Le logement n’a plus, depuis longtemps, de statut clair dans la politique générale du pays. Plus précisément, il n’a pas de statut à part entière, tantôt invoqué au titre de la politique économique, tantôt au titre de la politique sociale, tantôt désormais au titre de la préoccupation environnementale. Sans aucun mépris pour les personnalités à qui ce portefeuille est confié depuis deux décennies, on voit bien deux indices de la considération dégradée de ce dossier : il n’est pas donné à des ténors, mais plutôt à des responsables qui font leurs classes et pour qui c’est le premier portefeuille, et en outre le ministre en charge du Logement vient parmi les derniers dans les organigrammes gouvernementaux des équipes constituées ces vingt ans passées.
Politique du logement : un constat d’échec
On pourrait tenir ces considérations pour esthétiques et considérer qu’elles n’ont pas de conséquences sur le traitement de la question du logement. Pour affirmer cela, il faudrait que la politique du logement réussisse, c’est-à-dire que la satisfaction des besoins des ménages soit assurée. Il n’en est rien et ce constat d’échec vaut pour toute la période au cours de laquelle on note une baisse d’estime politique. On ne s’étonnera pas de diagnostiquer une corrélation entre le désintérêt sensible des décideurs publics pour le sujet et l’absence d’efficacité de leur action. Trois indices que la politique du logement n’est pas à la hauteur, sans qu’il soit question de ne pas reconnaître les efforts déployés, l’authenticité des intentions et leurs résultats relatifs. Mais enfin, les faits sont têtus : la production résidentielle nouvelle en 2021 sera de l’ordre de 300 000 unités contre 450 000 nécessaires pour répondre aux évolutions démographiques et sociologiques, voire géopolitiques, relatives à l’accueil de familles étrangères. On n’évoque d’ailleurs jamais cette dimension, de crainte qu’elle n’ouvre un débat sulfureux, alors qu’elle contribue à creuser l’écart entre l’offre et la demande résidentielles et accentue les tensions. On doit aussi déplorer la perte de pouvoir d’achat liée à l’augmentation des prix ininterrompue sur la période incriminée. Certes, le préjudice le plus direct concerne encore le logement, avec des superficies inadaptées aux ménages, une balkanisation pour réagir à la cherté en cœur de métropole, et l’empêchement de trop de Français des classes intermédiaires de devenir propriétaires. Le préjudice indirect, rarement cité, affecte la consommation et par voie de conséquence la vigueur de la croissance: quand on a remboursé sa mensualité de crédit immobilier, le reste à vivre est réduit à peu et pour emprunter à une expression américaine synthétique, les accédants à la propriété sont pour la plupart « house poor », c’est-à-dire qu’ils sont incapables d’acheter même leurs meubles et de vivre décemment. Enfin, et le Président Macron avait compris que ce cancer n’était pas tolérable en prenant l’engagement de l’avoir éradiqué à la fin de son quinquennat, le sans-abrisme est le signe d’une incapacité française à donner un toit aux plus démunis.
Il n’est que temps que les décideurs publics réalisent quel statut supérieur doit avoir le logement dans la politique.
Les corps intermédiaires, à l’approche des élections présidentielles, se mobilisent pour dessiller les yeux des grands partis et de leurs candidats, déplorant le sort fait à l’habitat lors des échéances électorales antérieures. Chacun y va de son livre blanc, de son colloque, de ses rendez-vous au plus haut niveau. Pourtant, deux signes récents, si l’on sait les lire, nous apportent la preuve de l’importance cardinale du logement non pas seulement dans l’économie pour la création de richesse, d’emplois notamment, non pas seulement au plan social ou climatique, mais pour l’équilibre même de la République.
