Le 12 et 13 décembre 2019, Frédéric Attal, professeur d’histoire contemporaine, organisait à l’Université polytechnique Hauts-de-France un colloque intitulé « La culture européenne au lendemain de la Première Guerre mondiale ».
Ce colloque comportait quatre axes : « Penser l’après-guerre » ; « Les intellectuels italiens face aux bouleversements politiques » ; « Les cultures académiques bouleversées » ; « Littérature et écriture au lendemain de la Première Guerre mondiale ». En particulier par le prisme du rôle des intellectuels italiens, mais pas uniquement, le fil directeur du programme s’attachait à l’idée de « défataliser » l’histoire en analysant, tout particulièrement, les années 1919-1920.
L’évocation de plusieurs problématiques offrit des éléments de réflexion pour saisir au mieux les perspectives du colloque : dans quelle mesure les années de l’immédiat après-guerre marquent-elles une rupture par rapport à la période antérieure au conflit ? Existe-t-il des éléments de continuité ?
D’un point de vue quantitatif, la Première Guerre mondiale bouleverse la vie académique, avec la perte de milliers d’étudiants, de centaines de professeurs, écrivains, artistes et savants.
Introduisant la manifestation scientifique, Frédéric Attal souligne les pensées nationales par rapport à l’attente presque eschatologique de la guerre tout juste achevée, invite à réfléchir au sentiment nationaliste et aux espoirs (libération des peuples et démocratisation des systèmes) développés lors du conflit. L’impression domine que, en 1919, rien ne sera comme auparavant. Tout semble marqué par la rupture de la pensée. En ce qui concerne le nationalisme, Frédéric Attal met en avant l’absence de rupture qui paraît prédominer mais ceci reste un élément de discussion. Par ailleurs, la guerre se révèle une opportunité pour la nouvelle génération d’intellectuels qui parvient aux chaires universitaires.
En raison du nombre d’universitaires morts au combat, il faut pourvoir les postes vacants. Le retour à la vie universitaire s’organise comme avant la guerre.
La vie reprend le dessus très rapidement. Ainsi, l’après-guerre ne paraît-il pas nécessairement aussi catastrophique que ce qu’indique la littérature de 1919.
Simone Neri Serneri analyse la pensée d’après-guerre, notamment en évoquant l’intellectuel Piero Calamandrei pour sa double formation politique et culturelle. À la veille du conflit, il choisit une carrière juridique et universitaire, sans pour autant quitter sa carrière littéraire. Il participe à la guerre sans enthousiasme. Il en tire un bilan obscur mais la défend tout de même au titre d’une épreuve inévitable, même si, selon lui, elle n’a pas servi à construire la nation italienne. Une fois les combats terminés, Piero Calamandrei reprend la route de l’université, commence ensuite une carrière d’avocat et donne également des conférences. Dans l’immédiat après-guerre, période de transition, il mène de front activité universitaire et engagement constant pour la promotion d’une culture civique. Dans son esprit, il faut alors veiller à trois domaines : l’administration des territoires conquis pour lesquels il préconise des mesures pour éviter qu’une nationalité ne prenne le dessus par rapport à une autre ; l’enseignement universitaire, sujet d’actualité au début des années 1920, marqué par l’intervention publique, la liberté de la société civile, le sérieux et la qualité ; et, enfin, le résultat direct du professionnalisme. Selon Simone Neri Serneri, Piero Calamandrei se révèle un intellectuel engagé : il ne voulait pas devenir un homme politique mais il désirait investir ses compétences dans l’engagement civique.
La réflexion sur l’étude des intellectuels italiens face aux bouleversements politiques commence par l’évocation de l’embuscade impunie de Gioia del Colle : violence politique rurale, légalité et légitimité dans le royaume d’Italie à l’aube du fascisme constituent les pièces marquantes de cet épisode. Romain Bonnet explique que, le jeudi 1er juillet 1920, les propriétaires de la ville de Gioia del Colle, dans les Pouilles, organisent une embuscade contre des journaliers agricoles qui rentrent du travail. L’intervenant évoque une société rurale soumise à une violence particulièrement intense en 1919 et en 1920, deux années restées dans l’histoire de l’Italie comme le Biennio rosso (les deux années rouges). Tous les jours, les campagnes défrayent la chronique avec de multiples attaques aux allures de « guerre civile ». Le décret du 2 septembre 1919 autorise les préfets à distribuer les terres délaissées par les grands propriétaires qui les monopolisent. Cependant, la portée de cette mesure demeure plus symbolique qu’efficace. Le 21 juin 1920, les propriétaires refusent tout accord collectif et toute commission paritaire. Ils ne veulent pas dialoguer avec les hommes politiques et s’opposent à l’autorité étatique. Ce refus débouche sur l’embuscade de Gioia del Colle, organisée par un ancien officier de Libye et marquée par l’ordre d’ouvrir le feu sur des journaliers. Demeurée impunie, cette attaque permet d’interroger les articulations entre violence, légalité et légitimité à l’aube du fascisme. En effet, le pacte de pacification, signé en 1921 entre les socialistes et les fascistes, permet de rétablir l’ordre dans la société. Dans cette perspective, les journaliers sont considérés comme des déserteurs de la patrie, tandis que l’évocation du financement d’une statue de la Première Guerre mondiale par les propriétaires de la campagne environnante tend à montrer l’humanité de ces derniers.
L’étude des cultures académiques bouleversées s’amorce par l’intervention de Marco Bresciani sur la trame des invisibles liens psychologiques et économiques entre l’Autriche-Hongrie et l’Italie. Elle porte sur la culture triestine après les Habsbourg (1918-1924). L’intervenant commence par citer la position de John Maynard Keynes dans le pamphlet Les conséquences économique de la paix, publié en décembre 1919. Marco Bresciani explique la fin de l’Empire des Habsbourg en 1918, une chute préméditée selon lui.
