Vladimir Fédorovski, ancien diplomate russe en France sous Gorbatchev et fondateur du premier parti démocrate russe, le Mouvement des Réformes Démocratiques, ainsi que porte-parole des anti-putschistes en août 1991, répond aux questions d’Arnaud Benedetti, rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire, à l’occasion de la sortie de son 55e ouvrage intitulé Napoléon face à la Russie : Guerres et Paix. Il examine l’évolution du conflit russo-ukrainien, tout en proposant des clés d’analyse visant à éviter une escalade vers une guerre totale.
Revue Politique et Parlementaire – À travers la parution de votre nouvel ouvrage Napoléon face à la Russie : Guerres et Paix, quelles leçons pouvons-nous tirer des réflexions de Napoléon sur son échec en Russie pour mieux comprendre les défis géopolitiques contemporains et éviter les erreurs du passé ?
Vladimir Fédorovski – Napoléon face à la Russie : Guerres et Paix, qui sortira le 21 mars aux éditions Balland, est le fruit d’un travail méticuleux de plus de trente ans. Cette période historique est particulièrement captivante car elle marque l’apogée de la culture russe, ayant engendré des figures illustres telles que Tolstoï, Dostoïevski, ou encore Pouchkine. Le déclic pour ce livre est survenu lorsque j’ai pris conscience que Napoléon avait profondément réfléchi aux raisons de son échec lors de sa campagne en Russie. Ses réflexions, d’une grande actualité, ont été le point de départ de mon travail. Le livre relate des événements flamboyants à travers des témoignages et des archives inédites, tout en établissant des parallèles avec le contexte contemporain. Napoléon avait identifié plusieurs facteurs pour expliquer son échec : le climat hostile, la géographie difficile, mais surtout, son incompréhension de la mentalité russe. Ces enseignements historiques sont particulièrement pertinents aujourd’hui, alors que nous sommes confrontés à des défis similaires. Les réflexions de Napoléon sur le fait de prendre ses désirs pour des réalités, ainsi que la célèbre citation « vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué », résonnent avec les événements actuels. Nous vivons en effet trois périodes distinctes qui reflètent celles de l’époque napoléonienne : le vertige de l’illusion, marqué par les erreurs d’appréciation tant en Russie qu’en Occident ; l’illusion de la domination rapide, qui s’est dissipée face à la résilience russe et la complexité géopolitique ; et enfin, le danger d’une alliance stratégique entre la Russie et la Chine, alimenté par les erreurs et illusions des acteurs occidentaux. $
Cet ouvrage offre ainsi une clé précieuse pour comprendre les réalités d’aujourd’hui à travers le prisme de l’histoire, mettant en lumière les erreurs à éviter et les leçons à tirer pour prévenir une escalade dangereuse des tensions géopolitiques.
RPP – Les dirigeants occidentaux, qui sont les plus déterminés à contrer Poutine, ne font-ils pas davantage de comparaisons avec l’Allemagne nazie et Hitler plutôt qu’avec Napoléon en mettant en garde contre une escalade possible s’ils ne l’arrêtent pas ? Cette comparaison historique vous semble-t-elle inappropriée étant donné les différences entre la séquence historique et les pays impliqués ?
Vladimir Fédorovski – En tant qu’analyste, je constate un phénomène très dangereux : la propagation d’une thèse propagandiste à laquelle même ses promoteurs commencent à croire eux-mêmes.
Ce mélange de genres entre la réalité politique et la propagande constitue un sérieux problème intellectuel aujourd’hui.
Pendant la guerre froide, une distinction claire était faite entre la politique réelle et la propagande, mais aujourd’hui, cette frontière est devenue floue, ce qui conduit de nombreuses personnes à croire en des thèses propagandistes. En ce qui concerne le fond de la question, cette thèse ne correspond pas à la réalité. Tout d’abord, les comparaisons entre Poutine et Hitler sont fallacieuses. Bien que Poutine soit un dirigeant autoritaire, le qualifier d ‘ « Hitler des temps modernes » relève de la propagande. De plus, sur le plan militaire, la capacité de la Russie est souvent surestimée.
Même si leur complexe militaro-industriel est actif et productif, ils ne disposent pas des ressources humaines nécessaires pour soutenir une grande escalade militaire.
