Le recul de la pensée, notamment en France, est sans doute une des caractéristiques majeure de ce long tournant de siècle, souligne le politologue Stéphane Rozès.
Ce processus, résultant d’un faisceaux de facteurs s’est enclenché à bas bruit, d’autant que les intellectuels sont embarqués dans le mouvement dont-ils sont les acteurs plus ou moins conscients et que la Société ne semble pas s’émouvoir de cette évolution.
La disparition de supports physiques de diffusion et de confrontation de la pensée que sont des revues généralistes de qualité comme Le Débat, offre l’occasion d’un arrêt sur image et d’un retour sur un affaissement intellectuel général.
Les revues ont toujours joué un rôle décisif dans la culture française. Les plus anciennes comme la Revue Politique et Parlementaire se sont fixé, dès leurs origines, comme objectifs d’éclairer les élites, gouvernants et citoyens. La RPP commence à se donner les moyens de relever à nouveau ce défi, mais le contexte est bien différent et de nombreuses questions se posent.
Aujourd’hui, les élites et les décideurs ont-ils toujours besoin de penser le monde ? Les citoyens veulent-ils réellement s’orienter vers une meilleure compréhension du cours des choses ? Les revues peuvent-elles être, demeurer, des lieux de pensées et à quelles conditions ?
Il nous faut revenir à la source du tarissement de la pensée ; non au sens de l’existence d’idées, d’expertises, de capacité argumentatives ; mais de grilles d’analyses intégrées articulant les questions culturelles, religieuses, artistiques, scientifiques, politiques, économiques, des rapports sociaux et technologies pour rendre raison du cours des choses.
Alors seulement on pourrait, à partir d’un diagnostic précis, dessiner des chemins praticables pour la pensée pour éviter que les passions tristes l’emportent.
Cet article vise, à la suite d’un échange au sein de la RPP, à contribuer plus largement à un débat sur notre bien intellectuel commun1.
Les élites et gouvernants ne veulent plus penser le cours des choses mais s’y adapter
Du point de vue des élites et gouvernants, constatons d’abord qu’après la chute du mur de Berlin, le libéralisme l’ayant emporté face au soviétisme ; nos élites et gouvernants n’avaient plus besoin d’intellectuels pour penser la liberté, le libéralisme, l’articulation entre la démocratie et les marchés face au totalitarisme de sorte de justifier un monde meilleur qu’ils porteraient face à l’ennemi intérieur et extérieur communiste.
Une phrase de Pierre Nora, fondateur et animateur avec Marcel Gauchet du Débat, après la dissolution de la Fondation Saint-Simon dont ils étaient membres, est révélatrice de ce moment post-conflit Est/Ouest : « les personnes qui ont des moyens n’ont plus besoin des gens qui ont des idées ».
Surtout, dès le milieu des années 1970 l’hégémonie néolibérale et son idéologie s’imposèrent. Il s’agissait de faire passer les communautés humaines du gouvernement des Hommes à l’administration des choses. Le pouvoir politique sous dépendance des citoyens devrait, pour faire face à des contradictions croissantes agitant les Sociétés, transférer leurs prérogatives et responsabilités à des instances de gouvernances nationales et internationales fondées sur leurs expertises2.
La conjonction entre le moment post-communiste et la logique néolibérale dans les attitudes et décisions de nos élites et gouvernants ont fait que les marchés ont prévalu sur la démocratie, la technique s’est substituée au politique, la mise en place des moyens a remplacé les débats sur les finalités, l’innovation s’ est substituée au Progrès et l’anticipation du monde l’emporta sur sa compréhension devenue anachronique, car un futur auto-porté remplacerait de facto la construction de l’avenir.
Ainsi la globalisation économique, financière et numérique a sa logique propre qui peu à peu se désencastre de la mondialisation : mosaïque de peuples culturellement divers et souverains, dotés chacun de leurs « Imaginaires »3.
Les élites, au nom de l’efficience de cette globalisation néolibérale, ne devraient plus penser le monde, l’interpréter, l’anticiper, mais seulement s’y conformer le plus rapidement et le mieux possible.
Élites et gouvernants devraient s’adapter au mouvement néolibéral d’adaptation permanente, nonobstant les us et coutumes des peuples qui auparavant, sous le libéralisme, précédaient les lois et normes commerciales et juridiques de la vie internationale.
