En lien avec les événements qui se déroulent actuellement en Nouvelle-Calédonie, Arnaud Benedetti, rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire, a eu l’occasion d’interroger Jean-François Merle, qui a travaillé aux côtés de Michel Rocard depuis les années 1970. Merle a été successivement assistant parlementaire, chef de cabinet en 1981, puis conseiller technique chargé de l’outre-mer à Matignon. Il a joué un rôle clé dans la négociation et la mise en œuvre des accords de Matignon sur la Nouvelle-Calédonie.
RPP – Comment analysez-vous ce qui se passe en Nouvelle-Calédonie ? La réforme constitutionnelle est-elle la seule cause de ce retour à une situation chaotique ?
Jean-François Merle– Non, le projet de réforme constitutionnelle n’est que l’aboutissement d’une dégradation de la situation qui s’est durablement installée en décembre 2021, avec la troisième consultation sur l’autodétermination, maintenue à cette date alors que la population kanak et océanienne, durement atteinte par la crise du Covid, n’était pas en situation d’y participer.
Non seulement ce troisième referendum n’a rien réglé politiquement, même s’il était juridiquement valide, mais il a rompu le pacte de confiance avec l’État, qui depuis trente-six ans permettait d’avancer sur le chemin de la paix et du progrès.
Les deux premières consultations, en 2018 et 2020, s’étaient déroulées dans des conditions dont absolument personne n’avait contesté les résultats. Parce qu’ils avaient été préparés et organisés dans le cadre du Comité des signataires de l’accord de Nouméa, une instance symbolique et sans doute lourde et pléthorique, mais qui était un lieu où se fabriquait le consensus. Le Premier ministre Edouard Philippe s’y était beaucoup investi personnellement. Après son départ, non seulement ce comité des signataires n’a plus été réuni, mais l’exécutif a pris des décisions unilatérales qui, toutes, allaient dans le sens des non-indépendantistes.
L’impartialité de l’État était pourtant, depuis les accords de Matignon, l’un des principes cardinaux de l’action publique en Nouvelle-Calédonie.
Le sommet a été atteint avec ce projet de loi constitutionnelle, car c’est la première fois depuis trente-six ans que l’on touche aux dispositions qui régissent les équilibres fondamentaux de la Nouvelle-Calédonie sans que cela ne procède d’un accord entre l’État, les partis politiques indépendantistes et ceux favorables au maintien dans la France. Ces équilibres fondamentaux ont fait l’objet d’un contrat, en 1988, lors des accords de Matignon sous l’égide de Michel Rocard. Ce contrat a été renouvelé et développé en 1998 lors de l’accord de Nouméa quand Lionel Jospin était Premier ministre. Naturellement, on peut toujours modifier un contrat lorsque les nécessités ou l’évolution des circonstances le nécessitent. Mais il faudrait pour cela l’accord de toutes les parties signataires, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui puisque les formations politiques indépendantistes ne veulent pas entendre parler d’une révision constitutionnelle qui porterait sur la seule question du corps électoral pour les élections provinciales. Dès lors, modifier un contrat unilatéralement, sans l’accord de toutes les parties, cela s’appelle une rupture de contrat.
RPP – Quels seraient selon vous les leviers pour retrouver l’esprit qui a présidé en 1988 aux accords de Matignon ?
Jean-François Merle – Il faut sortir du déni et cesser d’affirmer que les Calédoniens ont « à trois reprises » choisi de rester dans la France ; il faut prendre acte que le référendum de décembre 2021, même s’il est juridiquement valide, n’a rien réglé politiquement, pas plus que celui organisé par Bernard Pons en septembre 1987.
Il faut ensuite cesser d’utiliser le calendrier comme une menace ou un couperet et laisser le temps nécessaire au consensus pour se construire ; de toutes façons, après les violences et les destructions que vient de connaître la Nouvelle-Calédonie, qui peut raisonnablement soutenir qu’il sera possible de mener une campagne électorale normale pour des élections provinciales fin 2024 ?
Il faut aussi faire en sorte que toutes les composantes politiques de la Nouvelle-Calédonie participent au dialogue et aux négociations, et ne pas céder à la tentation – que l’on sent poindre – de bricoler un arrangement partiel en exploitant la fragmentation des deux camps, indépendantiste et non-indépendantiste ; il serait d’ailleurs judicieux d’associer à ces discussions, selon des modalités à déterminer, les maires, les autorités coutumières et des représentants de la société civile.
