Lorsqu’au Ve siècle avant J.-C., les cités grecques sollicitaient Athènes pour repousser l’ennemi Perse, le rôle d’Athènes était alors celui d’ « hêgemôn », de « conducteur ». L’historien grec, Thucydide qui raconte ce récit place la « thèse de plein gré » au centre du processus hégémonique. Or, la soumission, même volontaire, obéit à des facteurs complexes, ambigus et variables. « Le plein gré est toujours difficile à prouver et la contrainte peut créer le ressentiment et annuler, du moins partiellement, le désir d’être commandé. On peut un temps faire appel au plus fort et un autre n’exister que dans le désir de s’en affranchir ».
La volatilité du jeu des Nations demeure ainsi une constante de l’histoire. Doit-on dans ce cas expliquer ce recours à l’ « hêgemôn » le « conducteur » d’un pays, d’une région, du monde par le mot hégémonisme dans le sens Thucydien ? Pour Bertrand Badie, professeur des universités à Sciences Po Paris, spécialiste des relations internationales, l’hégémonie est un mythe, une chimère. C’est un vieux mot largement utilisé mais qui n’a jamais été accompli. C’est plutôt la contre hégémonie complexe et multiforme, l’inversion du terme qui l’emporte sur l’hégémonie, la contestation sur la domination, la puissance destructrice sur celle qui construit, l’instabilité sur la stabilité que devait garantir le « leader bienveillant ». C’est la revanche du faible sur le fort, les explosions sociales qui éclatent aux quatre coins du monde en sont l’expression.
À l’appui de sa thèse, Bertrand Badie cite des évènements historiques marquants : Charles Quint échoue à remporter l’adhésion des monarchies européennes contre les Turcs ; les « guerres hégémoniques de Louis XIV » montrent leurs précarités en isolant la France face à la ligue d’Augsbourg ; l’ambiguïté de l’hégémonie messianique napoléonienne illustre son incapacité à trouver sa voie entre domination et émancipation. Son échec ouvre la voie à une autre expérience menée par la Grande-Bretagne : l’hégémonie libérale face à ses propres incertitudes.
Après 1945, une nouvelle hégémonie complexe et inédite sera construite par les États-Unis. « Alors que la puissance américaine dirige et conduit la coalition des démocraties face au totalitarisme soviétique, il était tentant de voir Washington comme la nouvelle Athènes et de laisser à Moscou les parures de Sparte. La question de l’ “hégémôn”, autrement dit du chef d’un groupe, d’une région, voire de la planète, permettait d’éclairer les enjeux politiques, sociaux, culturels des grands basculements du monde intervenus ces derniers siècles. Mieux, elle faisait apparaître des cycles de stabilité. L’histoire se réécrivait ainsi à l’aune des périodes de maintien de l’ordre garanti par les grandes puissances. De la Grande-Bretagne victorienne au siècle américain, l’hégémonie se concevait dans la capacité d’un État à œuvrer pour lui-même, mais aussi pour le bien-être de l’humanité tout entière » écrit Bertrand Badie. La bipolarité qui se met alors en place est « une hégémonie imparfaite » dans la mesure où elle est partagée et que des « décrochages hégémoniques » s’opèrent dans chaque camp aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est.
La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, marque la fin de l’hégémonie partagée, de la bipolarité, de la rivalité entre Moscou et Washington ; elle signifie aussi la fin du monde westphalien, du premier système international basé sur la souveraineté des États-nations et la politique de puissance, qui datait de plus de trois siècles.
La mondialisation qui prévaut dès lors, souvent dénoncée comme instrument efficace de consolidation de l’hégémonie, porte en elle-même ses propres contradictions ; les apparences, en effet, sont trompeuses, c’est en réalité en grande partie le contraire qui s’esquisse. « La bipolarité aurait pu être le temps de l’accomplissement hégémonique, elle fut paradoxalement celui de sa mise en échec. La post bipolarité aurait pu relancer ses performances ; elle l’a encore plus disqualifiée. Alors que certains croyaient que l’hégémonie accédait enfin au stade de sa concrétisation, elle s’imposait plus que jamais dans son identité de mythe » soutient Bertrand Badie.
Si à travers la mondialisation, le néolibéralisme de l’économie mondiale répond à une stratégie hégémonique, les plans d’ajustement proposés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) n’ont réussi qu’à alimenter la colère des foules. En plaçant l’économie sur un piédestal disqualifiant le politique et le social, on a miné les sociétés en profondeur. Le désarroi provoqué a conduit à une contestation dans tous les coins du monde.
Assistons-nous à l’inversion de l’hégémonie ?
De la mondialisation émergent de nouveaux paradigmes. Les formes mêmes de conflictualité échappent aux logiques de puissance, passant des rivalités interétatiques au dangereux processus de décomposition sociale, de la confrontation entre armées aux nébuleux groupes armés.
Le monde du Sud, qu’on appelait « périphérie » du temps de la guerre froide, est soudain devenu central et le jeu des vieilles puissances européennes allait au contraire se marginaliser. Bertrand Badie y voit les symptômes d’un monde anti-hégémonique dans lequel nous sommes entrés à partir du moment où les « décolonisations ont été ratées ».
« La servitude volontaire » – qui a toujours été fragile et incertaine – est désormais remplacée par une « servitude nostalgique » dans les vieilles puissances et par une « nostalgie de l’émancipation » qui envahit, quant à elle, les pays du Sud. « Il en dérive comme un discret consensus, un accord stratégique et culturel pour prolonger le mythe de l’hégémonie, suivre encore son fantôme. » Que reste-t-il alors de l’esprit de Délos, hors de cette nostalgie ? se demande l’auteur. « Au-delà du mythe qui bute sur un inaccomplissement sans cesse plus accusé, il se profile une interrogation encore vague sur ce que pourrait être un monde post-hégémonique. Il serait risqué de le concevoir comme une nouvelle utopie pacifique, un gouvernement du monde ou même simplement une nouvelle étape sur le chemin d’un improbable progrès. Irons-nous vers des « nouvelles vertus ou nouvelles illusions » ? conclut Bertrand Badie.
L’Hégémonie contestée
Les nouvelles formes de domination internationale
Bertrand Badie
Odile Jacob, 2019
240 p. – 22,90 €
Katia Salamé-Hardy