autoritaires, où les droits de l’opposition sont bafoués (Russie, Turquie). Par ailleurs, il analyse le phénomène de la théodémocratie notamment islamiste qu’il qualifie de « cauchemar ». Ce régime s’affiche clairement comme « révolutionnaire conservateur ».
Pierre-Henri Tavoillot propose dans une seconde partie les nouvelles règles de l’art politique devenu d’une difficulté démesurée, parce qu’il suppose, de la part du dirigeant comme du citoyen, une grande maitrise des quatre moments du peuple-méthode. Il faut d’abord savoir gagner les élections (méthodes à suivre pour choisir un chef, quelles qualités pour gagner, quels moyens pour vaincre), comment réussir une délibération, l’auteur prend appui sur la pensée d’Aristote qui fut le plus grand penseur de la délibération (la délibération étant l’organisation du désaccord, elle porte sur l’action possible et future, à prendre une décision dans une situation d’incertitude après examen attentif des circonstances, elle ne porte pas sur les finalités de l’action, mais sur les moyens de les atteindre).
Néanmoins la délibération est certes nécessaire à la démocratie mais elle n’est pas suffisante « le culte délibératif peut se retourner contre le pouvoir démocratique en oubliant que le but est la décision et non la discussion ».
L’auteur met en garde contre les impasses que rencontre la délibération avec l’arrivée d’Internet puis celle du Web.
Ils avaient suscité au début un immense espoir pour l’espace public démocratique mais ont fini par brouiller le débat démocratique, par le triomphe des intox et des manipulations à grande échelle à travers les réseaux sociaux, fragilisant ainsi les démocraties au moment critique où la délibération doit laisser place à la décision.
Comment alors prendre les bonnes décisions ? L’auteur analyse leurs mystères et explique pourquoi il est si difficile de décider en démocratie en soulignant la nécessité de « rendre des comptes ».
Toute cette partie foisonne d’exemples et de références politiques et philosophiques. Le lecteur croise la pensée de nombreux philosophes, politologues, écrivains, personnalités politiques (Aristote, Socrate, Platon, Spinoza, Thomas d’Aquin, Machiavel, Montesquieu, Lincoln, Lénine, Clémenceau, Gandhi, Schröder, Blair, Merkel, d’Estaing, Rocard, Kepel etc.).
L’art de Pierre-Henri Tavoillot est de mettre la philosophie politique à la portée des non-initiés. Tout au long de l’ouvrage, il déploie un exposé systématique, rigoureux abondamment documenté, didactique et accessible. Loin d’être austère, l’écriture est précise, claire, le raisonnement est agrémenté par des anecdotes, des citations d’hommes politiques célèbres, des exemples parlants. La lecture de ce livre est un ravissement pour l’esprit.
Comment gouverner un peuple-roi ?
Traité nouveau d’art politique
Pierre-Henri Tavoillot
Odile Jacob, 2019
360 p. – 22,90 €