Rémi Brague a publié au printemps un ouvrage intitulé Après l’humanisme. L’image chrétienne de l’homme (Salvator-Philanthropos, 2022), au sein duquel il poursuit un objectif double, qui est peut-être unique, de critique de l’humanisme et de réflexion anthropologique autour de l’image de l’homme telle que le christianisme la dessine. Il a accepté de répondre aux questions de Frédéric Saint Clair pour la Revue Politique et Parlementaire.
RPP – L’humanisme apparaît au plus grand nombre comme la référence incontournable de notre époque, plus encore peut-être que les Lumières dont il est souvent perçu comme un synonyme. Vous évoquez un « après », un post-humanisme. Comment envisagez-vous l’humanisme, et pourquoi nécessite-t-il d’être dépassé ?
Rémi Brague – Que l’humanisme soit une référence incontournable, ce n’est pas si clair. Méfions-nous de tout ce qui se dit un « horizon infranchissable ». Il y a soixante ans, Sartre s’imaginait que, pour notre époque, le marxisme constituait « l’indépassable philosophie de notre temps » (Question de méthode, dans Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1960, p. 9). Quant à l’humanisme, aussi bien Heidegger que Foucault, chacun en son style, et Sartre lui-même, d’ailleurs, ont tenu à s’en distancer.
Ce que l’on entend aujourd’hui par « humanisme » n’est guère qu’une simple négation.
Pour l’histoire des idées, c’est la signification que ce mot a prise en Europe de l’Ouest (Allemagne, France, Angleterre) vers 1840. On affirme qu’il n’y a rien au-dessus de l’homme, ni corps célestes, en style antique, ni anges en style persan et biblique, ni surtout de Dieu. Mais quant à des affirmations sur l’homme, on n’en trouve plus guère. Ou alors, elles visent la plupart du temps à lui refuser une quelconque valeur. Par exemple en y voyant une sorte de singe qui a eu de la chance. Quand ce n’est pas pour y voir le pire des prédateurs, le plus grand danger pour la biosphère, etc., ce qu’on ne manque pas de nous seriner aujourd’hui.
Sartre a eu raison de faire remarquer que l’humanisme était pour l’homme une façon de se vanter un peu ridicule. Si l’homme affirme lui-même qu’il est « épatant », que vaut un jugement dans lequel il est juge et partie ? (L’Existentialisme est un humanisme (1946), Paris, Nagel, 1970, p. 91-92). L’homme prémoderne se sentait posé dans l’être par une instance supérieure, la Nature (en style « païen ») ou Dieu (en style biblique) : la Nature dont il réalisait pleinement les intentions, ou Dieu qui le créait à Son image. Dans les deux cas, cela lui accordait une légitimité, mais sans pour autant lui donner un blanc-seing, car la haute valeur que lui conférait le fait d’être affirmé et affermi par cette instance supérieure lui imposait en même temps des devoirs : « noblesse oblige ». Pas question donc de faire n’importe quoi de la nature, il fallait, si l’on peut dire, se montrer digne de sa dignité.
L’homme, tel que le rêve le projet moderne (ce qui ne veut bien sûr pas dire : tout homme vivant à l’époque moderne) est lâché sur la nature sans laisse, mais aussi sans filet et sans muselière. Il y a plus grave : il ne sait même pas, ou en tout cas les ressources de sa pensée abandonnée à elle seule ne suffisent pas à lui dire, s’il est bon qu’il existe. Or, tout montre qu’une situation illégitime, que ce soit un régime politique, une prise de part de marché, une relation amoureuse, ne dure pas longtemps. On peut se demander si le contrôle de l’homme sur la nature, et, déjà, la simple poursuite de l’aventure humaine pourra durer encore longtemps sans une légitimation qui ne peut venir que de l’extérieur…
RPP – Vous affirmez que « définir l’homme par lui-même » est une tentative qui est vouée « non pas à l’échec, mais à une réussite telle qu’elle aboutit à l’opposé de ce qui était recherché ». Pouvez-vous nous expliquer en quoi ce désir d’autonomie serait mortifère, conduisant à des « hommes défigurés », et pourquoi l’hétéronomie inhérente au christianisme, qui semble rétrograde, obscurantiste, et donc hors-sujet à l’âge de l’individualisme et de la technique triomphants, pourrait à l’inverse nous offrir des perspectives nouvelles ?
