A l’occasion de la 9e édition des Rencontres Recherche et Création organisées par l’ANR et le Festival d’Avignon, la Revue Politique et Parlementaire a interviewé Grégoire Borst, Professeur de psychologie du développement et neurosciences cognitives de l’éducation Directeur du Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant (LaPsyDE – UMR CNRS 8240), Université Paris Cité.
RPP : Pouvez-vous nous présenter vos travaux de recherche ?
Grégoire Borst : Mes travaux visent à essayer de comprendre quels sont les mécanismes cognitifs, sociaux et émotionnels qui produisent le changement avec l’âge – donc le développement de l’enfant, de l’adolescent et du jeune adulte – et les apprentissages. De façon très globale, c’est ce que je tente de faire, en le comprenant dans le contexte d’un tissu biologique qui est lui-même en développement, c’est-à-dire le cerveau, qui permet justement ces développements cognitifs, socio-émotionnels et ces apprentissages.
Plus spécifiquement, le laboratoire LaPsyDE, que je dirige, met la focale sur les processus très transversaux impliqués dans tous nos apprentissages. C’est ce qu’on appelle, dans le domaine de la psychologie, les mécanismes de régulation qu’ils soient cognitifs ou socio-émotionnels.
Dans un certain nombre de situations, nous devons réguler notre impulsion primaire ou première pour pouvoir être adaptés dans notre environnement. Nous nous intéressons donc plus spécifiquement à nos capacités de contrôle de soi, de contrôle cognitif, de contrôle socio-émotionnel. Ce qui fait notre humanité c’est finalement que nous ne sommes pas des êtres que purement impulsifs, nous avons cette faculté d’auto-flexibilité et de réflexivité, cela vient aussi de notre capacité de régulation localisée dans le cortex préfrontal.
RPP : C’est ce que Freud appelait l’économie psychique des individus ?
Grégoire Borst : Je ne sais pas car je ne m’inscris pas dans la même épistémologie freudienne, mais je pense plutôt que c’est ce qu’il appelait le « surmoi », c’est-à-dire toutes ces fonctions qui permettent de réguler nos comportements, nos pulsions et notre impulsivité, qu’elle soit d’ordre comportemental ou cognitif. Une partie de l’irrationalité humaine vient justement de la difficulté que nous avons parfois à résister à certains automatismes.
RPP : Dans les travaux que vous menez, êtes-vous capables de déterminer ce qui relève de la société et ce qui relève plus précisément du comportement biologique ?
Grégoire Borst : Au sein du laboratoire, nous travaillons sur ces les interactions entre gènes, cerveau et environnement avec deux niveaux de réflexion. Le premier concerne la façon dont se construisent les inégalités éducatives induites par les inégalités sociales, en essayant de comprendre ce qu’elles produisent sur ce cerveau en développement, siège de nos apprentissages.
Par exemple, quatre mois après la naissance, nous constatons une divergence de la maturation du cerveau entre les enfants en fonction du milieu social dont ils sont issus.
Le poids des inégalités sociales sur le tissu biologique qui permet les apprentissages est réel. Cependant, ce n’est pas un déterminisme biologique puisque vous pouvez changer de contexte de telle manière à corriger des environnements non-optimaux. Notre cerveau restant plastique tout au long de notre vie, il peut se reconfigurer suite à des apprentissages.
Le premier axe de nos travaux consiste à chercher comment corriger les inégalités éducatives en essayant de penser des modalités pédagogiques différentes et notamment en insistant sur ces mécanismes de régulations émotionnelle, sociale et cognitive.
Le deuxième axe est de mettre en évidence qu’un certain nombre d’automatismes relèvent effectivement de construction sociale. Ces automatismes de pensée, qu’on peut développer au cours du temps, relèvent par exemple des outils culturels qu’on acquiert à l’école. Nous avons établi que l’acquisition d’un certain nombre d’outils culturels génère des connaissances et des croyances, et que celles-ci viennent parfois interférer avec notre capacité à engager notre processus de réflexion.
