Matthieu Creson nous rappelle ici comme l’historien de l’art Louis Réau (1881-1961), trop peu relu aujourd’hui selon lui, a su brillamment reconnaître dans son Histoire du vandalisme, avec autant d’intelligence que d’érudition et de sûreté de jugement, les torts (parfois inexcusables) comme les mérites de Napoléon en matière de conservation et d’enrichissement du patrimoine culturel. En dépit des nombreuses mutilations et destructions qui lui sont directement ou indirectement imputables, à Paris comme en province, il n’en reste pas moins, rappelle Louis Réau, qu’il fut aussi un grand bâtisseur, de même que l’inventeur d’un style véritablement nouveau, que l’on nomme habituellement style Empire et que l’on aurait bien plutôt dû baptiser selon lui style Napoléon, tant ce dernier a pris une part active à son essor.
Le bicentenaire de la mort de Napoléon aura notamment été l’occasion de rappeler une nouvelle fois comment celui-ci s’est non seulement attaché à créer plusieurs de nos grandes institutions (Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Banque de France, etc.), mais aussi à transformer la ville de Paris, dans l’intention d’en faire une grande capitale digne de ce nom, alors appelée à devenir une « nouvelle Rome ». En effet, certains des bâtiments et des éléments de décor urbain, certaines des rues les plus emblématiques de Paris (arc de triomphe de l’Étoile, colonne Vendôme, rue de Rivoli – dont le percement est entrepris sous Napoléon -, etc.) ont pour origine la volonté du Premier consul devenu Empereur d’en faire la plus grande capitale de toute l’Europe, une ambition que reprendra à son compte Napoléon III à travers les grands travaux d’urbanisme du baron Haussmann.
Or, s’il fut certes marqué par de nombreuses critiques adressées à l’encontre de l’Empereur, le bicentenaire en question ne semble pas pour autant avoir incité beaucoup d’historiens à souligner l’importance des dégâts irrémédiables occasionnés par le vandalisme napoléonien ; en effet, c’est plutôt la figure du Napoléon modernisateur de Paris sur laquelle on a surtout insisté au cours de l’année qui vient de s’achever.
À cet égard, le chapitre consacré au vandalisme sous Napoléon dans l’ouvrage de Louis Réau, Histoire du vandalisme1, constitue, comme le reste du même livre d’ailleurs, un mélange savamment dosé de connaissance encyclopédique des sujets traités, de clarté dans l’exposé des faits, et de jugement personnel, ferme et sûr, ne donnant jamais la moindre impression de gratuité. Dans ce chapitre, Louis Réau tente notamment d’éviter deux écueils : la polarisation sur la seule critique des disparitions qu’on eut à déplorer sous Napoléon – que ce soit sur ordre de Napoléon lui-même ou d’un de ses ministres ou préfets – de même que l’attachement exclusif à la glorieuse transformation de la capitale dont il fut l’initiateur, à l’exclusion de toute réserve sur l’état réel du patrimoine architectural français à la chute de l’Aigle.
Le vandalisme napoléonien au regard du vandalisme jacobin
Louis Réau commence par rappeler que les historiens se sont souvent disputés sur l’origine des destructions ou des actes de vandalisme ayant eu cours au tournant du XIXe siècle : certains, dont l’écrivain catholique Montalembert, ou encore l’historien Louis Gillet, estimaient en effet que les démolitions ou mutilations d’ordinaire attribuées aux jacobins étaient en fait bien plutôt imputables à Napoléon (p. 553), de même qu’à la liquidation des biens nationaux, laquelle a exacerbé l’action néfaste des spéculateurs de la bande noire (p. 554). D’autres comme André Morizet (Du vieux Paris au Paris moderne, Paris, 1932) considéraient au contraire que l’Empereur méritait d’être blanchi du grief de vandalisme : « Le premier Empire, écrit-il ainsi, n’a pas à se reprocher d’actes graves de vandalisme » (cité p. 554).