Rémi Brague – Proposer une définition, c’est tracer une limite (le Latin de-finire vient de finis). Dans le cas de l’homme, il faut se demander qui propose une telle définition. Il est bien clair que ce sont des hommes. Ils s’auto-saisiront et se déclareront compétents. Une fois au pouvoir, intellectuel ou matériel, ne vont-ils pas tracer une frontière en deçà de laquelle ils se placeront, pour rejeter au-delà ce qui ne correspondra pas aux critères qu’ils auront choisis ?
On aura alors des surhommes, ce qui ne gêne encore pas trop quand on s’imagine qu’on est de leur nombre, mais aussi des sous-hommes…
Dans son utopie négative de 1920, l’écrivain russe Yevgeniy Zamiatin (m. 1937) fait dire à son personnage principal que l’homme n’a cessé d’être une bête sauvage qu’à partir du moment où il a construit le premier mur. Et la société hyper-mécanisée qu’il décrit fait un dernier pas en se séparant par un « mur vert » du reste des êtres vivants, parmi lesquels il y a aussi des êtres humains (МЫ, §17, Moscou, Eksmo, 2021, p. 89). La logique de cette position mène à faire passer la limite entre l’humain et ce qui ne l’est pas à l’intérieur même de l’homme. Auquel cas, on aura des bipèdes sans plumes que les autres considèreront comme moins humains qu’eux-mêmes.
Comment les traiteront-ils ? L’histoire nous fournit des exemples pas si lointains qui n’invitent guère à voir l’avenir en rose. Dans le rôle des sous-hommes, on pourra en effet engager qui l’on voudra : des Juifs, par exemple, ou encore des « natives » aborigènes, maoris, araucans, ou enfin des gens que l’on décrétera « capitalistes ». Combien de petits paysans russes et chinois, pour avoir déplu aux dirigeants du Parti, n’ont-ils pas été promus capitalistes et partant assimilés aux « insectes » dont Lénine pensait qu’ils infestaient la Russie…
Le christianisme ne nous offre pas et n’a pas à nous offrir, des recettes nouvelles.
Si on le laisse agir, il agit plus profond. Il modifie le sujet lui-même, en le libérant de ce qui le paralyse. « Autonomie » signifie trop souvent s’imaginer n’obéir qu’à sa « conscience », celle-ci étant confondue avec ce que nous dictent nos caprices — par l’intermédiaire de nos humeurs corporelles, de nos souvenirs inconscients de nursery, de ce que nous susurre la propagande et la réclame, etc. « Faire ce que je veux », vaste programme ! La plupart du temps nous sommes en fait « voulus » par tous ces pouvoirs d’autant plus puissants qu’ils sont insidieux. Une fois le sujet devenu véritablement libre, vraiment capable de vouloir ce qu’il veut, les « perspectives nouvelles » que vous réclamez viendront toutes seules.
RPP – En 2020, lors d’un débat très suivi sur Cnews, Michel Onfray et Eric Zemmour avaient convenu que la grande carence de notre temps était spirituelle. Vous faites, me semble-t-il, un pas supplémentaire en envisageant une « révolution charnelle » comme conséquence de la « révélation de l’Esprit ». Pouvez-vous nous en dire un mot, et nous expliquer comment réhabiliter l’âme de l’homme en cet âge si matérialiste, et quel impact cette réhabilitation pourrait avoir sur la façon de concevoir notre corps ?