RPP : Etes-vous en mesure de montrer que les capacités d’apprentissage sont inégalement distribuées quasiment dès la naissance en fonction du milieu social ?
Grégoire Borst : Oui, en tout cas le milieu social est le terreau sur lequel se construisent des inégalités éducatives et en termes d’apprentissage. Ce contexte spécifique peut entraîner un stress chronique très important et une instabilité émotionnelle due au risque, par exemple, de placement plus élevé chez les familles de milieux défavorisés, ou encore une pression sur le logement chez ces familles, avec des conséquences sur la qualité du sommeil et sur la plasticité de ce tissu biologique. Tous ces éléments – même s’ils ne sont pas les uniques facteurs et il serait beaucoup trop réducteur de penser cela – participent à la construction des inégalités. Ceci explique aussi que dès l’entrée à l’école, des inégalités éducatives extrêmement fortes s’expriment déjà.
Par exemple, un enfant venant d’un milieu favorisé possède 1 200 mots dans son vocabulaire à l’âge de 36 mois, alors qu’un enfant de milieu défavorisé en a 525.
Quand vous savez que c’est très prédictif de la capacité de l’enfant à apprendre à lire, vous voyez comment se construisent progressivement ces inégalités et ce qu’elles produisent aussi sur les systèmes cérébraux engagés tant dans l’apprentissage du langage oral que du langage écrit.
RPP : Comment l’observez-vous scientifiquement ?
Grégoire Borst : Concrètement, on utilise un IRM qui nous permet aujourd’hui, parce que c’est une technique non invasive, de répéter les observations dans le temps. Tout l’enjeu des travaux que nous menons en ce moment est de faire de la recherche longitudinale qui va nous permettre de suivre les mêmes enfants et les mêmes cohortes d’enfants dans le temps. Nous prenons des mesures de la structure et du fonctionnement cérébral que nous lions à un certain nombre de critères du milieu social d’origine, en regardant au-delà du simple contexte socio-économique traduit par le niveau d’études ou le métier. Nous allons également regarder quels sont les facteurs dans l’environnement qui engendrent ces effets car ce n’est pas le salaire en tant que tel ou le niveau d’études qui produit ces résultats, mais bien le stress chronique spécifique lié à l’environnement ou la qualité du sommeil par exemple. Enfin, nous tentons d’observer ce qui fait que dans certaines familles il y a des facteurs de résilience et de protection. Si nous les identifions, alors nous aurons peut-être une partie de la réponse à la réduction des inégalités éducatives.
RPP : Combien d’enfants composent les cohortes sur lesquelles vous travaillez ?
Grégoire Borst : Nous croisons deux types de cohortes. Les premières sont existantes, elles ont été acquises dans un certain nombre de pays, elles ne nous appartiennent pas. Nous avons une importante cohorte aux États-Unis qui s’appelle ABCD[1] dans laquelle environ 15 000 enfants sont suivis sur le long terme. Ensuite il y a des cohortes plus réduites dans le temps sur lesquelles nous allons suivre des adolescents. Par exemple, nous avons actuellement une étude sur la manière dont les capacités de discernement de l’information vont se développer à l’adolescence, avec toutes les problématiques posées aujourd’hui par la diffusion des fausses informations. Cette cohorte, qui va être suivie pendant trois ans, compte environ 2 000 à 3 000 collégiens.
RPP : Sur quel type d’apprentissages travaillez-vous ? Vous focalisez-vous sur des apprentissages spécifiques ?
Grégoire Borst : La particularité du laboratoire que je dirige est justement de rassembler des chercheurs travaillant sur tout type d’apprentissages, langage écrit, lecture, mathématiques, langage oral, compétences socio-émotionnelles, afin de déterminer quels sont les communs et les mécanismes transversaux, les identifier et les étudier.