Le premier signe n’a pas été directement imputé à la question du logement : l’épisode douloureux pour le pays des Gilets jaunes. En fait, il est l’expression que le logement, malgré qu’on en ait, a clivé la France en deux : d’un côté les habitants des métropoles, en particulier les propriétaires de leur résidence principale, dont l’actif se valorise de façon indécente, qui ont accès à toutes les aménités, dont le lieu de vie capte toute l’attractivité, de l’autre des Français moyens délaissés, vivant en des lieux délaissés. Qui étaient ces compatriotes…ou qui sont-ils, car le mouvement n’est pas mort et les braises sont encore chaudes? Des ménages de salariés ou de travailleurs indépendants, artisans, patrons de TPE, qui avaient fait construire leur maison individuelle en périphérie d’une ville moyenne au prix d’efforts financiers. Au fil des ans, comme ces animaux qui doivent aller de plus en plus loin pour chasser parce que leur écosystème s’appauvrit, ils avaient dû parcourir toujours plus de kilomètres pour travailler, et l’augmentation de la taxe sur les carburants intervenue en novembre 2018 leur avait en quelque sorte porté l’estocade et mis le feu aux poudres. En réalité, ces femmes et ces hommes n’étaient pas mal logés, au contraire : ils étaient juste propriétaires d’un actif dévalorisé comme l’était leur territoire, déclassés socialement certes, mais en même temps lésés au plan patrimonial. Ceux-là vont d’ailleurs subir la double peine, qu’on ne voit pas venir : les exigences de la transition énergétique, notamment consignées dans la loi Climat Résilience fraichement votée, vont conduire des propriétaires de pavillons achetés 120 000 € il y a quinze ou vingt, évalués 60 000, 70 000 ou 80 000 € aujourd’hui, peu vertueux au plan énergétique quand ce ne sont pas des passoires, à engager des travaux de mise aux normes à hauteur de 45 000 ou 50 000 €…
La France périphérique, théorisée par le géographe Christophe Guilly, l’est d’abord pour son logement.
Elle est au ban de la considération publique et passe sous les radars des politiques de l’habitat depuis une génération. Elle ne le supporte plus. On l’a crue comblée par un logement à sa main, qui réalisait un rêve… On avait oublié qu’un logement est planté sur un terrain, dans une commune, au cœur d’un territoire, et que c’est ce biotope qui fait le bonheur ou le malheur de ses habitants. C’est cette sécurité économique et sociale portée par un logement qui conditionne la sérénité du corps social concerné, ou son agitation à l’inverse si elle n’est pas ressentie par les ménages. Les élites ne le voient que quand il est trop tard. On a dans l’oreille la chanson de Starmania interprétée par la rockeuse Nanette Workman, Quand on arrive en ville. Il a fallu que les bannis de l’attractivité territoriale et résidentielle débarquent dans les grandes villes chéries de tous, Paris en tête, pour qu’on comprenne quelle dislocation de la nation la politique en général et celle du logement singulièrement avaient laissé se créer. On reproduit cette erreur avec la lecture des conséquences pour l’habitat de la pandémie, deuxième signe que le logement crée la sécurité républicaine, ou la menace du chaos.
Que n’a-t-on entendu dès le confinement initial ! On a d’abord analysé les recherches de logement sur les sites d’annonces. Le trafic n’avait jamais été aussi soutenu… Normal : les Français de villes s’évadaient comme ils le pouvaient, imaginant la pièce en plus ou la terrasse qu’ils n’auraient jamais. Ce qui était plus intéressant, c’est qu’ils détournaient leurs regards vers des villes moyennes ou leurs campagnes périphériques et que s’est alors dessiné bel et bien un nouvel aménagement du territoire. La pandémie ne l’a pas généré, elle l’a seulement catalysé et ce qui se serait inéluctablement produit en une décennie va advenir en moins de cinq ans. Le mouvement est enclenché. Les métropoles ont fini de truster tous les désirs d’habitat. Pourquoi ? Parce que ce qu’elles ont à offrir aux ménages des catégories intermédiaires n’est pas ce qu’on attend de son logement, à savoir la protection, la sécurité pour se placer dans un paradigme plus large. Loger dans une grande ville est synonyme de trois fragilités. Pour ceux qui n’ont pas de hauts revenus, c’est d’abord une fragilité budgétaire, qui affecte les locataires comme les accédants à la propriété : le taux d’effort réel des uns comme des autres est le plus souvent proche de 50 % en prenant en compte les charges diverses attachées au logement. Un autre indicateur couramment utilisé, le nombre d’années de revenus nets qu’il faut pour acheter : pour une moyenne dans le pays de 5,5, on monte à huit années dans les cinq premières villes de France, et ce chiffre se dégrade chaque trimestre. Une véritable précarité menace les habitants des catégories intermédiaires, qui redoutent le basculement à la première rupture venue, la séparation, la maladie, le passage à temps partiel forcé, et l’impayé bancaire ou de loyer qui enraye la machine. C’est au point que le sentiment de risque de déclassement culmine : des enquêtes menées ces dernières années ont révélé que la majorité des habitants des métropoles pensent que leurs enfants seront moins bien logés qu’eux. À cet égard, les villes moyennes les plus actives et les plus attractives constituent une alternative, que près d’un Parisien sur cinq notamment envisage sérieusement.
