Charles Zorgbibe, juriste, historien, spécialiste des relations internationales, retrace la vie de Kissinger et conduit son approche entre une quête de vérité, la narration et les réflexions philosophiques, psychologiques et géopolitiques.
Charles Zorgbibe s’est déjà distingué par sa biographie de Metternich (2009), et par une série d’autres biographies aussi captivantes les unes que les autres : Guillaume II, le dernier empereur allemand (1913), Le choc des empires, Napoléon et le tsar Alexandre (1912), Talleyrand et l’invention de la diplomatie (2012), Kipling (2010), tous publiés aux éditions de Fallois. Ces récits de vie nous plongent dans l’immense océan de la grande Histoire et ouvrent de larges perspectives. L’auteur conduit son approche entre une quête de vérité, la narration et les réflexions philosophiques, psychologiques et géopolitiques. La biographie de Kissinger est dans la même veine.
Ce récit de vie est d’autant plus saisissant qu’il traverse une époque charnière, une ère de bouleversements tragiques et que le personnage en lui-même, le “Talleyrand des Etats-Unis”, continue de déchaîner les passions, suscitant autant de haine que d’admiration : ses ennemis le qualifient de “criminel de guerre” et ses partisans de “virtuose de la diplomatie” méritant bien le prix Nobel de la Paix reçu en 1973. Comment cerner un personnage aussi complexe, aussi controversé?
En historien, Charles Zorgbibe tente autant que possible de prendre du recul face aux avis tranchés. En ceci, il plante le décor : tout au long de l’ouvrage, l’auteur nous guide scrupuleusement dans le labyrinthe sans fin de l’Histoire. Il défriche le terrain broussailleux de siècles tourmentés par les guerres et les manœuvres diplomatiques tout en projetant sur Kissinger un regard perçant, d’une saisissante acuité, il en ressort une vision lucide sur les multiples facettes du personnage et sur des situations historiques inextricables.
Le lecteur suit, avec un intérêt qui ne faiblit pas tout au long de ces 500 pages, les étapes marquantes du destin de ce jeune juif allemand, qui “Dans une autre vie, s’est prénommé Heinz. C’était en Franconie au Nord de la Bavière, Fürth”, né en 1923, il émigre aux Etats-Unis pour fuir les persécutions nazies. En 1943, Heinz devient Henry, citoyen américain. Lors de sa formation d’ingénieur militaire “l’armée américaine a reconnu les compétences du jeune Kissinger qui vouera désormais à l’institution militaire une loyauté sans faille”. Et, clin d’œil narquois de l’Histoire, il est missionné, après la victoire, comme administrateur militaire à 150 km de sa ville natale à la tête du district de la Bergstrass, avant de devenir, vingt ans plus tard, secrétaire national des Etats-Unis et s’affirmer comme un remarquable diplomate et redoutable stratège.
Charles Zorgbibe nous introduit progressivement dans les méandres des relations internationales, dans les coulisses du jeu diplomatique, et les cabinets feutrés où se concoctent les grandes décisions.
“La carrière de Kissinger est faite de rencontres et des à-coups et hasards d’une vie” explique l’auteur. Trois rencontres essentielles ont été déterminantes dans sa trajectoire ascendante. Sa rencontre avec un autre germano-américain Fritz Kraemer, de 15 ans son aîné, “intensément anti-bolchévique ; mais le national socialisme heurte également ses valeurs aristocratiques et son conservatisme allemand ; il veut combattre les “deux barbaries” de son temps”. En Kraemer, “Henry a découvert un père de substitution, un homme fort qui lui enseigne que seule la puissance permet de faire face à ces deux barbaries du siècle”. C’est lui qui encouragera Kissinger à rejoindre précisément Harvard où il rencontrera une figure légendaire de la prestigieuse université, essentielle pour l’orientation de sa vie, William Yandell Elliot, conseiller de Franklin Roosevelt. Avec Elliot, il mûrira ses réflexions sur le réalisme politique et le pragmatisme. À la tradition idéaliste américaine wilsonienne fondée sur les principes moraux, il oppose un réalisme fondé sur l’équilibre des puissances et les vertus des négociations ayant toujours en vue l’intérêt national. Plus tard, à la notion d’équilibre des puissances chère à Kissinger, viendra se superposer celle de “concert des puissances” proche de la sécurité collective au sens contemporain.
Le troisième homme qui jouera un rôle capital pour l’ascension de Kissinger dans le cercle du pouvoir politique est Nelson Rockefeller. “Avec Rockefeller c’est un coup de foudre amical : Rockefeller admire Kissinger pour son côté “conceptuel”, Kissinger est fasciné par l’engagement et le volontarisme de Rockefeller”.