Personnellement, je m’intéresse particulièrement aux questions d’empathie, de coopération, de travail en équipe parce que nous savons aujourd’hui que ce sont sans doute ces apprentissages qu’il va falloir réussir à déployer dans le système éducatif. Le développement de ce type de compétences est important car ce sont celles qui nous permettent de nous adapter aux changements et aux mutations que connaît le monde du travail.
Nous étudions également la manière dont on peut favoriser l’engagement dans les comportements écoresponsables en ayant toujours deux types d’approches : une approche de recherche fondamentale : identifier les mécanismes, faire du diagnostic, comprendre quelles sont les trajectoires développementales dans ces différents domaines, et une approche plus appliquée dans laquelle nous testons des interventions et évaluons leurs effets en classe ou en milieu extra et périscolaire.
RPP : Au regard des processus cognitifs, sommes-nous capables de mesurer l’impact de l’utilisation des écrans par les enfants sur les processus d’apprentissages ? Y a-t-il, là aussi, une distribution sociale ?
Grégoire Borst : Oui, nous étudions ce sujet avec un véritable enjeu car il s’agit d’une question très médiatique. Elle soulève évidemment d’autres interrogations, c’est normal, c’est un changement dans notre environnement. La transition numérique est là et ne va pas disparaître, donc elle pose la question de l’exposition des enfants aux écrans.
Nous savons que des inégalités éducatives et sociales peuvent se construire autour de l’exposition aux écrans.
Les enfants issus de milieux sociaux moins favorisés ont des temps d’exposition aux écrans plus longs que les autres. L’accompagnement autour des écrans est plus important dans les milieux favorisés. La qualité des contenus auxquels sont exposés les enfants de milieux favorisés par rapport aux milieux défavorisés a également des conséquences. L’accompagnement autour du contenu et la qualité du contenu sont des variables explicatives des effets positifs ou négatifs que nous pouvons observer autour de l’exposition aux écrans. Nous voyons bien là l’enjeu et le risque d’une construction de nouvelles inégalités.
RPP : Avez-vous des données montrant que l’enfant est plus exposé aux écrans dans les familles monoparentales ?
Grégoire Borst : Oui, c’est ce qu’on observe. L’étude Elfe[2] menée par l’Inserm montre que dans les familles monoparentales de milieux sociaux défavorisés, l’exposition aux écrans est plus importante. Ce qui n’est pas surprenant finalement, car si vous êtes dans une famille monoparentale avec des horaires décalés, il y a un risque plus grand. Le véritable enjeu pour nous, psychologues du développement et neuroscientifiques, est de déterminer les effets positifs ou négatifs que cela produit. Nous savons que globalement avant 3 ans, il n’y pas d’effets positifs, en revanche il peut y avoir des effets négatifs en termes de socialisation et de construction.
RPP : Cela veut-il dire qu’un enfant de moins de 3 ans exposé aux écrans peut être moins enclin à aller vers les autres ?
Grégoire Borst : Il risque de développer moins fortement un certain nombre de compétences qui sont nécessaires pour tisser des interactions sociales. C’est plutôt comme ça qu’il faut le regarder.
RPP : Quel type de compétences par exemple ?
Grégoire Borst : Cela peut être la reconnaissance des émotions, la capacité de théorie de l’esprit, c’est-à-dire la faculté à se mettre à la place de l’autre, à comprendre les intentions de l’autre. Ce sont finalement toutes les briques de base qui nous permettent de nous socialiser.
L’exposition aux écrans peut également avoir des conséquences négatives sur l’apprentissage du langage car un enfant entre 0 et 3 ans apprend moins bien sur un écran que dans une interaction humaine réelle.
Cela pose aussi l’enjeu du temps que passent les parents sur leurs écrans alors qu’ils devraient être en interaction avec leurs enfants.
En revanche, plus tard dans le développement de l’enfant, nous avons des données – en cours de publication – montrant que l’utilisation de certains jeux vidéo construits en laboratoire pour développer ces mécanismes de très haut niveau, notamment les mécanismes attentionnels et de résistance à un certain nombre d’automatismes de pensées, fonctionnent de façon plutôt positive sur les apprentissages et notamment sur les capacités de lecture.