L’héritage socio-culturel, politique, juridique et économique de l’Empire continue d’inspirer et de façonner le monde d’après-guerre.
La communication souligne, d’une part, les liens intellectuels hérités de l’Empire des Habsbourg, d’autre part, l’effondrement de l’ordre impérial au lendemain de la Grande Guerre et l’impact économique de sa disparition sur la Haute Adriatique, sans négliger les projets politiques de Mussolini et du fascisme dans la région. Avant 1914, Mussolini se montrait conscient du contrôle des Habsbourg sur la Haute Adriatique, ce qui explique que le projet fasciste comportait une tournure nationale et impériale. En 1918, la désintégration de l’Autriche-Hongrie entraîne la fragmentation de l’espace économique impérial et, dans le même temps, provoque le déclin du port de Trieste. L’intervenant souligne la division, puis la séparation, entre les élites locales et les groupes nationalistes non intéressés par la question de la disparition de l’Empire des Habsbourg.
Judith Syga s’exprime sur la fin de l’isolement scientifique de l’Allemagne à l’issue du conflit et souligne, en cela, les efforts de Laura Spelman Rockefeller Memorial en faveur des sciences sociales allemandes.
Après la Première Guerre mondiale, les universitaires allemands se trouvent d’abord dans une situation d’isolement scientifique liée à l’exclusion ou à l’absence d’invitation aux congrès internationaux.
Cependant, Laura Spelman Rockefeller Memorial envoie deux universitaires américains en mission dans les pays européens. Ils visitent notamment l’Allemagne où ils y mènent une enquête sur la situation des universités et des universitaires en interrogeant de nombreux professeurs, bibliothécaires et jeunes chercheurs. Aussi, par la suite, les philanthropes américains conçoivent un programme spécifiquement adapté à la situation allemande en octroyant des “library grants”. Schmidt-Ott, membre de la société Kaiser-Wilhelm, accepte cette aide, ce qui met fin à l’isolement qui prévalait.
Sur le thème de l’ingénierie sociale versus aspiration spirituelle dans le débat entre les avant-gardes européennes au début des années 1920, l’intervention de Monica Cioli commence par la lecture d’un extrait du livre d’Oswald Spengler intitulé Le Déclin de l’Occident. À ce texte s’ajoute un passage du livre de Le Corbusier et d’Amédée Ozenfant intitulé Après le cubisme. Ces propos montrent ce qui doit mourir : la vision du travail héritée d’avant-guerre. La machine devient l’étendard de la nouvelle idée de développement d’une humanité désormais clairement massifiée et nécessitant de nouvelles formes d’organisation et d’ordre, y compris dans les domaines sociaux et politiques. Si pour le Bauhaus et le purisme l’expression de « technologie sociale » paraît pertinente, en revanche, pour le futurisme italien et pour le groupe hollandais De Stilj, la référence semble revêtir un caractère plus spirituel.
L’étude de la littérature et de l’écriture au lendemain de la Première Guerre mondiale commence par l’intervention de Dario Varela Fernandez sur le domaine hispaniste français après la Grande Guerre. Il définit l’hispanisme : l’étude de la culture espagnole et hispanoaméricaine. Les savants français spécialisés dans l’étude des langues et littératures romanes, plus particulièrement les espaces de langue espagnole, se révèlent très actifs dans la vie scientifique française à partir de la dernière décennie du XIXe siècle. Afin de mettre en avant les différentes évolutions qui affectent les acteurs principaux du savoir hispaniste français, l’étude de Dario Varela Fernandez s’articule autour de trois idées : au seuil du XXe siècle, voire au début du premier conflit mondial, l’hispanisme français se caractérise par des ruptures notamment imputables à l’absence de continuité des publications où, de plus, les sujets traités n’abordent pas l’actualité et se concentrent sur le plan religieux ; ensuite, le rayonnement international de ce domaine scientifique dans les années 1919-1920 suscite des interrogations entre le maintien d’une politique éditoriale manifeste, tandis que s’arrête la collaboration avec les scientifiques allemands ; enfin, ces deux années marquent un point de non-retour dans la manière de concevoir le domaine hispaniste français dans un nouveau contexte national et international.
Enfin, Massimo Lucarelli intervient sur le thème de la quête poétique et idéologique de Giuseppe Ungaretti à la charnière entre la Grande Guerre et le début de l’après-guerre. L’étude s’articule autour de trois idées : d’abord, l’Allegria di Naufragi, le souvenir d’Apollinaire entre « ordre » et « aventure », et l’oscillation entre cosmopolitisme et le nationalisme du poète soldat national d’Italie ; ensuite, la collaboration du quotidien Il Popolo d’Italia et la convergence vers le mouvement politique de Mussolini ; et, enfin, l’inquiétude existentielle et géopolitique, victoire mutilée et question de Fiume dans les lettres à Giovanni Papini et à Ardengo Soffici. L’année 1919 s’impose comme une étape charnière dans la poésie de Giuseppe Ungaretti. Il compose le premier poème de ce qui devient le premier recueil. L’annonce de la mort de Guillaume Apollinaire marque l’état d’âme du poète au lendemain de la Grande Guerre.
Les communications données « défatalisent » l’image cauchemardesque de l’après-guerre en abordant des aspects variés, comme l’impact de la guerre sur les milieux intellectuels, culturels et académiques européens. Par ses apports novateurs, ce colloque éclaire d’un nouveau jour les conséquences de la Première Guerre mondiale sur les sociétés européennes ou, au moins, une partie de celles-ci.
Axel Tréfaut