Une deuxième insécurité a été à tort liée à l’habitat des grandes villes, le péril sanitaire. En tout cas, c’est au prix d’un raccourci coupable qu’on a cru que la Covid-19 s’était transmise au cœur des cités les plus nombreuses… alors que les clusters originaux se trouvaient dans des villages. En revanche, le développement de la pandémie a été concomitant des plus inquiétantes alertes sur la dégradation de la planète, dont les poumons ont été mis à mal, les forêts, les bois, les espaces ruraux, les zones vertes. Ce diagnostic a entraîné une mutation : les villes voisines de la nature, plus aérées, mieux oxygénées, sont regardées avec les yeux de Chimène par les ménages, encouragés par le télétravail à choisir leur lieu d’habitation principale sur des critères plus hédonistes et plus sanitaires.
Enfin, c’est la sécurité au sens littéral, celui de la protection et de l’intégrité physiques, que nos compatriotes recherchent et trouvent de moins en moins dans les métropoles : les troubles s’y multiplient, de toutes sortes. Les risques d’attentat sont omniprésents, les contestations de rue n’y ont jamais été aussi fréquentes. Ce sont des épicentres où viennent s’épancher bruyamment, violemment même, les malaises et les ressentiments, de manière incessante. Les villes moyennes et les campagnes, qui ne sont pas des lieux de pouvoir, offrent un calme bien supérieur. Il n’est pas question de soutenir que les débats n’y parviennent pas et que ces lieux sont coupés des métropoles, il est seulement question de constater que les grandes villes, pour s’être appropriées l’attractivité économique, politique, médiatique, culturelle, concentrent aussi, logiquement, les moments où l’opinion veut capter l’attention, ou le fait malgré elle quand elle est la cible du terrorisme.
Le thème de la sécurité lie d’ailleurs les deux considérations, celle d’un logement protecteur contre les dangers, et celle d’un endroit privatif qui préserve de la promiscuité, synonyme de contamination dans l’inconscient collectif.
Le logement qui ne remplit plus ces deux rôles est l’endroit de toutes les violences cachées et le confinement l’a révélé. C’est là que se sont exacerbées les relations entre les personnes, assignées à résidence et contraintes de partager un espace fini, cruellement réduit au cœur des métropoles. Les violences conjugales ont explosé pendant cette période, révélant le lien entre absence de liberté spatiale et tensions sociales. Les statistiques sont pudiquement tues : elles sont une critique implacable de politiques de l’habitat indifférentes à la qualité de vie et seulement soucieuses de donner un toit. C’est aussi dans le logement que la solitude, l’isolement, le désarroi de la maladie font des ravages. On se suicide chez soi, on meurt chez soi dans l’anonymat des grandes villes. Le logement, de biotope, peut vite devenir mortifère.