RPP : Sait-on si un enfant âgé entre 0 et 3 ans développe, du fait de son exposition aux écrans, des capacités qu’un enfant du même âge il y a cinquante ans n’était pas capable de développer ?
Grégoire Borst : Nous ne possédons pas de données très consolidées en ce sens sur les 0-3 ans. Sur cette période, nous n’avons pas l’impression d’avoir des effets très positifs. On peut cependant noter que certains domaines ne sont absolument pas impactés par l’exposition aux écrans, que l’enfant soit ou non exposé n’a aucune conséquence notamment sur les fonctions de très haut niveau, sur les capacités attentionnelles.
Nous savons en revanche que l’exposition à un contenu de très bonne qualité et en interaction avec les parents peut avoir des effets positifs sur le développement du vocabulaire de l’enfant.
RPP : Vous participez à la 9e édition des Rencontres Recherche et Création. En tant que chercheur, qu’est-ce qui vous intéresse dans cette relation entre le monde de la connaissance, de la science, de la recherche et le monde de la création artistique ? Quels sont, selon vous, les points qui se croisent ? Diriez-vous qu’il y a des motivations parfois identiques qui peuvent nourrir le travail d’un chercheur, d’un scientifique et le travail d’un artiste, tel qu’un metteur en scène ou un écrivain par exemple ?
Grégoire Borst : Dans le laboratoire que je dirige, nous nous intéressons à l’innovation et à la création pour essayer de comprendre les mécanismes qui les produisent. Là aussi, nous montrons qu’une partie du processus d’innovation – ce n’est évidemment pas le seul – relève d’une capacité à sortir d’un certain nombre d’effets de fixation. A un moment, pour être créatif, il y a un besoin de ne pas rester sur l’existant, de pouvoir explorer de nouvelles idées. C’est très lié aux mécanismes de contrôle de nos effets de fixation.
Cela m’intéresse d’un point de vue je dirais presque d’anthropologue qui va étudier un sujet ayant une particularité. Nous avions, par exemple, essayé de comprendre les processus de création chez quelqu’un comme Philippe Starck, parce qu’il était intéressant d’aller chez des experts, car finalement c’est ce qu’ils sont. Ce sont des experts du processus d’innovation et de création.
Il est exaltant pour des psychologues et des neuroscientifiques de comprendre ce processus de création et d’innovation, car une partie de nos recherches relève de l’observation des comportements humains.
Par ailleurs, dans le théâtre il y a toute une analyse psychologique des personnages et de leurs interactions. C’est aussi une façon d’avoir d’autres regards sur des processus que nous étudions de manière différente : les processus de socialisation, de résistance, d’altruisme etc ., comment on les appréhende des deux côtés du spectre, celui qui essaye de les comprendre dans ce tissu biologique en développement, et celui qui l’interprète avec sa capacité d’innovation et de création, et finalement le fait sortir du cadre.
Enfin, je pense qu’interroger aujourd’hui les problématiques sociétales comme le font le théâtre et la création, est aussi un enjeu pour les sciences notamment humaines et sociales.
Croiser le regard des artistes avec ceux des scientifiques, c’est également une façon de répondre aux grands défis sociétaux.
RPP : Tout acte de création est, d’une certaine manière, un acte de transgression. Y a-t-il des profils psychologiques nourris par une histoire d’apprentissages spécifiques en relation au milieu ?
Grégoire Borst : Il y a des profils psychologiques et des personnalités. Nous savons que des traits de personnalité peuvent être différents chez les individus qui vont avoir un caractère partiellement prédictif (car rien n’est totalement prédictif de rien) expliquant en partie cette capacité de transgression du réel. On peut penser à l’ouverture d’esprit ou à des traits de personnalité qui vont faire que les gens vont explorer davantage le réel et les possibles. Et puis, il y a quand même, dans le processus de création, une nécessité de connaissance contrairement au mythe du génie qui ne sait rien mais qui est créatif et innovant.