Rémi Brague – « Nous manquons de spiritualité », on aurait du mal à trouver une formule qui mange moins de pain… Ah, si, il y a quand même Malraux : « le XXIe siècle sera — quelque chose, peut-être « religieux », peut-être « spirituel », ça dépend des sources — ou ne sera pas »…
L’expression « révolution charnelle » figure dans le titre du chapitre 8 de mon livre et est due à mon traducteur, l’ami Fabrice Hadjadj qui, en l’occurrence, m’a fait, comme on ne devrait pas dire, un enfant dans le dos. L’original allemand se contentait de parler de la « Révolution chrétienne », ce qui était quand même plus sobre. Ceci dit, l’enfant est en bonne santé. Et il ne trahit pas trop ma pensée, si l’on entend par « révolution charnelle » que le christianisme implique un respect du monde sensible. Est-ce un hasard si la grande peinture et la grande musique sont nées et se sont épanouies en milieu chrétien ? si certaines natures mortes, ou simplement le petit filet de lait que la servante de Vermeer verse dans un pot doré, nous obligent à penser quelque chose comme le paradoxe d’une sainteté du sensible ?
Nous nous imaginons vivre à une époque qui surévalue le corps, nous disent quelques ronchons. Il ne manque pas en effet de signes qui semblent le montrer, par exemple le wellness, dont on peut se demander s’il ne serait pas déjà devenu la principale religion de l’Occident. À y regarder de plus près, cependant, on s’aperçoit que le corps n’est vraiment accepté que s’il se soumet à des restrictions qui excluent une bonne partie de ses expériences : il doit être et rester jeune et beau, en bonne santé et, quant au corps féminin, surtout pas enceint ! Ce prétendu corps ressemble plutôt à une machine-outil bien propre et soigneusement lubrifiée.
L’homme a voulu se faire Dieu, entend-on dire parfois par des gens qui veulent nous ramener à une saine modestie. Cela ne va pas très loin, en tout cas si l’on est chrétien. Imiter Dieu, jusqu’à devenir Dieu par adoption, c’est ce que tout chrétien se sait appelé à réaliser depuis saint Irénée de Lyon et saint Athanase d’Alexandrie. Encore faut-il ne pas se tromper de modèle de la divinité. Un dieu du genre des statues grecques, cela peut faire saliver. En revanche, un Dieu qui pousse l’alliance avec son peuple et le respect de la liberté de celui-ci jusqu’au don inconditionnel de soi et la mort sur la croix, voilà qui ne peut devenir un objectif digne d’être recherché qu’au prix d’un retournement des perspectives assez radical.
Si l’on veut rester dans ce genre d’idées, il vaudrait mieux dire que nous avons voulu nous faire des anges. L’homme prémoderne se comprenait comme l’emportant sur les animaux, ses voisins du dessous, par son esprit, et distinct de ses voisins du dessus, les anges, qui sont de purs esprits, par sa condition charnelle. Laquelle « chair » impliquait la capacité de percevoir par les cinq sens, celle de naître, grandir, vieillir et mourir, et donc de mener une vie historique, de par la « nature progressive de l’homme » (J. H. Newman, An Essay in Aid of a Grammar of Assent [1870], II, ch. 10, §1, University of Notre Dame Press, 2003, p. 308) — toutes choses dont les anges sont bien incapables.
J’ai parlé plus haut des limites que l’homme moderne est irrésistiblement tenté d’imposer à l’humain pour le circonscrire. Les prémodernes, quant à eux, concevaient l’homme comme constituant lui-même une limite, à savoir celle qui sépare le matériel et le spirituel, mais qui en même temps assure le passage de l’un à l’autre. Cette limite passe à l’intérieur de chacun de nous ; elle fait de chaque homme, de par son âme, ce que les Anciens et les Médiévaux à leur suite appelaient un être limitrophe (methorion, horizon) (p.ex. Olympiodore, Commentaire du Phédon, D, éd. W. Norvin, Leipzig, Teubner, 1913, p. 220 ; Liber de causis, §2 ; Thomas d’Aquin, Contra Gentiles, II, 68).
L’âme est, comme le mot le dit, ce qui « anime », et pas seulement ce qui donne mouvement, comme dans ce qu’on appelle les « dessins animés », mais ce qui donne la vie. Est animée la chair vivante, sensible, que nous n’avons guère de mal à distinguer de la viande inerte du cadavre.
