Si l’on prend du champ par rapport aux explications politiques (les conditions de la dissolution « ratée », l’effet considérable du « front républicain » et des désistements au second tour), on ne peut que tourner le regard vers le système politique et s’interroger sur le sens institutionnel de cette situation : assistons-nous, en creux, à une « parlementarisation » de la vie politique française, à un affaiblissement de la domination présidentielle et à une affirmation des logiques de coalitions de projets ? Réunie autour d’un nouveau « pro- gramme commun » la gauche du Nouveau Front Populaire a proposé une coalition exante, tandis que le RN avait pactisé également avant le premier tour avec une partie des LR, que le camp présidentiel en appelle après-coup à des coalitions de projets ex-post, que les LR posent sur la table des axes programmatiques sur lesquels ils se disent prêts à ne pas sanctionner un gouvernement qui s’engagerait sur cette voie.
C’est donc bien la question des coalitions qui est au cœur de la grande perturbation qui secoue notre système politique et nos institutions. La compatibilité du scrutin majoritaire avec des logiques de coalitions de projets doit bien sûr être interrogée et beau- coup soulignent que seule la représentation proportionnelle pourrait engager plus clairement notre vie politique dans cette direction. L’anniversaire des 130 ans de la Revue politique et parlementaire nous offre l’occasion de nourrir nos réflexions contemporaines sur ces questions par une plongée dans les archives de la Revue. Et quelle n’est pas notre surprise de découvrir que toutes les questions d’aujourd’hui ont fait l’objet de multiples réflexions depuis 130 ans ! Nous avons choisi des extraits de textes parus dans la RPP sur la représentation proportionnelle, qui montrent à quel point la question des coalitions de partis et des effets du mode de scrutin sur le système partisan animent la réflexion politique depuis les origines de la Revue.
49 textes ou chroniques ont été publiés dans la Revue depuis 1894 à propos de la représentation proportionnelle : réflexions théoriques, études de cas dans de nombreux pays européens ou non, plaidoyers pour la « RP » ont donc rythmés l’histoire de la Revue. Parmi cette abondante littérature, nous allons tout d’abord vous faire (re)découvrir ce qu’en pensait l’un des fondateurs de la réflexion sur la représentation proportionnelle, Ernest Naville (1816-1909), philosophe suisse connu pour ses travaux sur la logique, la métaphysique et la philosophie politique. Ardent défenseur de la représentation proportionnelle, Ernest Naville publia deux textes dans la Revue politique et parlementaire (septembre 1896 et avril 1897) pour exposer sa thèse principale selon laquelle « la représentation proportionnelle est la véritable représentation. Elle seule donne à toutes les opinions le moyen de se faire entendre dans les assemblées délibérantes, en proportion de leur importance numérique dans le pays ». Ernest Naville se plait, dans ces deux textes, à se faire l’avocat du diable, en reprenant un à un les contre-arguments en défaveur du principe de proportionnalité et en les réfutant car, nous dit-il, l’objectif des élections c’est la représentation et non « l’amputation ». Revenir aux sources de la réflexion proportionnaliste nous montre à quel point c’est bien cette idée fondamentale que Michel Balinski appela la « fair representation » qui est le cœur du su- jet. Mais on peut prolonger cette idée dans ses conséquences plus politiques.
C’est ce que nous propose Georges Lachapelle dans un texte paru dans l’entre-deux guerres dans la Revue (septembre 1930). Auteur particulièrement prolifique sur le sujet, Georges Lachapelle publia huit textes concernant la représentation proportionnelle dans la RPP entre décembre 1910 et décembre 1938. Secrétaire général du Comité républicain pour la représentation proportionnelle (comité dont le manifeste fut présenté en avril 1910 par Charles Benoist, Ferdinand Buisson et Jean Jaurès), Georges Lachapelle fut un militant passionné de la cause proportionnaliste et un analyste empirique de ses effets sur les comportements partisans en France. On lira avec gourmandise le regard qu’il porte, en 1930, sur les effets de la « RP » vis- à-vis des coalitions et de la conduite des affaires publiques, un regard d’une incroyable actualité.
Notre sélection de textes se termine par un article plus contemporain, de l’immense politiste français Jean-Luc Parodi (1937-2022) qui fut un pilier de la science politique française : chercheur au Cevipof, professeur à Sciences Po, secrétaire général de l’Association française de science politique et directeur de la Revue française de science politique. Dans la foulée des premières élections au suffrage direct du Parlement européen, ce grand spécialiste de l’opinion et du système partisan français (auteur du fameux concept de « quadripôle » ou de « France quadripolaire »), nous livre (en juillet-août 1979) ses réflexions sur les conséquences de l’injection d’une élection à la proportionnelle dans un système politique articulé sur le scrutin majoritaire et le fait présidentiel. Ces réflexions savantes nous montrent à quel point agir sur le levier du mode de scrutin engage tout un ensemble de conséquences sur les comportements des partis et leurs stratégies de coalitions.
Ces écrits vénérables nous rappellent qu’au fond, le mode de scrutin est loin d’être la panacée. Il faut une réflexion en arborescence au moment de toucher à des édifices historiques pour sortir de l’ornière un appareil politique paralysé par les arrangements partisans. Les problèmes les plus actuels qui marquent la vie parlementaire du sceau de l’urgence, gagnent à être mis en perspective dans l’histoire et les voilà devenus de vieilles rengaines. La Revue et ses archives permettent ainsi de tuer dans l’œuf l’argument tiré de la paralysie française devant les coalitions et le travail parlementaire de consensus, il faut en finir avec le court-termisme des problèmes pour appréhender la longueur des solutions.
La somme de ces réflexions, puisée dans la richesse sans pareil des archives de la Revue politique et parlementaire, nous livre des clefs d’analyse fondamentales pour la vie politique de 2024. Comme si le passé ne cessait de se rappeler dans le présent et de nous convier à prendre le recul du temps, à prendre du champ pour mieux distancier le regard que nous portons sur l’actualité tourbillonnante.
Édité par Anne-Charlène Bezzina et Bruno Cautrès