En effet, le budget militaire russe est bien inférieur à ce que la propagande laisse entendre. Je ne suis pas un partisan de Poutine, mais plutôt un défenseur de la vérité. Je me sens obligé d’alerter sur un grand danger actuel : la confusion croissante entre la réalité et la propagande. Lors de la deuxième partie de ces deux dernières années de guerre, que j’appelle ‘Les Illusions Perdues’, on a vu des exemples flagrants de cette distorsion.
Par exemple, l’illusion à propos de l’offensive ukrainienne de l’été 2023 qui s’est soldée par un échec incontestable lors de l’épisode à Kherson à l’automne 2022, présentée comme une percée, alors qu’en réalité, ce n’était pas une victoire russe mais plutôt un échec ukrainien.
Cette tendance à interpréter les événements de manière erronée trouve ses racines dans des récits biaisés et souvent manipulés. Il est crucial de démêler la réalité de la fiction pour comprendre les enjeux réels et éviter de tomber dans des pièges de perception.
RPP – Vous jugez que la contre-offensive ratée des Ukrainiens constitue un tournant dans cette guerre ?
Vladimir Fédorovski – Le point crucial à comprendre est que la situation dépasse de loin Bakhmout. L’Occident a fait des erreurs d’analyse, notamment sur la capacité de l’Ukraine à agir rapidement et sur l’efficacité des sanctions. Bien que l’Occident ait offert une aide financière considérable, dépassant même le Plan Marshall en valeur cumulée, et fourni tout l’armement disponible, les Occidentaux se retrouvent maintenant dans l’impasse.
Les Russes ont pris l’avantage sur le plan militaire, et il est impératif de l’admettre.
L’échec de l’offensive ukrainienne représente non seulement une défaite stratégique, mais aussi une défaite intellectuelle dans l’analyse de la situation. Nous sommes confrontés à la période la plus dangereuse de l’histoire européenne, où les choix et les actions militaires et diplomatiques sont cruciaux. La situation se complexifie davantage avec la ‘palestinisation’ du conflit, où l’Ukraine se retrouve dos au mur. Outre les problèmes internes de l’Ukraine, l’Occident est confronté à des défis majeurs, notamment en termes de fourniture de munitions et d’armements, et dans la planification d’une intervention militaire.
Les avertissements russes sur l’installation d’avions dans la région (Pologne et Roumanie) soulèvent des préoccupations sérieuses quant à une escalade potentielle, notamment l’utilisation d’armes tactiques nucléaires.
Certains pensent qu’une telle escalade est évitable, tandis que d’autres craignent une confrontation mondiale. Une partie de la pensée occidentale, y compris certains stratèges militaires, sous-estime la complexité de la situation en misant sur une intervention massive pour affaiblir Poutine. Cependant, cette approche semble être basée sur des illusions, ce qui souligne la nécessité d’une analyse plus nuancée et d’une compréhension plus profonde des enjeux en présence.
RPP – En fin de compte, votre constat actuel est que les Russes ont clairement l’avantage sur le terrain. Cependant, la question qui demeure est : quels sont réellement les objectifs de Poutine dans ce conflit ? Quelles sont ses intentions de guerre ?
Vladimir Fédorovski – C’est une question très sérieuse qui mérite une analyse approfondie, et je parle en connaissance de cause en tant que personne ayant travaillé au sein du Kremlin. Sur le plan officiel, Poutine proclame qu’il vise simplement à garantir la sécurité de la Russie, ce qui se traduit géographiquement par le maintien des territoires que les Russes contrôlent actuellement, comme le Donbass, ainsi que des zones tampons comme Belgorod pour éviter les bombardements ukrainiens.
Sur le plan militaire, cependant, il est clair qu’ils ont des réserves, mais tenir l’Ukraine nécessiterait une force bien plus importante que ce qu’ils ont actuellement.
L’Ukraine est entrée dans une phase imprévisible, où l’escalade pourrait conduire à ce que j’appelle la ‘vietnamisation’ du conflit. Les enjeux sont énormes, et une solution doit être trouvée rapidement pour éviter une escalade encore plus dangereuse. Une partie de la solution aurait pu être trouvée dans les accords d’Istanbul, mais leur échec a laissé place à une incertitude croissante. Les conséquences d’une escalade sont terribles, avec des risques de catastrophes nucléaires, des millions de personnes déplacées, et un danger pour la stabilité régionale et mondiale. Il est impératif de trouver des solutions diplomatiques avant qu’il ne soit trop tard.
