Pour la deuxième année consécutive, la ville d’Agen rend hommage au philosophe Michel Serres, enfant du pays, du 10 au 13 novembre. Cette année, la réflexion et le débat portent sur un de ses livres majeurs, paru en 1990, le Contrat naturel.
Pour Michel Serres, la vocation première de la philosophie, c’est de nous aider à devenir contemporains de nous-mêmes. Formé à la fois aux sciences et à la philosophie, il savait que nous étions mal outillés pour comprendre le « nouveau monde » qui se fabrique sous nos yeux.
Dans notre culture, un écart abyssal s’est creusé entre d’un côté le domaine des sciences et des techniques, où se trouvent les vrais acteurs des transformations du monde, les vrais producteurs de nouveauté, et, d’un autre côté, celui des « sciences humaines », où l’on ne sait à peu près rien des sciences et des techniques, où l’on s’intéresse avant tout aux hommes et à leurs relations, où l’on oublie le monde.
« Ce pourquoi le monde va mourir, c’est par le déséquilibre nouveau introduit entre notre sagesse et nos arts. Notre sagesse ne comprend plus nos fabriques, nos ingénieurs et nos savants. Il est temps que la philosophie aille épouser le technicien[1]. »
A ses yeux, ce qui vaut du philosophique vaut tout autant du politique. « Les gouvernants, administrateurs, journalistes, (…) bref ceux qui, dans nos sociétés détiennent la parole publique, donc se font le mieux entendre et, par là, jouissent d’influence, ont tous, sans exception été formés aux sciences humaines, économie, sociologie, commerce, finances, sciences politiques, etc. Leur parole a une efficacité majeure sur la société, mais aucun impact dans le monde[2]. » Serres proposait qu’un enseignement des sciences de la vie et de la terre soit obligatoire à l’ENA et à Sciences Po. Vainement.
Or, voici : le Contrat naturel propose que la nature soit reconnue comme sujet de droit. Proposition scandaleuse pour notre tradition philosophique, qui veut que seuls les sujets humains, supposés libres et rationnels, puissent détenir des droits et entrer aux contrats.
Proposition scandaleuse, mais qui appelle une réponse nouvelle à la question « avec qui faisons-nous société ? » Avec des vivants non-humains ? Avec des fleuves et des montagnes ? Avec le monde ? Oui, parce qu’il est urgent de mettre un terme à la guerre que nous avons menée contre eux, contre lui, une « guerre mondiale » qui pourrait devenir un suicide collectif.
Qu’il faille refonder la philosophie pour penser cela, Michel Serres s’y est employé. Qu’il faille refonder la politique, c’est la même entreprise, et Serres en a ouvert la voie.
Dans sa forme traditionnelle, la politique se confine deux fois : d’abord, comme art de gouverner « la cité », elle ne connaît plus guère que les citadins, les villes, nos habitats urbains devenus majoritaires depuis la fin des paysans, où nous sommes « entre nous », coupés de la nature et du monde ; or, la ville est précisément « cet ordre qui, par sa dynamique propre et son expansion démesurée, occupe la terre et détruit le monde[3]. » Et puis, comme art de gouverner des États, elle ne pense les liens sociaux qu’à l’échelle des nations, au mieux comme rapports « internationaux », avec pour horizon la guerre entre nations, c’est-à-dire, là encore, le saccage du monde.
« La vraie guerre mondiale, nous ne la voyons pas, nous ne la pensons pas. Les nations s’occupent des nations ; la politique s’exhibe dans les médias, les médias se nourrissent de politique, paillettes ruisselantes en un cercle enchanté qui fait le spectacle du jour… Nous ne nous intéressons qu’à nos relations[4]. »
Or, – la crise climatique le montre clairement – la « guerre mondiale » se joue désormais à l’échelle globale, agir localement ne suffira pas.
C’est dire qu’un pacte avec le monde suppose un pacte entre nous. Telle est « l’utopie » lancée par Michel Serres voici trente ans, comme un défi au politique.
« Les peuples et les États n’ont trouvé jusqu’à ce jour aucune raison forte ni concrète de s’associer, pour instaurer entre eux une trêve longue, sauf l’idée formelle d’une paix perpétuelle, abstraite et dérisoire, parce que les nations pouvaient se considérer, prises ensemble, comme seules au monde. Rien ni personne, ni aucun collectif ne se trouvait au-dessus d’elles, et donc aucune raison.
Depuis que Dieu est mort, ne nous reste que la guerre.
Mais dès lors que le monde même entre avec leur assemblée, même conflictuelle, dans un contrat naturel, il donne la raison de la paix, en même temps que la transcendance recherchée.
Nous devons décider la paix entre nous pour sauvegarder le monde et la paix avec le monde afin de nous sauvegarder[5]. »
[1] Michel Serres Cahiers de formation p. 118
[2] Michel Serres Le Contrat Naturel préface de l’édition de 2018 p. 15
[3] Ibid. p. 18
[4] Michel Serres La Guerre Mondiale p. 139
[5] Le Contrat naturel p. 65
Roland Schaer
Philosophe
Codirecteur de l’édition des oeuvres complètes de Michel Serres
Ancien étudiant de Michel Serres