S’efforçant de se défaire des passions et des partis pris politiques, Louis Réau renvoie dos à dos les tenants de ces deux versions antinomiques et aussi peu nuancées l’une que l’autre, et entend rétablir l’exactitude des faits en ce domaine en dressant un inventaire aussi exhaustif que possible des destructions et des créations dues à Napoléon. À ceux qui veulent minimiser voire escamoter le lourd passif des jacobins en la matière, Louis Réau rappelle que ce sont la Constituante et la Convention qui ont permis la liquidation des biens nationaux, dont on percevra il est vrai toute l’ampleur des méfaits sous le Consulat et l’Empire (Ibid.). Ce qui amène Louis Réau à cette conclusion : « À moins de fermer les yeux à l’évidence, il faut reconnaître que le vandalisme napoléonien – c’est sa principale excuse – n’est pour une large part que la liquidation du vandalisme jacobin » (Ibid.).
Cela dit, Louis Réau se montre aussi très critique de la responsabilité de Napoléon dans les destructions et les spoliations qui survinrent sous le Consulat et l’Empire ; s’il mitige quelque peu son jugement négatif sur l’Empereur, c’est d’une part en raison du contexte révolutionnaire qui n’avait hélas été que trop propice au vandalisme, et qui devait même encore en exacerber la nocivité par la suite, mais aussi, d’autre part, en raison de l’encouragement que l’Empereur sut lui-même donner au développement des arts et de l’architecture. En somme, et pour inexcusables que fussent les atteintes portées au patrimoine national, Napoléon n’est peut-être pas le plus à blâmer dans la longue histoire du vandalisme en France, du fait qu’il sut, du moins dans une certaine mesure, « (balancer) les pertes par des créations » (Ibid.).
Les destructions :
Louis Réau insiste déjà sur le fait que la majeure partie des actes de vandalisme imputables à Napoléon concerne le patrimoine religieux – architectures monastiques et églises paroissiales. En effet, c’est alors que disparurent ou furent gravement endommagés les édifices suivants :
- À Paris :
- Abbayes mérovingiennes de Sainte-Geneviève2 et de Saint-Germain-des-Prés3, abbaye de Saint-Victor4. La disparition des cloîtres de ces deux dernières compta notamment parmi les plus grandes pertes pour le patrimoine religieux de Paris (« l’époque napoléonienne, écrit Louis Réau, est responsable à elle seule de la destruction des cinq cloîtres des Célestins, de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Victor, des Cordeliers et des Carmes, qui comptaient parmi les plus célèbres et les plus beaux » – p. 567).
- Couvents des Célestins5, des Feuillants6, et des Capucines7. L’église du couvent des Filles Saint-Thomas a quant à elle fait place en 1811 au palais de la Bourse (p. 564).
- Églises Saint-Jacques-la-Boucherie (dont il ne reste que la tour dite « Saint-Jacques », soustraite au vandalisme en raison de sa réutilisation comme tour de guet pour les pompiers), Saint-Jean-en-Grève (paroisse de l’Hôtel de Ville), Saint-Thomas-du-Louvre (détruite pour permettre la jonction du Louvre et des Tuileries), et Saint-André-des-Arts
- En province :
- Destruction de Saint-Jean-des-Vignes de Soissons8, de la cathédrale de Cambrai9 (« plus beau monument religieux du nord de la France », écrit Louis Réau), de la sainte chapelle de Dijon, de l’abbaye de Cluny10et des trois cloîtres romans de Toulouse (ville dotée d’un riche patrimoine médiéval avant la Révolution, avant d’être qualifiée par Montalembert de « capitale du vandalisme ») : ceux de la Daurade, de la cathédrale Saint-Étienne et de l’abbaye de Saint-Sernin, tous démolis en 1812 – « trèfle architectural, écrit Louis Réau, dont aucune ville (n’offrait) l’équivalent » (p. 591).