En cela le néolibéralisme est l’inverse du libéralisme. On devrait penser dorénavant « l’efficience », indépendamment du « bon » et du « juste ». Le calcul devrait se substituer au débat, l’expert l’emporter sur le penseur, le technocrate devrait remplacer le politique. « La gouvernance par les nombres » devrait l’emporter sous toutes les latitudes4.
S’il y a un pays qui, du fait de sa modalité d’appropriation du réel cartésien résultant de son Imaginaire universaliste et projectif, est absolument rétif à ce régime de post-modernité ; c’est bien la France.
Notre nation a besoin de se projeter politiquement dans l’espace et le temps pour faire tenir la diversité qui lui est consubstantielle dès nos origines, au travers d’une dispute commune qui fonde la République.
À l’inverse, nos élites et le sommet de l’État demandent à la Nation d’intérioriser des contraintes et procédures économiques extérieures bruxelloises.
Cette contradiction entre la nation et l’État qui l’a précédé occasionne notre dépression, notre pessimisme record dans le monde, la crise de notre système politique et notre déclin économique5.
Les citoyens ne veulent pas tant comprendre le monde que d’en être
Du côté des citoyens, on ne veut plus tant penser un monde qui échappe que d’abord en être, y appartenir. C’est ce qui explique les régressions actuelles dans la vie publique et intellectuelle.
Autrefois enclavés dans des appartenances religieuses, statutaires, de classes sociales ou nationales qui les précédaient ; quand survenaient des crises ; les individus trouvaient des abris cognitifs, psychologiques, sociaux, intellectuels ou idéologiques pouvant leur permettre de s’approprier, rationaliser le cours des choses à partir de ce qui reliait aux autres et auxquels ils pouvaient s’adosser.
Le monde dysfonctionnait, rentrait en crise, guerroyait ; mais les individus pouvaient en rendre compte à leurs façons, plus au moins exactes dans la croyance que demain serait à terme meilleur à certaines conditions qu’ils devaient penser et confronter avec d’ autres.
Ainsi pouvaient s’élaborer non seulement des idées mais des pensées liées au régime d’historicité partagé du moment, que cela soit celui des Anciens ou des Modernes. Ainsi la modernité va peu à peu être associée à partir de la Renaissance à l’humanisme, à la raison, aux techniques et sciences et au progrès maîtrisé par l’Homme. Ainsi des pensées vont pouvoir se déployer de Machiavel, Mandeville, Montesquieu, Condorcet, Smith, Hegel, Marx, Comte, Durkheim à Weber pour ne citer qu’eux associant morale, politique, économie et technique.
Avant la modernité, pour les Anciens ; le passé faisait le présent. Avec la modernité, l’avenir, sa perspective même, conduisait le présent.
Avec la post-modernité actuelle, plus rien ne fait le présent car le futur se dérobe et le mouvement immédiat de l’ Histoire devient sa finalité.
L’ individu post-moderne délesté des appartenances collectives passées des Anciens et perspectives d’avenir pour les Modernes, inséré dans des Imaginaires des peuples déstabilisés par le néolibéralisme se sent aujourd’hui seul, livré à lui-même face à un cours des choses qui depuis trois décennies lui échappe.
La nouveauté de la période ne réside pas essentiellement dans le chômage de masse, la précarité, les inégalités, la paupérisation des classes moyennes qui déstabilisent objectivement les Sociétés, mais plus essentiellement dans l’idée que le futur dépendrait de forces techniques, de marchés, de gouvernances, de technocraties et expertises désincarnées et insaisissables.
Dans la post-modernité néolibérale, le cours des choses se dérobe aux citoyens au travers de sa contingence. Les individus ne veulent plus alors tant comprendre le monde que d’y appartenir.
Cela est fort différent voire l’inverse. Comprendre le monde, le penser, c’est déjà pouvoir admettre et envisager que le réel soit indépendant de soi. C’est avoir la capacité de rendre raison du cours des choses, qu’il soit un objet de réflexions, de discussions, de disputes, d’élaborations intellectuelles nonobstant, autant faire se peut, la place qu’on y occupe et la rétribution symbolique ou matérielle que pourrait occasionner le fait de le penser de telle ou telle façon.
Il y faut un considérable effort personnel et des grilles d’analyses adéquates. À l’inverse, vouloir appartenir au monde c’est l’inverse, c’est immédiatement accessible. Appartenir au monde c’est aller chercher dans son rapport immédiat et de proximité aux Autres une justification de sa propre existence.