Sur la question de l’élément de vie, les effets de fixation diffèrent en fonction de notre capital culturel et de ce à quoi nous avons été exposé par le passé, car ces effets de fixation sont aussi très dépendants de nos expériences. C’est ce que nous étudions au laboratoire pour montrer que ces automatismes de pensée, ces automatismes émotionnels, ces fixations que l’on peut avoir les uns et les autres, et que l’on doit dépasser dans l’acte créatif, sont très dissemblables d’un individu à un autre en fonction de ce qu’il a vécu.
RPP : Concrètement qu’est-ce qu’un objet de fixation ?
Grégoire Borst : Si on prend l’exemple du théâtre, cela peut être une mise en scène très classique qui ne casse pas les codes. C’est un effet de fixation. Même en étant très créatif on est au début un peu fixé, puis on casse progressivement les codes et, comme vous le disiez, on accepte de transgresser. Il y a l’acceptation de transgresser et ensuite la capacité cognitive à transgresser, c’est-à-dire à aller chercher les possibles. Ce qui est très intéressant, c’est lorsque je parle à des experts ils me disent souvent que cela leur vient spontanément. Je leur réponds que c’est précisément parce qu’ils sont des experts, que ça fait vingt ans qu’ils font cela et que maintenant ça leur vient naturellement. Mais le début du processus a été long car tous ces effets de fixation étaient en place.
RPP : Il faut donc du temps pour que ça se naturalise.
Grégoire Borst : Exactement. C’est un apprentissage comme un autre. Devenir un lecteur expert prend environ quatre ans pour décoder de façon fluide, et jusqu’à huit ans pour devenir un expert du contenu et de la compréhension du texte. C’est la même chose pour devenir un expert de la création, ça ne se fait pas du jour au lendemain.
RPP : Finalement, d’une certaine façon, qu’il s’agisse du monde de la connaissance ou de celui de la création, les motivations sont assez proches, mettant en branle des mécanismes in fine assez communs chez l’artiste et le chercheur. Qu’est-ce qui les différencie ?
Grégoire Borst : Ce qui les différencie c’est l’objectif au bout du processus. L’objectif du chercheur, par la méthode qu’il utilise, est de tendre à une certaine objectivité relative par des méthodes lui permettant de contrôler ses propres biais par rapport à ce qu’il fait, mais il essaye de produire des faits. Ce n’est pas le but premier d’un artiste. Il peut produire une vision du monde, des opinions, des émotions, ce qui n’est pas l’objectif de la science.
En revanche, les processus de la pensée scientifique et de la pensée créative sont très proches, ce qui est très intéressant à étudier. Nous avons les mêmes contraintes.
Pour être créatif dans le domaine de la recherche, nous avons aussi besoin de casser un certain nombre de codes mais tout en restant dans un cadre qui nous est imposé, qui est cette méthode scientifique, la seule aujourd’hui nous permettant de tendre à une certaine forme d’objectivité dans ce que nous produisons.
RPP : Le cadre qui est le vôtre en tant que scientifique est certainement plus contraint qu’il ne l’est dans le domaine de la création formelle, artistique, plastique, théâtrale où l’on dispose de plus de marges de manœuvre même s’il y a des apprentissages et des règles.
Grégoire Borst : Il y a cependant des structures qui demeurent là, indépendamment de la façon dont on pense les choses, comme celle du langage par exemple. Il y a des éléments récurrents et que l’on peut montrer indépendamment du niveau de transgression du cadre.
RPP : Qu’attendez-vous des rencontres comme celles qu’organise l’ANR dans le cadre du Festival d’Avignon ?
Grégoire Borst : Pour travailler depuis une dizaine d’années maintenant sur les problématiques de l’éducation, j’ai observé que dès que les objets sont complexes, ils nécessitent des regards croisés et des apports disciplinaires différenciés.
J’attends ce croisement des perspectives et de trouver les communs sur lesquels on peut travailler.