Si tant d’édifices religieux remarquables disparurent, à Paris comme ailleurs en France, sous le Consulat et sous l’Empire, c’est aussi en partie du fait qu’un « préjugé antigothique » régnait alors, comme l’écrit Louis Réau, « sous la dictature artistique de David et des pseudo-classiques » (p. 561). Directeur du dépôt des Petits Augustins, appelé à devenir le musée des Monuments français, et où furent acheminées à sa demande nombre d’œuvres sculptées françaises de tout premier ordre, Alexandre Lenoir illustrait ainsi lui-même l’ampleur d’un tel préjugé en écrivant en l’an VI du calendrier républicain : « Avant que François Ier eût créé les arts en France, notre écolé était plongée dans la plus affreuse barbarie. On trouvera dans le tombeau de Louis XII le commencement du bon goût » (cité p. 561). En somme, pour Alexandre Lenoir, l’art n’apparaît en France qu’à la Renaissance : tout ce qui y avait été produit jusqu’alors, et que nous avions eu la naïveté de prendre pour de l’art, n’en était donc pas. Si Napoléon n’est bien évidemment pas responsable de l’existence d’un tel préjugé, qui fut celui de toute une époque, il ne semble toutefois guère avoir agi pour en contrecarrer les conséquences les plus néfastes pour le patrimoine architectural français. Et pour cause : voulant que Paris rivalise avec, et même supplante la Ville Éternelle en grandeur et en prestige, il ne pouvait qu’approuver l’emploi d’un langage architectural évocateur de la Rome antique, langage auquel il entendait recourir à une échelle sans précédent, sans grand respect témoigné pour le maintien en place des monuments « gothiques » de la capitale, alors tant réprouvés.
Comment expliquer que certaines églises gothiques ou réputées telles aient alors disparu sous l’action destructrice des vandales, alors que d’autres soient restées debout ?
Les églises qui restèrent en place, nous rappelle Louis Réau, sont celles qui furent affectées à un usage différent de celui en vue duquel elles avaient initialement été construites (Ibid.). Ne pas réemployer une église durant cette période revenait donc à augmenter les chances de la voir disparaître. De ce point de vue, le fait que la basilique de Saint-Denis et la Sainte-Chapelle soient encore debout aujourd’hui semble devoir s’expliquer par le fait qu’elles trouvèrent alors une nouvelle fonction utilitaire (Ibid.) : alors que la décision avait été prise en 1796 d’en faire un marché couvert, la nécropole royale de Saint-Denis était ainsi censée devenir sous Napoléon une nécropole pour sa propre famille (p. 562). A contrario, les architectes du Consulat et de l’Empire usèrent de moyens permettant d’abattre en des temps records les églises jugées inutiles ou impossibles à réaffecter. (Louis Réau rappelle à cet égard comment l’architecte Petit-Radel exposa au Salon de 1810 sa méthode pour faire s’effondrer une église gothique en quelques minutes, méthode qui allait hélas être appliquée plus d’une fois – p. 561.)
Pour ce qui concerne maintenant l’architecture civile remarquable, la liste des disparitions et mutilations irréversibles enregistrées sous Napoléon est elle aussi édifiante. On citera notamment les destructions suivantes :
- À Paris et en région parisienne :
- La prison du Grand Châtelet (construit sous Louis VI pour défendre le pont au Change de l’île de la Cité) et le donjon du Temple (l’église, les bâtiments conventuels et le cloître ayant quant à eux disparu sous le Directoire, en 1796)11.
- L’admirable château de Marly,12 que Louis XIV avait commandé comme une retraite, ainsi que le château de Meudon13.
- À Paris, on notera aussi que le collège des Quatre Nations, admirable bâtiment baroque construit par Louis Le Vau en 1661 pour les exécuteurs testamentaires de Mazarin, et qui abrite aujourd’hui l’Institut de France, échappa de peu à la destruction : Chaptal déplora en effet que n’eussent pu être abattus « les deux pavillons du collège qui avançaient sur la Seine, pour aligner et dégager ce beau quai » (cité p. 573). « L’amputation de ce noble décor « à la romaine », écrit Louis Réau, aurait été un attentat impardonnable contre la beauté de Paris » (p. 574).