Comme on ne peut plus être au monde à partir de sa contribution positive à un avenir collectif meilleur, puisque le futur se dérobe, on va spontanément chercher des dommages dont soi-même ou ses ancêtres auraient été victimes.
Il faut alors remonter à des déraillements, réels ou supposés, du passé ou du présent une explication à ses malheurs et impossibilités de se projeter dans le futur.
Ce n’est plus l’avenir qui éclaire mais les ombres du passé et déraillements présents qui justifieraient un statut de victime comme une dette de la Société à son égard. L’ individu isolé et souffrant aurait sur elle une créance qui justifierait qu’il soit sauvé.
On va alors se mettre à l’abri d’identités excluantes, d’identitarismes de genre, de pratiques sexuelles, d’origines ethniques, de religions, de statuts, de lieux, maintenant de couleurs de peaux que l’on naturalise de sorte qu’elles constituent une créance permanente sur une Société devenue contingente.
Chaque identitarisme peut se trouver ponctuellement des alliés intersectionnels liés par le ressentiment contre un ennemi, un bouc émissaire commun : l’homme occidental, le bourgeois, l’hétérosexuel, âgé… mais ce faisant on tourne le dos à l’universalisme et à l’ humanisme face à des marchés naturalisés par le néolibéralisme on l’entretient en naturalisant des statuts protecteurs, enfermants et excluants.
« On préfère un malheur connu à une promesse de bonheur » faisait dire Lampedusa à un de ses personnages dans Le Guépard.
Nul besoin alors de penser, comprendre le monde, il suffit de juger, de faire de la morale, de définir le mal et le bien de sorte d’être de ce dernier camp et de se sauver en imputant les malheurs du monde aux autres.
La discussion, le débat, devient peu à peu elle-même une agression car elle prétendrait une égalité des conditions entre ses protagonistes alors que pour se sauver il faudrait d’abord se réduire et réduire les autres à des statuts supposés inégaux entre victimes/oppresseurs, discriminés/discri-minateurs, dominés/dominants, descendants de colonisés/colonisateurs, descendants d’esclaves/esclavagistes, hétérosexuels/LGTB… L’universalisme deviendrait, du fait de l’inversion du régime d’historicité et de notre post-modernité, que pour les identitaristes ; l’universalisme ne serait pas un levier d’émancipation mais une abstraction dissimulant des situations d’oppressions. Tels sont les mécanismes socio-culturels de régression de la pensée, y compris dans les milieux dits intellectuels, comme à l’Université et Grandes écoles perméables aux modes anglo-saxonnes, plus encore qu’au sein de la nation dont la dispute commune demeure le mode de socialité spontanée.
Pourtant, manichéisme, fake news, complotisme, dénonciations « d’appropriations culturelles », « cancel culture » essaiment. À l’Université des débats ou des représentations théâtrales sont ainsi empêchés car jugés comme des offenses à des minorités dont seule l’appartenance permettrait de saisir l’ampleur des enjeux.
Ces mécanismes illustrent la crise des sciences humaines et des enclosures universitaires, devenues comme autant d’abris des idées communautaristes et identitaristes.
Il est frappant de voir aujourd’hui que même dans les domaines scientifiques ou de la santé essaiment suspicions ou complotisme avec la Covid-196.
Au fond, dans les débats publics et productions intellectuelles, les idées ne sont plus des articulations de pensées mais des armes, disponibles sur un marché idéologique belliqueux, contre la pensée.
Les émotions sont les boussoles de la nouvelle économie médiatico-réticulaire
Une nouvelle économie médiatico-réticulaire émotive s’est mise en place. Elle accélère et amplifie le rétrécissement de la pensée.
Ce qui disait le réel, appropriable, au travers de l’agenda des informations des médias ; c’était la sélection et explication de faits d’actualité jugés par des journalistes décisifs dans leur constitution. Ce travail journalistique permettait de comprendre le cours des choses au travers de ses évènements significatifs et de leurs expositions. À partir de cela le plus grand nombre pouvait commencer à penser.
Dorénavant, avec les réseaux sociaux et chaînes d’information en continu, ce sont les faits qui génèrent le plus d’émotions, chez les individus qui font l’agenda des médias, la réalité, ce que voient les individus du réel. Les médias mettent en scène des émissions, débats et intervenants qui génèrent de l’émotion au travers du manichéisme, d’invectives, de chocs, constitutions de camps du bien et du mal, concurrence mémorielle et identitariste, autant de dispositifs qui font le buzz, produisent de l’audience et des recettes.