Le logement : l’un des fondements de la République
Ainsi le logement est-il l’échelon de base de la sécurité, indispensable aux ménages, vital pour eux. Or, derrière l’apparence d’une situation résidentielle paisible de notre pays, les indices d’une profonde inadaptation de l’offre à la demande et aux besoins percent. La France a fait, depuis une vingtaine d’années, comme si elle avait réussi, comme si les grands équilibres de la politique du logement étaient atteints, méritant seulement qu’on y veille et que l’État les entretienne. Elle avait en effet inventé après-guerre cette équation entre parc locatif privé et parc HLM, entre accession à la propriété libre ou aidée et statut de locataire, entre maison individuelle et habitat collectif. D’autres pays lui envient encore cette organisation et ce nuancier de réponses. Elle avait dans le même élan inventé la densité et la spécialisation spatiale, en développant des métropoles régionales, dont une région capitale abritant un quart de la population, dépositaires de tous les atouts, et dans ces métropoles, des spécialisations fonctionnelles et des ghettos de gens aisés et de ménages modestes. Elle a ainsi abandonné petit à petit toute volonté d’aménagement du territoire, arrêtant son histoire urbaine dans les années 70, avec de Gaulle et Delouvrier. Le constat est certes rustique, et dans la série des ministres du logement qui se sont succédé on en trouverait qui ont senti que le territoire se fissurait et qu’il fallait le repenser et le réparer, jusqu’à le reconstruire sur lui-même, que les vieux outils, de financement en particulier, ne fonctionnaient plus. On citerait à bon droit Pierre Méhaignerie – dernier ministre en charge du Logement à avoir eu dans son périmètre l’aménagement du territoire… en 1986 ! –, Louis Besson, Marie-Noëlle Lienneman, Pierre-André Périssol, Jean-Louis Borloo bien sûr. Les autres, Benoît Apparu, Cécile Duflot, Emmanuelle Cosse ou aujourd’hui Emmanuelle Wargon, n’ont pas démérité, mais ils ont œuvré sur la toile de fond d’une considération publique du logement somme toute faible. Leur Président, leur Premier ministre les ont tenus pour des mécaniciens responsables du réglage d’un moteur qu’il n’était pas question de reconcevoir, en aucun cas pour des ingénieurs. Certains mêmes se seraient volontiers passés d’attribuer ce portefeuille, nommant de simples secrétaires d’État auprès de tel ministre de premier plan chargé de tel grand domaine. Dans la communauté immobilière, oublieuse comme toutes les autres, on devrait se rappeler que dans le premier gouvernement du quinquennat d’Emmanuel Macron, il n’y avait pas de ministère du Logement. Par codicille, Matignon, comprenant son impasse, a précisé que le ministre de la Cohésion des territoires, Richard Ferrand, rapidement démissionnaire d’ailleurs, était bien aussi chargé du logement… Omission politique historique mal rattrapée, parce qu’on ne rattrape pas les erreurs commises avec autant de conviction !
C’est cette méprise sur l’importance du logement pour la sécurité tous azimuts des Français qu’il faut corriger.
Lire les signes, expliqués ici pour deux d’entre eux, les plus récents et les plus forts, est urgent. Bien d’autres se font jour, signaux faibles, clairs pour autant. Si le logement n’apporte pas aux familles et aux individus la sécurité et le sentiment de la sécurité, patrimoniale, physique, dans l’ordre aussi de la reconnaissance sociale, alors la République est en danger. La Fondation Abbé Pierre est devenue en une trentaine d’années la référence : comme les précédents, le 26e rapport sur le Mal-logement rendu en 2021 au Président de la République, à l’instar de ce qu’avait instauré l’Abbé il y a plus d’un quart de siècle, est bien plus qu’une photographie fiable de la situation des mal-logés. Il est désormais un diagnostic sur tous les états du mal-logement, des moins graves au plus insupportables, de la sur-occupation au logement indigne ou à la cloche en passant par le surendettement. Il met en évidence que ceux pour qui le logement n’est pas une chance mais un handicap sont des millions, représentatifs des classes moyennes et non seulement des déclassés et des abîmés de la société. Des esprits chagrins reprochent à la FAP et à son délégué général actuel, Christophe Robert, qui en fut le premier directeur des études, cette extension du champ du rapport emblématique… Question de fonds de commerce sans doute. Pour le reste, la FAP a raison et sans cette vision augmentée du logement des Français, les pouvoirs publics continueront à croire que tout va à peu près bien, c’est-à-dire bien, alors que les bases chancellent. La santé du logement en France est désormais optique, apparente sans réalité profonde. On prête à Sénèque, après qu’il s’est donné la mort, d’avoir prononcé cette phrase, traduite en un alexandrin : « Sur mes jarrets fauchés mon corps va chancelant. » L’image est limpide et cruelle : notre pays croit avoir une politique du logement et n’en a plus vraiment. Il n’ira pas loin en claudiquant ainsi. Du prochain Président de la République, ou de la prochaine Présidente, on attend un sursaut de conscience à cet égard, la conscience que le logement est l’un des fondements de la République, une fondation pour emprunter au registre des maçons, pas un étai, par définition approximatif et provisoire.
Henry Buzy-Cazaux
Président fondateur de l’Institut du Management des Services Immobiliers
Vice-président de FIABCI France
Membre du Conseil national de l’habitat