- En province :
- Châteaux de Gaillon en Normandie (résidence d’été des archevêques de Rouen, reconstruit au début du XVIe siècle par le cardinal Georges d’Amboise, ministre de Louis XII, et considéré à ce titre comme le premier château Renaissance de France) et de Richelieu dans le Val de Loire (construit entre 1631 et 1636 par Jacques Lemercier pour le cardinal de Richelieu).
Les réalisations
Avant de condamner sans appel Napoléon comme on peut le faire à l’endroit des jacobins – dont « le passif (dépasse) infiniment l’actif » en matière de création artistique (p. 599) -, Louis Réau s’interroge donc aussi sur la place de l’Empereur dans l’histoire des arts : en dépit d’innombrables destructions, dont certaines sont certes impardonnables, on doit également se demander en quoi Napoléon a pu apporter véritablement quelque chose de neuf dans l’histoire des arts en France (Ibid.).
L’une des grandes réalisations de Napoléon réside dans l’enrichissement des collections de deux musées : le musée du Louvre, appelé muséum central des Arts sous la Révolution avant d’être rebaptisé musée Napoléon, et, en face, sur la rive gauche de la Seine, le musée des Monuments français. Ayant initialement pensé à un artiste de l’envergure de David pour prendre la direction du musée Napoléon, le Consul à vie devenu Empereur nomma finalement à ce poste Vivant Denon, qui avait fait partie de l’expédition des 167 savants l’ayant accompagné lors de la campagne d’Égypte. L’idée pour Napoléon était de faire du Louvre le plus grand musée qui fût jamais, abritant tout ce que le génie humain avait pu produire de grand depuis l’Antiquité. Le traité de Tolentino (1797) stipulait que la France était fondée à saisir comme prises de guerre les œuvres de l’art italien, dans les palais aussi bien que dans les églises des territoires conquis : ainsi furent confisqués puis acheminés jusqu’au Louvre les chefs-d’œuvre du Vatican ainsi que des tableaux comme Les Noces de Cana de Véronèse ou encore La Transfiguration de Raphaël. On sait que les alliés n’ont pas osé démembrer les collections du Louvre en ordonnant la restitution des œuvres lors de la première abdication de Napoléon en avril 1814 ; il n’en sera pas de même l’année suivante lors de la seconde abdication de l’Empereur, à l’exception de quelques œuvres qui resteront au Louvre, dont les Noces de Cana.
L’autre musée qui bénéficia du soutien de Napoléon fut le musée des Monuments français, issu du dépôt des Petits-Augustins (« simple magasin provisoire de sculptures déplacées » – p. 602). L’enrichissement continu des collections du musée, entre 1800 et 1815 (année de sa disparition), est dû à la volonté d’un seul homme, Alexandre Lenoir, qui s’attacha à y faire converger le plus possible de monuments remarquables de l’art français. Précisons que Vivant Denon tenait le musée des Monuments français pour une sorte d’annexe du Louvre, alors que Lenoir entendait y loger les monuments de l’art français, de manière que ne soient exposées au Louvre que les œuvres de l’Antiquité et des écoles étrangères (Ibid.).
Qu’en est-il désormais de ce que Napoléon nous a laissé sur le plan de l’architecture ?
« Il importe en effet de savoir, écrit Louis Réau, ce que l’Empire, qui a détruit ou laissé détruire tant de monuments, nous a apporté en contrepartie de ces destructions. En ce qui concerne l’architecture, nous a-t-il laissé des œuvres qu’on puisse valablement estimer comme la contre-valeur de l’abbaye de Cluny, des cloîtres de Toulouse, des châteaux de Gaillon ou de Marly ? La perte ou la mutilation de tant de sculptures arrachées aux églises et entreposées au musée des Monuments français a-t-elle été compensée par la création d’une statuaire d’aussi haute qualité ? Napoléon a-t-il créé un style comparable aux styles Louis XV et Louis XVI ? » (p. 606-607).