Pas question, donc, de jouer l’un contre l’autre le corps et l’esprit.
Ce qu’il faudrait réhabiliter, c’est le corps tout aussi bien que l’âme ou, comme je viens de le suggérer, la chair qui les unit inséparablement en un tout.
RPP – Dans le dernier chapitre consacré à la révolution charnelle, vous posez une critique de l’équation antique, (néo)platonicienne, puis gnostique : « homme = âme », laquelle tend à minimiser, voire à mépriser, le corps au profit de l’esprit. Face à ces contempteurs de la chair, vous installez le chrétien qui, lui, « croît à la résurrection de la chair ». Il ne s’agit plus, ajoutez-vous, « de la simple immortalité de l’âme, mais du salut de la personne tout entière. » Le chrétien, et le théologien, ne pourront que consentir, mais, ils pourraient également vous interpeller : Comment concilier ceci avec la critique de la chair posée par Jésus (Jean 3 : 5, 6) : « Si un homme ne naît d’eau et d’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit » – une critique des plus nettes, d’ailleurs reprise par Paul dans son épitre aux Romains (8 : 6) : « L’affection de la chair, c’est la mort, tandis que l’affection de l’esprit, c’est la vie et la paix » ?
Rémi Brague – Il est un peu lassant d’entendre des gens qui n’ont aucune idée des langues bibliques et de leurs usages ressasser indéfiniment le contresens qui identifie la chair au corps, et l’esprit à l’âme, spécialement dans ses facultés intellectuelles. « Chair » rend dans les écrits du Nouveau Testament l’hébreu basar de la Bible hébraïque, que la traduction grecque de la Septante a rendu par sarx. Ces mots ne désignent rien de plus que l’homme, l’homme entier, mais envisagé dans sa faiblesse, laquelle ne provient pas du corps, mais bien de l’esprit. C’est ainsi que saint Paul, que bien des esprits superficiels voient comme un ennemi du corps, énumère les « œuvres de la chair » : parmi eux, les haines, la rivalité, l’idolâtrie, la magie, la discorde, etc. tous maux qui ne viennent pas du corps (Galates, 5, 19-21). Et ce qui provoque tous les vices, dit-il ailleurs, ce n’est pas le corps, mais bien « un intellect » (nous) (Romains, 1, 28-31). En bonne théologie, Satan n’est pas corporel, mais un ange déchu, un esprit pur, donc.
L’esprit, de son côté, en hébreu rūaḥ, en grec pneuma, n’est pas l’âme au sens d’une réalité immatérielle. Le mot grec y voit ce qui fait vivre, comme le souffle de la respiration ou l’air qui gonfle ce que l’on appelle encore des « pneumatiques ». En hébreu, le mot désigne aussi le vent qui « souffle où il veut » (Jean, 3, 8).
De ce fait, il désigne la liberté de mouvement en général, laquelle est à son tour une métonymie de la liberté absolue. C’est en ce sens qu’il faut comprendre ces deux termes opposés dans les textes que vous citez.
Que les Chrétiens soient des contempteurs du corps, autre sottise que l’on colporte depuis Nietzsche (Also sprach Zarathustra, I : Von den Verächtern des Leibes, KSA, t. 4, p. 39-41). Il est piquant de se souvenir de ce que je mentionne dans mon livre : les adversaires intellectuels les plus acharnés du christianisme, les Néoplatoniciens en l’occurrence, reprochaient aux Chrétiens de leur époque non pas une haine du corps, mais très exactement le contraire, à savoir un amour excessif de celui-ci. Prêcher que l’homme entier doit ressusciter, corps et âme, était pour eux pervers : que l’âme retrouve son corps, quel cauchemar ! Pour eux, une résurrection devait être au contraire un moyen de se libérer des entraves de la matière.
Rémi Brague
Membre de l’Institut de France, professeur émérite de philosophie médiévale arabe et juive à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’université de Munich.
Propos recueillis par Frédéric Saint Clair
Après l’humanisme. L’image chrétienne de l’homme
Salvator
2022, 210 p.