Jean-Louis Clément revient sur l’interprétation faite par Emmanuel Honegger du tableau Le Char de la mort peint par Jules-Théophile Schuler.
Paul Bénichou a raconté la naissance de l’intellectuel dans un monde désorienté par la Grande Révolution. Il devient l’apôtre des prophètes de l’Avenir dont les enseignements sont le fruit de la greffe de la pensée des Lumières sur les vaticinations des cercles illuministes rhénans. L’art pictural n’a pas échappé à cette métamorphose. Ingres, à lire sa correspondance publiée par Daniel Ternois, s’est toujours considéré comme un peintre-imagier. Il avait appris ce métier dans l’atelier du toulousain Joseph Roques (1757-1847). Ce dernier s’adapta aux goûts variables de sa clientèle durant sa longue carrière professionnelle. Voilà pourquoi il peignit autant de tableaux à la gloire de Marat qu’à celle de la Vierge et des saints du paradis, sans se soucier de transmettre un message sur l’Avenir. Gustave Flaubert (1821-1880) fut l’un des premiers à souligner la fonction prophétique du peintre par le truchement de Pellerin. Saint-simonien à ses heures, cet ami de Frédéric Moreau, le héros de L’éducation sentimentale, a composé un tableau que le banquier Dambreuse, devenu mécène par opportunisme politique après la révolution de 1848, a acheté : « Cela représentait la République ou le Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait une forêt vierge. »1
Le tableau de Théophile Schuler (1821-1878) conservé par le musée Unterlinden de Colmar a été peint entre 1848 et 1851 et il est réel signé d’un peintre intellectuel du premier XIXe siècle dont on ne garde souvenir que pour ses illustrations dessinées pour l’éditeur Hetzel. Il porte actuellement le nom de « Char de la mort » après avoir été dénommée « La Poste de la Mort ». Au crépuscule, un char tiré par des squelettes de chevaux va à brides abattues. L’aurige est l’Ange de la Mort qui a l’aspect séduisant d’une femme brune aux ailes noires, le seul personnage de la composition dont le regard fixe le but ultime de la course folle, constate justement Emmanuel Honegger. Sur le char, dans une composition en double pyramide classique chez les peintres d’histoire de cette époque, les personnages de cette danse macabre inspirée de Hans Holbein (1497-1543) sont répartis en deux thèmes. Le premier a pour sommet l’aurige, pour angle gauche Moïse et pour angle droit Caïn ; le second a pour sommet l’allégorie de la poésie, pour angle gauche l’Arabe associé à l’Amérindien, pour angle droit un roi perdant sa couronne emportée par le vent de l’Histoire. En effet, sous son drapeau tricolore effrangé, au-dessus du souverain déchu, un révolutionnaire ouvrier suivi d’un bourgeois en haut de forme, tous deux portant l’arme sur l’épaule avec baïonnette au canon, semblent avoir accouru du tableau d’Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple (1831). Dans la pénombre, une avant-scène essentielle pour la compréhension générale de l’œuvre : la Camarde chasse une fois encore le Juif errant qui ne peut entrer dans le repos de la mort. Emmanuel Honegger qui explique clairement la légende du Juif errant, analyse le tableau selon les principes de René Huyghe énoncés dans Dialogue avec le visible (1966).
L’interprétation que l’auteur donne à cette peinture magistrale par sa démesure de dimension et d’inspiration, laisse l’historien des idées politiques insatisfait même s’il accepte son idée générale.
L’interprétation d’un personnage central de l’œuvre le laisse sur sa faim. Un jeune homme aux bras tatoués – sur le gauche, les instruments de la Passion et, sur le droit, de l’Ange de la Résurrection – est coiffé du bonnet phrygien et il porte en pendentif un crucifix d’or. Il est assis au milieu de la base de la pyramide en avant du char, à mi-chemin de la ligne diagonale qui part de la croix du Christ, planté sur le Golgotha, au Juif errant de l’avant-scène. Qui est-il ? Le jeune pêcheur napolitain Masaniello qui fut à l’origine d’une révolte contre la couronne d’Espagne au début du XVIIIe siècle ? Jonas ? Gavroche est une hypothèse anachronique en raison de la date de publication des Misérables en 1862. Ne s’agirait-il pas de la caricature de Jésus telle que les doctrines socialistes l’ont croquée en ce Temps des Prophètes (Paul Bénichou) que fut le premier XIXe siècle ? Celles-ci se sont inspirées de Joseph de Maistre qui vaticinait dans Les soirées de Saint-Pétersbourg : « […] mais attendez que l’affinité naturelle de la religion et de la science les réunisse dans la tête d’un seul homme de génie : l’apparition de cet homme ne saurait être éloignée, et peut-être même existe-t-il déjà. Celui-là sera fameux, et mettra fin au XVIIIe siècle qui dure toujours. »2
Le XIXe siècle a connu une profusion de théosophes et de femmes-messies réconciliant plus ou moins la science et la religion. L’Alsace et Strasbourg, ville rhénane par excellence, ont été traversées par la vague millénariste consécutive à la chute du Premier Empire. Le 10 septembre 1814, Jean-Claude Beugnot (1761-1835), le directeur général de la Police, écrit ceci au préfet du Bas-Rhin Adrien de Lezay-Marnésia (1769-1814) : « Je crois apercevoir dans l’Europe et même en France je ne sais quelle pente vers les idées religieuses et même mystiques. Vous savez que ces idées marchent à la suite des convulsions politiques. Nous n’avons encore éprouvé un ébranlement, mais il été si fort, mais nous sommes si peu rassis que c’est peut-être le moment où les esprits tourmentés des réalités se réfugient dans idéal. Vous êtes aux premières loges pour observer et je vous invite le faire […]. »3