Ambitionnant de suivre les pas des grands souverains qui ont laissé leur empreinte dans l’histoire par les bâtiments qu’ils ont fait édifier, Napoléon s’est attaché à ponctuer la capitale de monuments à sa gloire (p. 606). Car, pour Napoléon, « les hommes ne sont grands que par les monuments qu’ils laissent » (cité p. 606). Et le résultat est édifiant : « Jamais, depuis Philippe-Auguste, écrit Thierry Lentz, souverain ne s’était autant préoccupé de la capitale et n’avait conçu un tel projet de modernisation urbaine »14.
Louis Réau distingue ainsi entre deux types de bâtiments construits à Paris à la demande de Napoléon : les bâtiments utilitaires et les monuments commémoratifs (p. 608). Parmi les bâtiments utilitaires, il convient de ranger le palais de la Bourse de Brongniart (commencé en 1808 et terminé en 1826), plusieurs fontaines dont celle du Châtelet, ainsi que plusieurs ponts : pont des Arts (1804), pont d’Austerlitz (1806) et pont d’Iéna (1813). (p. 608-609.) Et parmi les monuments commémoratifs les plus notables, on peut citer le temple de la Gloire de la Madeleine par Pierre Vignon (temple consacré aux victoires de la Grande Armée, devenu église catholique en 1813, et dont la construction s’achèvera sous Louis-Philippe), la colonne Vendôme (érigée entre 1806 et 1810 à partir des canons fondus des armées austro-russes pris à Austerlitz, et calquée sur la colonne Trajane de Rome), arcs de triomphe du Carrousel (anciennement la porte du palais des Tuileries, avant que celui-ci ne fût incendié lors de la Commune en 1871) et de l’Étoile (qui servit autrefois de porte de la ville de Paris)15.
Il convient en outre de rappeler qu’en plus d’avoir été un grand bâtisseur, Napoléon a beaucoup encouragé à titre personnel la création artistique, à la fois la sculpture, la peinture ainsi que les arts décoratifs. Dans le domaine de la peinture, David, à la tête de son immense atelier, de même que son élève Gros, vont réellement ajouter quelque chose de plus à l’histoire des arts, en prenant comme sujets plusieurs grands épisodes de l’épopée napoléonienne (p. 610).
Si Louis Réau reconnaît que les grandes réalisations architecturales emblématiques de la capitale qui sont dues à Napoléon (l’église de la Madeleine, le temple de la Bourse, les arcs de triomphe du Carrousel et des Champs-Élysées, la colonne Vendôme, etc.) ne sont au fond que des imitations de modèles romains, elles n’en témoignent pas moins à ses yeux de l’existence d’un nouveau style, généralement connu sous le nom de « style Empire », et qui mériterait plutôt selon lui de porter le nom de son principal promoteur (p. 611). « La création d’un style est la marque des grandes époques de l’art », écrit Louis Réau (Ibid.), avant d’ajouter : « On a dit avec raison que le style Empire n’était qu’un prolongement du style Louis XVI ; mais c’est une variante originale, plus fortement imprégnée de l’esprit de la Rome impériale, tandis que le prétendu style Directoire n’en était que l’abâtardissement » (Ibid.).
Ainsi Louis Réau formule-t-il son verdict : « Pour toutes ces raisons, écrit-il, nous concluons que si l’Empire a sa place dans l’histoire du vandalisme, il compte aussi dans l’histoire de l’art. Il est certes permis de penser que ce qu’il a ajouté à notre patrimoine artistique ne compense pas ce qu’il a détruit. Mais c’est tout de même une contrepartie appréciable et on ne peut reprocher à Napoléon Ier, comme aux jacobins, de se présenter, devant le tribunal des historiens de l’art français, les mains vides » (Ibid.).