La morale, le jugement supplantent l’explication, l’exposition s’exonère de l’interprétation, le spectacle du monde tient lieu de sa maîtrise.
Le réel est supplanté par ce qu’on en voit. L’exposition des pensées est marginalisée. Trop longs, trop détaillés, trop compliqués sont devenus les griefs habituels face au déploiement de ce qui permettrait de rendre raison du cours des choses.
En parallèle, on le sait, le numérique, ses algorithmes, l’I.A et data enferment les individus dans des communautés, comme autant de bulles réticulaires pour mieux prévoir leurs comportements et leurs dédier des usages, objets de consommation et expériences-clients divers.
Une Société de la prévisibilité se substitue à une Société souhaitée. Un marché des idées devient hégémonique et se substitue progressivement en lieu et place à la fabrique de la pensée.
Ainsi les fondateurs du Débat constataient que le numérique transformait, par l’achat d’un seul article et non la lecture de la totalité de la revue, sa nature même.
Reciviliser la mondialisation par la pensée et les revues
Une revue généraliste de qualité comme la RPP, ou de jeunes qui émergent, vise sur un même enjeu ou sujet d’actualité de donner à voir une pluralité d’approches de sorte que le sujet n’est pas tant l’accord ou le désaccord avec telle ou telle contribution, mais leurs capacités au travers de leurs cohérences internes et confrontations avec d’autres d’être un laboratoire de pensée, de figurer le geste même de la possibilité de penser et donc de peser sur le cours des choses.
De la lecture d’ une revue de qualité, on ne peut ressortir intellectuellement indemne. La forme revue devient un bien irremplaçable dans le monde qui se profile.
Dans ses modalités actuelles, la gouvernance et la globalisation néolibérales dans leurs dimensions économique, financière et numérique se désencastrent de peuples divers culturellement. Cela entraîne chez eux en réaction le sentiment de dépossession de maitrise de leurs destins et replis identitaristes, religieux et nationalistes.
Remontent alors les formes archaïques de leurs Imaginaires. Les passions tristes l’emportent notamment dans l’Union européenne. Les peuples se replient dans un contexte de crise systémique : économique, sociale, commerciale, migratoire, de terrorisme islamiste et d’épuisement écologique.
De leurs côtés les élites, décideurs et gouvernants enfermés dans leurs visions techniques et intérêts court-termistes ne sont plus à même de comprendre les réactions régressives des peuples qu’ils ramènent à de la déraison.
Pour reciviliser la mondialisation et éviter des guerres, il faut réparer les Imaginaires nationaux.
Il faut se réapproprier le cours des choses. Les peuples doivent retrouver la maîtrise de leurs destins, leur souveraineté. Cela passe déjà par la dénaturalisation des processus en cours. Il faut pour cela penser ensemble les questions culturelles, religieuses, scientifiques, politiques, économiques et les rapports sociaux.
La forme même d’une revue permet de le faire au travers d’une diversité d’approches pluridisciplinaires ancrées dans la diversité des peuples. C’est pourquoi, il faut que la RPP continue à s’ouvrir aux contributions et visions d’autres peuples, pour mieux comprendre ce que sont leurs singularités et donc la nôtre, de sorte que très vite les institutions nationales, gouvernances internationales et décisions soient adaptées à leurs façons d’être et de faire.
Stéphane Rozès
Président de Cap (Conseils, analyses et perspectives)
- Cet article est issu d’une intervention au sein des Comités éditorial et scientifique de la RPP lors d’un débat. ↩
- Samuel P. Huntington, Michel J. Crozier, Joji Watanuki, The crisis of democraty, note de la Commission Trilatérale, 1975. ↩
- Stéphane Rozès, « L’ Imaginaire des peuples », chaîne YouTube : https://m.youtube.com/playlist?list=PLSmOHzY6g7-MmJ6LENgVss tcjuX7PsEMh ↩
- Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015. ↩
- Stéphane Rozès, « L’ Imaginaire et les autres à l’épreuve », Commentaire, printemps 2017 ; « Macron, Aladin de l’ Imaginaire français », Le Débat, septembre 2017 ; « Macron a réactivé notre dépression nationale », Le Point, septembre 2018 ; « Les gilets jaunes une jacquerie française », RPP, 2019. ↩
- « Une crise sans fin », numéro de la RPP sur la pandémie, juillet septembre 2020. ↩