RPP : Est-on aujourd’hui capable d’émettre des préconisations en matière éducative sur ce qu’il faut éviter et ce qu’il convient de faire pour réduire les inégalités, question essentielle dans l’Education nationale aujourd’hui beaucoup plus qu’elle ne l’était il y a 50 ans ?
Grégoire Borst : Beaucoup plus importante même qu’elle ne l’était il y a 20 ans, quand on prend l’exemple du collège qui connaît une augmentation très nette des inégalités éducatives. Il y a des choses que l’on peut faire et d’autres qu’on ne peut pas. Il faut observer de façon globale ce qui a été fait jusqu’à maintenant dans toutes les disciplines pour en tirer des recommandations.
C’est ce que nous faisons dans un projet mené depuis trois ans avec l’Unesco. Nous évaluons des systèmes éducatifs en tentant d’élaborer des recommandations en matière de politiques publiques et éducatives. Le premier point est donc d’essayer de déterminer un ensemble de recommandations. On peut également tenter de travailler avec les équipes éducatives car nous avons besoin d’une recherche de terrain plus écologique, les enseignants devenant eux-mêmes acteurs de cette recherche. C’est ce que nous avons fait à travers des projets de recherche collaborative, dans lesquels les enseignants deviennent des expérimentateurs dans leur classe. Ils comprennent donc l’enjeu de la méthode expérimentale et de l’évaluation, et nous coconstruisons l’ensemble du dispositif. Le véritable enjeu sur la réduction des inégalités éducatives est d’essayer de tester des dispositifs à petite échelle dans un premier temps afin de voir s’ils fonctionnent. L’un des vrais fléaux dans l’éducation est de répliquer des choses fonctionnant très bien à petite échelle mais très mal à grande échelle. Quand vous travaillez un nouveau systémique avec 12 millions d’élèves et 1 million d’enseignants, vous êtes dans des problématiques telles que des effets que vous pouvez observer risquent de disparaître. Il y a donc également un travail de penser le passage à l’échelle et c’est aussi une partie de la réflexion menée dans le cadre d’un plan prioritaire de recherche que je pilote au titre du CNRS qui s’appelle « Sciences pour l’éducation » Dans ce plan tout l’enjeu de ce qu’on va essayer de financer pendant dix ans c’est précisément des recherches qui vont se poser la question de savoir, dans les dispositifs de cet ordre-là, comment faire pour que tous les acteurs soient associés dans le domaine éducatif, pour qu’il y ait un réel effet sur la réduction des inégalités éducatives.
RPP : Êtes-vous en mesure de commencer à penser un certain nombre de prototypes, d’expérimentations sur des petits groupes dans un premier temps ? Avez-vous des exemples ?
Grégoire Borst : Oui nous avons quelques exemples. Un projet a été mené l’année dernière dans un réseau d’éducation prioritaire renforcé de l’Académie de Paris, dans lequel nous avons montré qu’une partie des inégalités éducatives que nous pouvons observer dans le domaine du langage oral et celui des mathématiques, s’explique partiellement par des difficultés chez ces enfants qui viennent de milieux sociaux défavorisés, de posséder les connaissances relatives aux processus engagés dans leurs apprentissages. Autrement dit, ils n’ont pas beaucoup de connaissances sur la façon dont il faut apprendre, ni beaucoup de stratégie qui leur aurait été explicitée autour de comment apprendre.
RPP : S’agit-il d’un défaut d’encadrement ?
Grégoire Borst : Je pense qu’il y a un défaut de programme. Nous n’avons pas le bon programme. Si on se pose la question, au-delà de la problématique des apprentissages scolaires fondamentaux, de comment faire pour que dans le programme on puisse aborder des notions qui permettent de réduire efficacement les inégalités éducatives, on sait que probablement on ne fait pas les choses comme il faudrait aujourd’hui.
Le véritable enjeu, et c’est une partie des recherches que nous menons, que ce soit à destination des parents, des enseignants ou des élèves, c’est d’expliciter l’ensemble des mécanismes engagés dans les apprentissages.