Cela dit, et Louis Réau le reconnaît lui-même, on peut se réjouir de ce que certains projets de l’Empereur visant à « napoléoniser » littéralement des villes comme Paris ou d’anciennes demeures royales comme Versailles n’aient pas abouti. Nous prenons ainsi conscience de ce à quoi la capitale française a échappé en lisant par exemple ce propos tenu par Napoléon à ceux qui l’avaient accompagné lors de son exil à Sainte-Hélène : « Ce que j’ai fait est immense ; ce que j’avais arrêté, ce que je projetais encore l’était bien davantage… Si le Ciel m’eût donné seulement vingt ans et un peu de loisir, on aurait cherché vainement l’ancien Paris : il n’en serait pas resté de vestiges. » Par où l’on voit que Napoléon était en fait beaucoup moins soucieux de conserver le patrimoine architectural et artistique français pour lui-même qu’il ne l’était de transformer Paris à sa seule gloire : le patrimoine architectural français ne méritait aux yeux de Napoléon d’être conservé que dans la mesure où celui-ci pouvait se le réapproprier au service de son propre prestige.
Quels furent exactement certains des projets de l’Empereur pour la transformation de Paris ?
L’un d’entre eux aurait consisté à créer une véritable cité administrative à Grenelle : « (Napoléon) songeait, rappelle Louis Réau, à créer dans la plaine de Grenelle, entre l’esplanade des Invalides et le Champ-de-Mars, une ville nouvelle où se seraient installées, en bordure de la Seine, l’Université, l’École des beaux-arts, les Archives » (p. 607). « Cette cité des Lettres et des Arts aurait été reliée par le pont d’Iéna à la colline de Chaillot couronnée par le palais du Roi de Rome » (Ibid.). (Palais dont la construction commença en 1812, avant que celle-ci ne fût interrompue par la retraite de Russie.) On avait aussi imaginé construire sur la butte Montmartre – là où l’on édifiera finalement la basilique du Sacré-Cœur sous la Troisième République – un temple de la Paix, faisant pendant au temple de la Gloire de la Madeleine (p. 608). En outre, Napoléon voulait reprendre un projet auquel avait déjà songé Louis XVI, consistant à aménager une grande perspective entre la colonnade du Louvre et la place de la Bastille16, voire la place du Trône, projet qui, s’il avait été réalisé, aurait impliqué la destruction d’édifices qualifiés dans le vocabulaire de l’époque de « gothiques » – dont notamment Saint-Germain-l’Auxerrois, l’église paroissiale du Louvre et des rois de France (p. 570 et p. 608). Napoléon renoncera finalement à ce projet et ordonnera à la place le percement de la rue de Rivoli, de la place de la Concorde jusqu’au Palais-Royal – percement poursuivi et terminé sous le Second Empire.
Mais les projets napoléoniens faisant certainement le plus froid dans le dos aujourd’hui sont ceux conçus pour le château et les jardins de Versailles. On avait certes envisagé depuis longtemps de remanier les façades en briques et pierres du « château de cartes » – le petit relais de chasse construit à l’origine par Louis XIII, avant qu’il ne soit maintenu, considérablement agrandi et embelli par Louis XIV – de manière à les harmoniser avec les façades sur jardin. (Ce fut notamment l’objet du « Grand Dessein » du Premier architecte de Louis XV, Ange-Jacques Gabriel.) Louis XVI commanda à son tour plusieurs projets de transformation des façades du château, qui restèrent tous lettre morte. Napoléon commanda lui aussi à plusieurs architectes certains projets, mais n’y donna pas davantage suite – peut-être par manque de financements et/ou par peur de se réapproprier un marqueur architectural et artistique trop fortement évocateur de l’Ancien Régime. En examinant certains des projets qui furent soumis à Napoléon, on imagine ce à quoi Versailles aurait pu ressembler : un colossal palais impérial, entièrement napoléonisé et n’évoquant plus rien depuis l’extérieur de l’ancienne demeure du Roi Soleil. Quant aux jardins de Versailles, Napoléon (ainsi qu’il le confiera à Las Cases, l’auteur du Mémorial de Sainte-Hélène) aurait souhaité y faire installer en lieu et place des bosquets et de la statuaire louis-quatorzième d’immenses panoramas de maçonnerie à la gloire des villes conquises par ses armées. Comme l’écrit Louis Réau, les anciens jardins d’André Le Nôtre auraient alors été transformés en une sorte de temple de la Gloire, comme à la Madeleine, mais cette fois-ci en plein air (p. 576-577). Ce qui, par bonheur, n’advint jamais.