De 1969 à 1977, Kissinger a servi sous la présidence de Richard Nixon et de Gerald Ford, d’abord en tant que conseiller à la Sécurité nationale, puis comme secrétaire d’état. Son nom sera surtout associé à celui de Richard Nixon. “Un couple improbable, un partenariat inattendu. Tout semble opposer le président Nixon et son conseiller [….] pourtant les personnalités de Nixon et de Kissinger se complètent et sont en “résonnance”. Ce qui rend indissociable le couple qu’ils forment” révèle Charles Zorgbibe.
La présentation de la politique étrangère menée par le binôme Kissinger/Nixon se révèle percutante, elle aide à mieux cerner les multiples aspects des questions épineuses relatives au Vietnam, Cambodge et Laos. L’auteur analyse avec une extrême subtilité les thèmes cruciaux qui ont agité les milieux universitaires et l’opinion publique en général et met en relief les conflits qui opposèrent l’homme de la “realpolitik” avec les théoriciens des écoles et les milieux militants des droits de l’homme.
Aussi, reçoit-il des missions secrètes en Chine qui lui permettent de préparer minutieusement le terrain pour le rapprochement des Etats-Unis avec l’Empire du Milieu, pour les négociations en vue de la paix au Vietnam, et la mise en place d’une diplomatie triangulaire : Washington-Moscou-Pékin.
Par ailleurs, le récit du “dessein européen” de Kissinger nous dévoile les conséquences de la crise pétrolière d’octobre 1973 sur la “Nouvelle Charte Atlantique” qui a cédé le pas au « Front des consommateurs d’énergie” et nous révèle également le “choc frontal” entre Kissinger et le ministre français Michel Jobert qui voulait “faire naître une identité européenne distincte de l’alliance avec les Etats-Unis”. “Finalement des stratégies trop diverses se télescopent” écrit l’auteur.
Enfin dans la dernière partie de l’ouvrage, “Le monde après Henry”, Charles Zorgbibe pose de nouveaux jalons, explore de multiples perspectives. Le chapitre “Un Manifeste pour l’Après guerre froide” soulève des questions essentielles : “Le temps était-il venu d’une sorte de syncrétisme “entre la diplomatie missionnaire”, l’internationalisme wilsonien et le réalisme politique à la Kissinger ?”. “Kissinger était-il prisonnier d’une vision du monde imposée par la guerre froide ?” “La diplomatie d’équilibre a-t-elle disparu du fait de l’incompétence des hommes d’état comme l’avance Kissinger, ou parce que le système international qui la sous-tend n’existe plus” ? Chacune de ses interrogations pourraient éventuellement faire l’objet d’un nouvel ouvrage.
Charles Zorgbibe, revient dans “un système international à fronts renversés”, sur un précepte fort de Kissinger, au temps de ses débuts à Harvard et de la rédaction de sa thèse sur l’Europe de 1815 ; “le critère d’une paix réussie est la réinsertion du vaincu dans le “concert des puissances””.
Il soulève par la suite, la question de la relation actuelle de l’Occident avec la Russie et “le refus de réinsérer la nouvelle Russie dans le concert euro-atlantique – une Russie considérée comme “l’ennemi global”, et le refus de reconnaître la diversité des systèmes internationaux de l’Après-guerre froide, avec leurs cultures et leurs normes particulières, au nom d’une posture morale supposée supérieure – le nouveau socle de l’arrogance des nations de l’Ouest. Cette double erreur est aujourd’hui, dénoncée par Kissinger, à rebours de la pensée dominante” explique Charles Zorgbibe. “L’idéal est dans l’alliance, l’association des divers systèmes culturels face aux menaces communes du terrorisme. La voie est étroite : le réalisme brut, les “calculs de pouvoir sans dimension morale”, secrètent rapports de force et ambitions illimitées. Les prescriptions morales, amputées de toute préoccupation d’équilibre, produisent l’esprit de croisade ou l’impuissance accolée à une politique sans les nuages, simplement proclamée. Un ordre mondial affirmant la dignité individuelle et l’acceptation de règles communes par les Etats est le but encore lointain à atteindre – au fil d’étapes intermédiaires”.
Charles Zorgbibe a l’art de jongler avec les multiples variables géopolitiques, historiques, philosophiques et psychologiques qui révèlent son extrême érudition et la subtilité de son analyse nuancée loin des clichés. Cette démarche, à la fois informative et analytique, cette dextérité qui ressort de la navette entre les faits historiques et le portrait tracé de l’homme qui a écrit l’Histoire, le tout agrémenté par des dialogues empreints de finesse et d’humour, contribuent au caractère attrayant de l’ouvrage.
Tous ces ingrédients concourent avec succès à intéresser aussi bien le chercheur spécialisé en quête d’informations sûres, l’étudiant en sciences humaines et le lecteur épris de réflexions profondes sur les relations internationales.
Charles Zorgbibe
Kissinger
Editions de Fallois, 2015
512 p. – 25 €