Comme son personnage, Simon Bentolila déploie d’entrée de jeu son implacable logorrhée en spirale. Il faut se laisser emporter par ce roman qui est la découverte du monde sans ordre et sans logique du complotisme. Un monde à la séduction implacable : rien n’est peut-être tel qu’il ne le paraît, en dessous de chaque événement, il y a autre chose, des manipulations, des forces occultes.
Le roman est de toute évidence déroutant. Simon Bentolila est de ces primos romanciers à tel point remplis de fulgurances qu’il leur faut tout dire et tout de suite. Au risque parfois de nous perdre un peu. Il faut accepter de nous laisser perdre.
D’abord, parce que son roman enchaîne les morceaux de bravoure. Cette visite dans une communauté complotiste, animée par Victor, qu’on appelle le baron perché, homme d’affaires avisé s’il en est, leader sur le segment de l’abri anti-antique et de la base autonome durable. Le complotisme est un marché, un monde en fait. Alors on finit par s’y perdre un peu nous aussi. Autre point d’orgue, ce lieu d’art contemporain où trône en majesté « une vulve géante en caoutchouc, rose et blanche, aux lèvres souples. Deux mètres de hauteur, un mètre cinquante de largeur. Poilue au-dessus du clitoris, lui-même représenté par le visage articulé d’un satyre endormi. », la chatte du consentement : « Bonjour, dit le clitoris, sa grande bouche désormais animée. Au cas où vous ne le sauriez pas, je suis pansexuel. J’aime et je désire sans considération quant au genre de mes partenaires. Je n’exige qu’une chose : demandez-moi toujours avant la permission. » On croisera aussi des groupes de végans récemment convertis qui se flagellent devant des ânes témoins, maître Italo, un huissier aussi nébuleux que tenace. Lilith, sulfureuse taxidermiste d’inspiration oh combien gothique, qui préférerait travailler le corps humain qu’un animal abattu. C’est délirant et ça reste plausible. L’auteur a beau en faire beaucoup : sur ce sujet, la réalité exagère plus que lui. On croisera enfin, en guise d’apothéose, des salons de la dissidence (autour du hangar Georges Orwell) virant en corps à corps grotesque de gourous virilistes qui s’affrontent pour le contrôle du marché de la haine et du complot, du trafic de l’illuminatine.
Car il faut bien en venir à cela ; le principal morceau de bravoure, l’idée géniale, du roman, cette drogue mystérieuse, rien moins que la fameuse Illuminatine : substance illicite « composée d’une molécule de THC modifiée de manière à décupler son effet psychédélique et à perturber davantage la capacité à dissocier le banal de l’exceptionnel, mais aussi d’extraits de morphine pour atténuer l’effet d’anxiété du cannabis et, surtout, d’une troisième composante essentielle, la philactine, dont le secret de fabrication demeure inviolé », qui a la particularité de « rendre plus clairvoyant, et de faire saillir dans l’esprit du consommateur la vérité cachée, le dessous des événements visibles en exacerbant la vigilance du troisième œil, jusqu’à renverser tous les narratifs sur lesquels repose la société ».
Seulement, une fois craqué le socle dur des évidences, on ne trouve rien de stable. Le complotisme, c’est cela même qui le voue à demeurer impuissant, n’ouvre que sur son propre chaos, sur la dissolution des références partagées et à terme de tout espace public. La réussite paradoxale du roman est aussi de nous jeter dans la dérive de cet espace d’errance et de rencontres et de pensées aléatoires, que rien ne tient debout sinon la construction d’une haine partagée, la tragédie antique du bouc émissaire, toujours le même en fin de compte : « Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek », fils d’Éliphaz, père de tous les antisémites ! Celui dont l’armée avait survécu à la sortie d’Égypte, celui dont il faut se souvenir pour que sa guerre s’arrête, mais elle ne cessera jamais. Souviens-toi ! Zakhor !
De quoi auront l’air les chambres à gaz au XXIVe siècle ? »
Une lecture à ne pas manquer, tout y est ; un thème oh combien d’actualité, traité avec originalité, une écriture. Ne vous laissez pas arrêter par tout ce bruit et cette fureur. Entrez-y. Insistez si ça vous résiste. Si vous décrochez, revenez. Relisez, ou même : ouvrez au hasard : chaque page vous réserve une trouvaille. Pour une fois qu’il y a quelqu’un, qu’une voix parle, crache, halète et s’exalte sous tous ces mots. Une voix, une plume à suivre : un auteur.
Florian Forestier
#leplusimportant
Illuminatine
Simon Bentolila
Albin Michel, 2023