Apprendre à mémoriser, plutôt que de faire apprendre des poésies. Apprendre ce que cela signifie d’être concentré dans une activité plutôt que de dire à l’élève d’être attentif. Cela ne veut rien dire pour un élève. Si vous n’ouvrez pas la boîte noire pour lui expliquer et que vous ne construisez pas un ensemble de contenus pédagogiques pour l’amener à développer ce type de compétences, vous ratez quelque chose.
RPP : Mais comment apprend-on à mémoriser sans opérer l’acte de mémorisation ?
Grégoire Borst : C’est une question qui est au cœur de notre problématique. Ces inégalités éducatives se construisent aussi par des implicites. Dans une famille plus favorisée qui a fait des études, lorsqu’on vous demande d’apprendre une poésie, votre tissu familial et social va expliciter les stratégies utilisables pour la mémoriser. Ne serait-ce par exemple que de comprendre qu’une poésie ça se dit à voix haute parce qu’au moment où on l’a dit on trouve le son de la langue, avec la prosodie qui permet de mieux comprendre le texte, et lorsqu’on comprend mieux le texte il devient plus simple à mémoriser. Loin de moi l’idée de dire qu’il faut arrêter d’apprendre la poésie, mais il faut dans un premier temps comprendre comment fonctionne la mémoire pour ensuite l’entraîner. Il faut déjà comprendre qu’il y a plusieurs mémoires et que cette mémoire sémantique peut être entraînée en apprenant des textes de plus en plus longs, en revenant dessus dans le temps pour ne pas les oublier, c’est l’enjeu du rappel expansé.
L’un des paris de notre recherche est de montrer qu’il s’agit d’un des vecteurs de réduction des inégalités éducatives.
C’est pourquoi nous avons édité un livre destiné aux enseignants intitulé Enseigner aux élèves comment apprendre[3]. On y aborde la mémoire, l’attention, les émotions, sur lesquelles il faut aussi pouvoir jouer, comme la curiosité, le plaisir d’apprendre. Ce ne sont pas juste des mots mais de réelles émotions ressenties dans la situation d’apprentissage.
RPP : Est-on capable de mesurer socialement le contrôle des émotions ?
Grégoire Borst : Deux champs d’études sont pertinents de ce point de vue. L’un montre qu’effectivement, quand vous êtes dans un milieu social moins favorisé, il y a des effets dans un certain nombre de systèmes dans le cerveau impliqués dans la réactivité émotionnelle, et donc vous réagissez différemment aux stimuli sociaux, notamment les visages et expressions véhiculées par ces images. Il faut comprendre la régulation émotionnelle comme un processus qui va dans les deux sens : ressentir plus fortement les émotions positives, et ressentir un peu moins fortement les émotions négatives. Il y a des constructions et des inégalités de ce point de vue.
Et puis, on sait qu’il y a une exposition plus forte à la violence, par exemple, dans les milieux sociaux moins favorisés de façon inhérente. Cela a des effets sur la régulation émotionnelle, mais cet effet va être différencié en fonction de votre tissu social. Si ce dernier est très présent, vous pouvez totalement compenser le fait d’avoir été exposé jeune à de la violence.
Ce n’est donc pas qu’une question de classe sociale, mais aussi de construction de la socialisation au sein des classes sociales.
Je pense au travail réalisé dans les milieux populaires notamment par le Parti communiste à un certain moment, qui avait aussi une fonction de régulation.
Grégoire Borst
Professeur de psychologie du développement et neurosciences cognitives de l’éducation
Directeur du Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant (LaPsyDE – UMR CNRS 8240), Université Paris Cité
(Propos recueillis par Arnaud Benedetti)
[1] Adolescent Brain and Corrective Development
[2] Etude Longitudinale Française depuis l’Enfance.
[3] Grégoire Borst, Emilie Decrombecque, Jérôme Hubert, Enseigner aux élèves comment apprendre, Nathan, 2022