RPP – Quel est votre sentiment vis-à-vis des récentes déclarations d’Emmanuel Macron qui ont suscité une onde de choc en Europe ? Comment les interprétez-vous et quelles conclusions en tirez-vous ?
Vladimir Fédorovski – Il y a deux aspects à considérer ici. Tout d’abord, la base des déclarations de Macron a été largement critiquée, en particulier en Allemagne où il n’a pas reçu beaucoup de soutien. Mais au-delà de cela, il y a deux points à prendre en compte.
Premièrement, ses déclarations reflètent les préoccupations occidentales actuelles.
Nous sommes à un moment charnière où des choix cruciaux doivent être faits, et Macron a souligné cette gravité. Il a mis en lumière le dilemme entre la fuite en avant vers une escalade dangereuse et la confrontation directe avec la Russie, qui pourrait entraîner une catastrophe, voire une guerre totale. Deuxièmement, il y a la question de l’efficacité des approches proposées.
Certains estiment qu’en fournissant davantage d’armes à l’Ukraine, la situation pourrait être renversée et la guerre gagnée, tandis que d’autres doutent que la mobilisation ukrainienne puisse faire pencher la balance en leur faveur.
Quant à la réaction russe, elle est restée mesurée, peut-être consciente des dangers d’une escalade vers une guerre mondiale. La France aurait pu jouer un rôle dans la recherche d’une solution, comme l’a tenté Macron lors de la conférence de Paris, s’inscrivant ainsi dans la tradition diplomatique française. Cependant, je suis préoccupé par l’escalade du langage propagandiste, qui peut être contre-productif et nous rappelle qu’il ne faut pas céder à sa propre propagande. Cette situation marque une rupture dans les relations franco-russes, avec des conséquences potentiellement graves pour les relations bilatérales et la stabilité internationale.
RPP – Quelle est votre opinion sur ceux qui soutiennent que l’Occident, et plus spécifiquement la France, font actuellement l’objet d’une intense campagne de propagande et de désinformation de la part de la Russie ? Cette campagne vise-t-elle à influencer certains scrutins à venir, tant aux États-Unis qu’en Europe ?
Vladimir Fédorovski – Concernant l’influence électorale aux États-Unis,
il est important de préciser que les rapports des services secrets américains ont conclu que l’ingérence russe dans l’élection de Trump était insignifiante.
Les démocrates ont toutefois utilisé certaines de ses maladresses, comme les interactions entre le fils Trump et l’ambassadeur russe, à des fins de propagande. Il est essentiel de noter que l’ambassadeur russe n’est pas un agent secret et ces interactions ne constituaient pas une tentative d’enrôlement. Cependant, une confrontation d’intérêts entre la France et la Russie est évidente, en particulier en Afrique.
Les Russes ont su exploiter efficacement les ressentiments liés au passé colonial français, gagnant ainsi une certaine sympathie parmi les Africains.
Ils ont également pris une position sensible en remplaçant les Français dans certaines questions de sécurité, ce qui remet en question l’influence traditionnelle de la France en Afrique. En ce qui concerne les cyberattaques, il existe une réciprocité entre l’Occident et la Russie. Cette confrontation s’inscrit dans un contexte plus large de guerre et de menace de guerre totale, ce qui complique les négociations et les accords. La situation est également préoccupante dans l’espace, où les tentatives de coopération ont échoué, conduisant à une confrontation accrue. Cette confrontation n’est pas seulement verbale ou propagandiste, mais reflète de réels conflits d’intérêts et de préoccupations, notamment en Afrique où des développements dangereux se produisent. Malheureusement, au lieu de s’unir contre l’islamisme, les acteurs se trouvent souvent à se combattre, ce qui profite aux Chinois et aux islamistes. Cette situation pousse également la Russie vers une alliance avec l’islam, ce qui a des implications géopolitiques majeures pour le Moyen-Orient.
Vladimir Fédorovski
Ancien diplomate et écrivain d’origine russe et ukrainienne
Auteur de 55 livres
Ouvrage à paraître le 21 mars : Napoléon face à la Russie : Guerres et Paix aux éditions Balland
Propos recueillis par Arnaud Benedetti