Matthieu Creson
Enseignant, chercheur (en histoire de l’art), diplômé en lettres, en philosophie et en commerce
- Louis Réau, Histoire du vandalisme : Les Monuments détruits de l’art français, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1994. ↩
- Fondée par Clovis en 510, démolie en 1807 lors du percement de la rue Clovis, le seul élément d’origine subsistant étant la tour Clovis, dans l’actuel lycée Henri IV. ↩
- Fondée vers 558 par Childebert, et dont le cloître fut éventré en 1802 lors du percement de la rue de l’Abbaye, causant ainsi la disparition de deux joyaux architecturaux dus à Pierre de Montreuil, l’architecte de la Sainte-Chapelle de Paris : la chapelle de la Vierge et le réfectoire monastique (p. 565). ↩
- Fondée en 1113 par Louis VI, haut lieu de la vie monastique et théologique au Moyen Âge, démolie en 1811 pour y aménager la Halle aux vins (p. 565-566). ↩
- Fondé par Charles V dans le quartier de l’hôtel Saint-Pol, couvent devenu sous la Révolution une caserne de gendarmerie, et que le conservateur du musée des Monuments français, Alexandre Lenoir, malgré ses protestations, ne parvint pas à soustraire à la folie destructrice des vandales (p. 562-563). ↩
- Construit en 1667 par François Mansart et disparu en 1806 lors du percement de la rue Castiglione (p. 564). ↩
- Réemployé sous la Révolution pour la fabrication des assignats – papier-monnaie émis en France entre 1789 et 1796, gagé sur les biens nationaux -, et sur les ruines desquelles fut percée la rue de la Paix (p. 564). ↩
- Comme le rappelle Louis Réau, Napoléon signa en 1805 un décret ordonnant au préfet de l’Aisne de permettre, à la demande de l’évêque de Soissons, le réemploi des matériaux ayant servi à la construction de Saint-Jean-des-Vignes en vue de faire réparer la cathédrale. Devant l’hostilité des Soissonnais à l’idée que l’église puisse ne plus être, on décide de ne pas aller plus loin ; mais deux ans plus tard, l’évêque traite avec un entrepreneur de démolitions, ouvrant la voie à la disparition de l’édifice (p. 582). ↩
- Sa destruction commença sous le Directoire, en 1796, et continua sous l’Empire (p. 582-583.). ↩
- « Crime inexpiable », écrit Louis Réau, que fut « la destruction du monument d’architecture monastique le plus grandiose non seulement de la Bourgogne et de la France, mais de toute la chrétienté » ; mise à sac en 1793, l’église fut vendue comme bien national en 1798, avant d’être détruite entre 1810 et 1823, malgré les tentatives faites par Chaptal, ministre de l’Intérieur de Napoléon, et Alexandre Lenoir, pour lui épargner ce sort tragique (p. 586-587). Comme souvent, les responsabilités sont partagées, et Louis Réau n’impute pas la disparition de Cluny au seul Napoléon : « Il est difficile d’établir les responsabilités d’un crime aussi sauvage que stupide, écrit-il en effet, commis de sang-froid, alors que les passions antireligieuses étaient calmées, et par conséquent sans excuse. Elles sont partagées entre l’État qui ne sut rien empêcher et n’eut pas honte de transformer un des sanctuaires les plus vénérables du monachisme et de l’art médiéval en haras en installant dans les chapelles des écuries et dans le déambulatoire un manège pour l’école de cavalerie ; le préfet de Saône-et-Loire qui, sans en référer à son ministre, laissa faire les démolisseurs ; et enfin les habitants de Cluny qui, faute de prévoir le préjudice incalculable et irréparable que cette destruction causerait à leur petite ville, considérant que la commune n’était pas à même d’assumer les frais d’entretien de l’immense abbaye, cherchèrent finalement à l’exploiter comme une carrière de pierres » (p. 586-587). ↩
