Depuis le fond des âges, les Européens se sont forgé une vision originale de l’unité dans la diversité, une forme de conscience commune. La méthode originale de « Histoire de la conscience européenne » est de proposer un récit, ouvert et non exhaustif de regards croisés, à un moment où l’Europe s’interroge sur son avenir.
L’Europe fait-elle encore rêver aujourd’hui ? Comment dépasser l’euroscepticisme, les réticences et les blocages à son égard ? L’Europe est une conscience qui s’interroge. L’ouvrage collectif, initié par le collège des Bernardins en association avec plusieurs universités et institutions européennes, scrute les racines européennes en vue d’inciter les Européens à élaborer un nouveau récit partagé (et non identique) de leur conscience européenne commune. Un récit centré sur une histoire de l’Europe vivante, participative et respectueuse des identités nationales, religieuses et convictionnelles.
« Les enjeux politiques, économiques et culturels de l’Europe politique sont tels que l’Union européenne ne pourra plus se permettre trop longtemps de se passer de ce récit commun » écrit Antoine Arjakovsky, directeur de recherche au collège des Bernardins.
Dans cette vision, une trentaine d’historiens appartenant à dix-sept pays, à différentes traditions nationales, politiques et historiographiques, croisent leurs regards de chercheurs, communiquent les résultats de leurs études pour rendre visible l’univers mouvant d’une conscience européenne. Ils pensent la réalité dynamique dans le temps selon deux approches historiques : l’une réalise des synthèses historiques de longue durée à travers des regards croisés et des consensus autour de la conscience européenne, l’autre approche respecte les diverses mémoires en se centrant sur une trentaine de grands évènements, de grands personnages et de fruits majeurs qui ont produit – ou ont résulté de – l’histoire mouvementée de la conscience européenne.
La tâche n’est évidemment pas aisée. Comment forger un récit européen commun entre une Europe culturelle, historique et géographique d’une part, et une Europe institutionnelle d’autre part ?
Considérer l’Europe continent et l’Europe de Bruxelles comme deux mondes différents est une grave erreur souligne Luuk Van Middelaar, écrivain et philosophe hollandais. Il reconnaît néanmoins que « les promoteurs de l’Europe institutionnelle, déterminés à tirer une ligne sur le passé, obsédés par la nécessité d’éviter une nouvelle grande guerre, ont parfois péché par excès […]. Les fondateurs ont voulu marquer la rupture en bannissant des pratiques qui faisaient l’Histoire jusqu’alors : les intérêts nationaux, les frontières, les identités nationales, la passion populaire, une pensée stratégique. Autant de choses dont on parle peu ou pas à Bruxelles. La tentative de dépolitiser les rapports entre États européens, de transformer les conflits politiques en des problèmes d’ordre économique, technique, des choses à résoudre de façon artisanale, constitua bien sûr un acte de génie politique qui a permis un nouveau départ. Aujourd’hui nous vivons toutefois le retour du refoulé. Le retour du politique. La stratégie de dépolitisation touche à ses limites » écrit Luuk Van Middelaar, appelant à « défendre la manière de vivre en tant qu’Européens dans un monde en pleine ébullition sur le plan géographique, économique, démographique et dont le centre de gravité bascule vers les rives du Yangzi, de l’Indus, de l’Amazonie. Cela exige des dirigeants européens de faire l’Europe d’une autre manière ».
Rechercher un récit commun nécessite une plongée dans les profondeurs de l’Histoire pour tenter une « réconciliation » indispensable à l’Europe d’aujourd’hui « entre le temps présent et le temps de la Renaissance ». C’est aussi mettre en valeur la vision commune qui associe le penchant grec pour l’universalité, le sens romain du droit, et aussi la représentation d’un Dieu miséricordieux des grandes religions du Livre, ainsi que l’humanisme de la Renaissance et la raison de la Lumière.
Il est vrai que les grandes guerres européennes ont provoqué un séisme sur ce continent, mais après cette descente aux enfers et rejetant la voie suicidaire de la vengeance, l’Europe choisit la « logique de la réconciliation, de la reconnaissance, symbolisée par Ricœur, articulant mémoire, traduction et pardon pour nous redire que nous valons toujours mieux que nos actes ». L’Europe comme projet politique prend alors forme.
Aujourd’hui, après le traumatisme du nazisme et de la décolonisation, beaucoup se défient des « identités meurtrières » au risque de laisser le thème de l’identité aux seuls anti-européens. « Or les identités menacées sont toujours en recherche d’appartenances religieuses, ethniques ou nationalistes » écrit Antoine de Romanet, économiste, philosophe et théologien. D’où l’intérêt de l’approche phénoménologique de la conscience européenne, objet de la deuxième partie de l’ouvrage qui permet de découvrir les différents horizons intellectuels et spirituels. À travers les études effectuées sur la conscience juive, la conscience chrétienne et l’histoire islamique de l’Europe, nous réalisons à quel point les Européens se sont forgés une vision originale de l’unité dans la diversité, une forme de conscience commune.
« La construction européenne a été établie sur la base d’un mélange entre valeurs et intérêts […] les Européens devront s’entendre sur un socle commun de valeurs. Un projet européen fondé sur les seuls « intérêts » est voué à l’échec. Ce n’est pas simple car la plupart des valeurs qui ont contribué à ériger le projet politique de construction européenne se trouvent aujourd’hui discutées. Ce ne sera certes pas un chemin facile, mais c’est l’unique chemin » précise l’historien Vincent Dujardin.
Certes l’échange, la confrontation des idées et des croyances feront surgir des désaccords. « Les conflits d’interprétation doivent être pris au sérieux , doivent être thématisés en profondeur, de préférence dans les termes d’une reconstruction, pour que l’on puisse, au-delà de ces dissensions et non en dépit de celles-ci, espérer quelque chose comme une réconciliation » écrit la philosophe Evelyne de Mevius.
Pour bâtir l’unité dans la diversité, la culture demeure un pivot essentiel, et doit en conséquence être au cœur du projet européen.
Les regards croisés de « Histoire de la conscience européenne » reflète la volonté de rechercher une vérité partagée. Une vérité qui se dégagerait d’un dialogue mené en toute conscience autour de tous les sujets et surtout des sujets qui fâchent.
« Il faut avoir conscience que des récits différents de l’histoire s’affrontent. Il s’agit donc de ne pas figer la mémoire, de la libérer et de penser ensemble l’unité avec des principes conjoints et pouvoir ainsi
réaliser un manuel commun partagé par les 28 pays européens permettant un meilleur discernement ». Telle est la conclusion de ce livre très documenté et captivant.
Dans cette période mouvementée, traumatisante que nous traversons, la lecture de « Histoire de la conscience européenne » est salvatrice. Elle nous fait entrevoir une nouvelle voie vers un humanisme basé sur des valeurs bien partagées.
Histoire de la conscience européenne
Antoine Arjakovsky (dir.)
Préface Herman Van Rompuy
Postface Rowan Williams
Editions Salvator, 2016
512 p. – 25 €