Il faut rechercher un accord global, qui ne porte pas seulement sur le corps électoral pour les élections provinciales, mais qui s’efforce de définir le contenu d’un code de la citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, qui détermine la temporalité et les modalités d’un nouveau scrutin d’autodétermination, et qui prolonge l’accord de Nouméa sur la voie de l’émancipation ; cet accord global ne pourra pas faire l’économie de mesures, qui relèvent de la compétence de la Nouvelle-Calédonie, sur les réformes de structures économiques, fiscales et sociales permettant de réduire les inégalités.
Il faut enfin que l’État retrouve le positionnement actif mais impartial auquel se sont astreints tous les gouvernements jusqu’en 2020, par-delà les alternances, et s’appuie, pour faciliter le dialogue et les négociations, sur des médiateurs incontestables, en lien avec des représentants des assemblées parlementaires.
RPP – Faut-il voir dans cette explosion de violence des ingérences étrangères comme d’aucuns le considèrent? Et plus généralement quelles sont les grandes influences qui opèrent dans l’archipel ?
Jean-François Merle – Une partie des indépendantistes a cherché des appuis internationaux pour saisir la Cour internationale de Justice sur la validité du troisième référendum. Elle en a trouvé du côté de l’Azerbaïdjan, sans mesurer que la fin ne justifiait pas les moyens et que le déplacement forcé que cette dictature a infligé aux populations arméniennes du Haut-Karabagh ne valait pas mieux que le comportement des pays colonisateurs à l’égard des populations autochtones. Cette dérive a profondément desservi la cause indépendantiste. D’autant que l’Azerbaïdjan était ravi de mettre en difficulté la France, soutien fidèle de l’Arménie. Peut-être même le protecteur russe de l’Azerbaïdjan y a-t-il mis du sien. Il est établi qu’il y a eu des ingérences, ne serait-ce que par des manipulations sur les réseaux sociaux. Mais ces ingérences ont accompagné les émeutes, il serait fallacieux de soutenir qu’elles les ont suscitées.
La Chine regarde aussi évidemment ce qui se passe en Nouvelle-Calédonie, comme partout dans le Pacifique. Mais les Calédoniens ont une attitude ambivalente à cet égard : d’une part les non-indépendantistes accusent les indépendantistes de vouloir précipiter le Caillou dans les bras de Pékin ; d’autre part, ils réclament – ce que le gouvernement à majorité indépendantiste leur conteste parfois – de pouvoir exporter vers la Chine les minerais de nickel qui ne peuvent pas être traités en Nouvelle-Calédonie.
Je suis frappé aussi de voir l’expression de l’inquiétude qu’ont manifestée les gouvernements des États riverains du Pacifique : Australie, mais aussi Vanuatu, Îles Cook, le Forum des îles du Pacifique…
La crise actuelle fragilise la position de la France dans cette partie du monde, alors que depuis plus de trente ans, elle avait restauré son image et apparaissait comme un facteur de stabilité. C’est contradictoire avec les ambitions du chef de l’État et du gouvernement à propos de « l’indopacifique ».
RPP – Trois anciens Premiers ministres ont récemment demandé que le dossier soit traité à Matignon. Partagez-vous cette préconisation et si oui pourquoi ?
Jean-François Merle – Quand Edouard Philippe a quitté Matignon et a transmis les pouvoirs à Jean Castex, il a consacré la moitié de son allocution de quinze minutes à expliquer à son successeur à quel point la Nouvelle-Calédonie, c’était important dans la vie de Matignon et combien ces échanges lui avaient apporté… Jean Castex n’en a tenu aucun compte. Que le dossier soit traité à Matignon signifie non seulement son importance, puisqu’il relève directement d’une des deux têtes de l’exécutif, mais aussi qu’il est abordé dans toutes ses dimensions, pas uniquement en termes d’ordre public relevant du ministère de l’Intérieur.
Quand Michel Rocard a eu en charge la Nouvelle-Calédonie à partir du 10 mai 1988, il s’y est immergé pendant plusieurs semaines, dévorant livres, dossiers, rapports et multipliant les contacts, et il avait fait appel, avec Christian Blanc, à l’un des meilleurs connaisseurs du sujet. Ce n’est pas faire injure à Gabriel Attal de rappeler qu’il n’était pas né lors de la signature des accords de Matignon et qu’il n’est Premier ministre que depuis cinq mois. La connaissance historique, celle des enjeux et des interlocuteurs, des évènements et des symboles, a une importance particulière dans ce dossier.
Jean-François Merle
Ancien assistant parlementaire, chef de cabinet en 1981 puis, à Matignon, conseiller technique chargé de l’outre-mer de Michel Rocard,
Maire honoraire de Châtenay-Malabry (92)
Propos recueillis par Arnaud Benedetti
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