- La disparition du donjon en question relève, nous dit Louis Réau, du « vandalisme sentimental », non lié à l’urbanisation de la capitale : il était trop évocateur aux yeux de Napoléon du sort réservé à la famille royale, et ce serait pour épargner le rappel de ces douloureux événements à sa seconde épouse, Marie-Louise, petite-nièce de Marie-Antoinette, et, comme elle, archiduchesse d’Autriche, que Napoléon aurait hâté sa destruction en 1810, année où le mariage fut célébré (p. 575). ↩
- Joyau architectural disparu à tout jamais, fruit de la collaboration entre Jules Hardouin-Mansart, Charles Le Brun et André Le Nôtre, il fut vendu à un industriel, lequel vendit lui-même à des entrepreneurs les matériaux issus de sa démolition (p. 577). ↩
- Contrairement au château Neuf, que Napoléon fit restaurer en 1807, et dont il souhaitera faire plus tard une résidence pour le roi de Rome, le château Vieux, déjà incendié en 1795 sous le Directoire, fut laissé à l’abandon et démoli (p. 577). ↩
- Thierry Lentz, Napoléon, dictionnaire historique, Paris, Perrin, 2020, p. 720. ↩
- À cet égard, Louis Réau nous rappelle comment le Paris napoléonien servit de modèle à l’urbanisation de Saint-Pétersbourg. En effet, le tsar Alexandre Ier avait souhaité être tenu régulièrement informé des bâtiments et monuments ayant vu le jour à Paris depuis le début du règne de Napoléon. L’architecte de Napoléon, Fontaine, adressera donc au tsar à cet effet un Journal des monuments de Paris entre 1809 et 1815 – y compris après la campagne de Russie de 1812. Ainsi peut-on considérer que l’urbanisation de Saint-Pétersbourg a pris le relais de l’urbanisation de Paris après la chute de l’Aigle en 1815. « Si l’on veut se représenter ce qu’aurait été le Paris rêvé par Napoléon, écrit Louis Réau, il suffit de se promener à Saint-Pétersbourg sur les bords de la Néva. Alexandre Ier n’a eu qu’à puiser des idées dans le Journal de Fontaine, et ce sont des architectes français (…) qui les ont réalisées en les agrandissant à l’échelle de la Russie. La Bourse maritime de Pétersbourg, la cathédrale Saint-Isaac, la colonne Alexandrine ne sont que des répliques, en plus grand, de la Bourse de Paris, du Panthéon et de la colonne Vendôme » (p. 609-610). ↩
- Concernant la place de la Bastille, Napoléon envisageait aussi pour elle d’y faire installer la fontaine de l’Éléphant, qu’il imaginait en ces termes : « Il sera élevé sur la place de la Bastille une fontaine sous la forme d’un éléphant de bronze, fondu avec les canons pris aux Espagnols insurgés. Cet éléphant sera chargé d’une tour telle que s’en réservaient les anciens. L’eau jaillira de sa trompe ». (Cité par Alfred Fierro, Histoire de Paris illustrée, Toulouse, Le Pérégrinateur, 2010, p. 114.) ↩