Théophile Schuler, fils et frère de pasteurs luthériens, n’ignorait pas l’influence exercée sur le pasteur Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826), déjà lecteur du théosophe Emmanuel Swedenborg (1688-1772), par Juliette de Krüdener (1764-1824). L’auteur du roman Valérie (1801) qui eut un grand succès à cette époque, annonçait à Strasbourg depuis 1813 une renaissance sociale mêlée d’un millénarisme inspiré des Frères moraves et du cercle illuministe de Munster-en-Westphalie. Selon son enseignement, Napoléon 1er était l’homme de la fatalité inspirée d’un passé révolu et le tsar Alexandre Ier, disciple du philosophe des Lumières La Harpe et assidu à ses propres enseignements, incarnait l’homme qui ouvrait la voie d’un Avenir où la Société se réconcilierait avec elle-même sur tous les plans4. Schuler, à Paris, a eu connaissance des théosophies socialistes. Celle de Pierre Leroux (1797-1871) peut rendre compte de l’allégorie incarnée par ce jeune homme. L’ami de George Sand combattait le « résurrectionisme » individualiste de Jésus et il expliquait dans L’Humanité ceci : « Ainsi Abraham, ce n’est pas un homme particulier : aux yeux de Dieu, c’est l’homme-peuple destiné à devenir homme-humanité »5. La philosophie antique a dévoilé le sens des mythes populaires de la mort comme renaissance des individus dans l’Humanité quand bien même les Grecs ne connurent que l’individualité et non l’unité humaine6. De ce point de vue, l’exégèse de Leroux se marie plus aisément avec le meurtre légendaire de Hiram qui nourrit les méditations maçonniques qu’avec celui perpétré par Caïn dans le livre de la Genèse.
La deuxième pyramide paraît organisée selon l’ordre ancien des degrés du savoir : l’amour, la famille, les arts libéraux droit, architecture, peinture, musique, géographie (l’Arabe et l’Amérindien) et art militaire (Napoléon Bonaparte avec le profil d’aigle que lui a donné Antoine-Jean Gros (1771-1835) dans le tableau célébrant la bataille du Pont d’Arcole). À leur sommet se place la Poésie, succédanée de la théologie et de l’adoration du Saint-Sacrement. La Tour Mathématique de l’abbaye de Kremsmunster en Haute-Autriche la place au-dessus de toutes les connaissances car le savoir, enseignait Aristote, commence dans l’étonnement et s’achève dans l’émerveillement.
Emmanuel Honegger a raison de souligner que le tableau est riche de culture biblique et historique. Toutefois, il enferme un peu trop sa réflexion en limitant le sens et la portée de cette œuvre à la seule Alsace. Le message de Schuler est universel. Il porte, en luthérien orthodoxe, un regard lucide et teinté d’humour noir sur les théosophies de son époque qui, de Victor Cousin à Auguste Comte, cherchent à dépasser le religieux et la Révélation pour annoncer le règne de l’Esprit sur la nature duquel les théosophes demeurent discrets. La composition générale de l’œuvre semble être un détournement du cheminement de l’âme vers Dieu comme le dessinait la mystique rhénane depuis le XIVe siècle. Le Christ en croix opposé au Juif errant à l’autre extrémité de la diagonale pose la question du sens non élucidé de la mort qui est au centre de la vie depuis la première tombe intentionnelle de l’histoire de l’Humanité.
Par son message métaphysique, ce tableau politique de l’époque romantique conserve son actualité.
Il renvoie à ces vers de Louis Aragon (1897-1982) extraits de son poème « La nuit de Moscou » de 1956 :
« Le printemps s’il fleurit et l’homme enfin s’il change
Est-ce opération des elfes ou des anges
Ou lignes de la main pour les chiromancies
On sourira de nous comme de faux prophètes
Qui prirent l’horizon pour une immense fête
Sans voir les clous perçant les paumes du Messie. »
Jean-Louis Clément
Maître de conférences (Habilité à diriger des recherches) d’histoire contemporaine, Sciences-Po. Strasbourg
- Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale, préfaces d’Albert Thibaudet et de Marcel Proust, notice et notes de S. de Sacy, Paris, Le Livre de Poche 1499 et 1500, 1965, p. 336. ↩
- Joseph de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg Onzième entretien, dans Œuvres suivies d’un Dictionnaire Joseph de Maistre Texte établi, annoté et présenté par Pierre Glaudes, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 765. ↩
- Paul Leuilliot, « Socialisme et religion en Alsace dans la première moitié du XIXème siècle : le docteur Paul Curie à Mulhouse », Archives de sociologie des religions, n° 10, 1960, p. 22. ↩
- C. A. Sainte-Beuve, Portraits de femmes, Paris, Didier, 1844, p. 371-374. ↩
- Pierre Leroux, De l’Humanité De son principe et de son avenir Où se trouve exposée la vraie définition de la religion et où l’on explique le sens, la suite et l’enchaînement du Mosaïsme et du Christianisme, Paris, Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1985, p. 151. Remarquons que Leroux ignore la pensée stoïcienne. ↩
- Pierre Leroux, De l’Humanité…op. cit., p. 665-666. ↩