Lorsque la puissance du mot violence est jouxtée à celle de sphère économique, cela suscite des représentations diverses et chacun peut alors librement songer au harcèlement sexiste, à la vente de produits contrefaits ou encore à l’apport de Louis Chevalier dans Classes laborieuses et classes dangereuses.
La violence économique est souvent une oppression
Autant dire que des éclats de violence maculent la plupart des segments qui forment la sphère économique et que notre société a, de surcroît, une propension à l’oubli qui ne peut que heurter. Oui, il faudra se souvenir de la violence du rapprochement entre Véolia et Suez tout autant que de l’absurdité choquante du destin tragique de Pierre Overney, le 25 février 1972. Son tort ? Avoir tracté pacifiquement devant les portes de Renault à Billancourt.
Qui s’en souvient ? Qui l’enseigne afin d’éviter les excès de la résurgence de milices anti-syndicales aperçues pendant l’épisode marquant des Gilets jaunes ?
Alfred Sauvy a pleinement eu raison d’écrire : « L’économie, c’est la science du sordide » et effectivement la violence économique est souvent une oppression.
Pour le producteur, il y a clairement des rapports de force. La loi Egalim n’a pas résolu la question de la préservation des revenus des agriculteurs pas davantage que les règles européennes n’empêchent, in concreto, un dumping à l’importation et une sino-dépendance. La violence économique est donc intra-filière tout autant que géopolitique. Elle concerne aussi la structure des formes de production : ainsi les GAFAM ont une politique prédatrice habile et frontale de rachat des jeunes pousses susceptibles d’altérer leur position concurrentielle. Sur ce dernier point, l’analyse récente et pertinente d’Emmanuel Combe est à intégrer au champ de réflexion. Tout autant que le rapport parlementaire du député Olivier Marleix sur les aspects troubles du rachat partiel d’Alstom par General Electric. « Au fond, tout est permis même le fait de violer la Loi » aimait à dire, à Paris 1, le doyen Henri Bartoli dont l’humanisme social était entamé par les réalités factuelles du monde des fusions et acquisitions.
Au demeurant, l’ensemble des échanges sont essentiellement monétisés et il faut ici évoquer les travaux de Michel Aglietta dont le livre La violence de la monnaie demeure une grille de lecture face au déclin tendanciel du dollar sous une ou deux décennies.
Le pouvoir d’achat est l’un des points cardinaux de la violence économique
S’agissant du consommateur, la sphère économique porte de sérieux vecteurs de violence. Tout d’abord, il peut y avoir tromperie sur le bien acquis. Par un prix dirimant voire obscène en termes de marge nette. L’école marxiste ainsi que l’école de la Régulation, Boyer et Mistral, ont démontré l’appétence pour des quêtes de surprofits. (comportements de mark-up). La tromperie peut être issue d’un bien provenant de l’univers grandissant de la contrefaçon. Cette dernière ne vise pas seulement les sacs de luxe mais aussi – plus dangereusement – les pièces détachées destinées à la maintenance automobile ou aéronautique.
En outre, la sortie de la crise de la Covid-19 ne se fera pas sans des comportements de rattrapages : les entreprises endettées, par-delà les restructurations acceptées par leurs créanciers, voudront récupérer de la « laine ». Ainsi, on relève déjà des hausses de prix significatives dans le retail alimentaire. D’autre part, les politiques accommodantes des banques centrales ne manqueront pas de déclencher, suivant les secteurs (immobilier), des pressions haussières.
Or, peu d’entreprises semblent en faveur d’une révision des salaires ce qui signifie que le dernier trimestre de 2021, notamment en France, verra se lever un climat de protestation au regard des atteintes au pouvoir d’achat.
Le pouvoir d’achat est un des points cardinaux de la violence économique tant ses modalités de détermination sont rugueuses et chargées d’électricité.
J’ajoute un autre point cardinal fondamental : la violence des rapports entre locataires et bailleurs et l’élévation continue du prix des surfaces louées qui est une contrainte sérieuse qui frappe de plein fouet des millions de Françaises et de Français. Et que dire de celles et ceux dont la rue est l’habitat subi.
Le troisième point cardinal, qui génère des dizaines de décisions de justice, vise les conditions générales de travail. On ne peut qu’être ému face à la bataille judiciaire des ouvriers ayant subi un « préjudice d’anxiété » et des dédommagements suite à leur exposition à l’amiante.
Le drame de la silicose et autres saletés brisent des vies et asservissent la force de travail. La lecture de certains arrêts de la Chambre sociale de la Cour de cassation est difficile car elle parcourt des drames rapportés en des termes précis et pondérés. Des termes qui ne souffrent pas de contestation possible et illustrent la violence à l’état brut. Le droit de retrait n’est pas le droit systématique que d’aucuns imaginent. Il est un ultime point de collision quand la chair humaine est en cause et donc en péril.
Là aussi, je réitère mon once de conviction profonde : le temps est une gomme injuste au regard des piètres conditions de travail qui subsistent. Comme si la société rêvée par Diderot posait un voile sur la vie quotidienne de Rafik, Karine ou Patrick juste bons à exécuter des ordres sans détours et à payer leurs impôts et leur essence chaque année plus chers.
La France est en froid avec le chiffre et bientôt elle devra apporter une réponse au mur de la dette, étant entendu que la dette Covid va faire l’objet d’un étalement dans le temps dans des proportions audacieuses.
L’impôt de demain sera, pour certaines catégories sociales, le témoin d’une violence issue du monopole légitime de la contrainte publique chère à Vauban et bien sûr à Max Weber.
La violence des rapports sociaux s’étend comme un fleuve en crue
Dernier point cardinal qui mérite par conséquent une place spécifique : la question du temps de travail.
Certains lecteurs se souviendront, à mon instar, de La révolution du temps choisi fruit de la réflexion féconde et réformiste de Jacques Delors et José Bidegain au sein du club de réflexion politique Échanges et Projets.
L’état de l’art nous démontre que nous sommes loin de cette vision apaisée du temps de travail et ainsi les discussions officielles relatives au télétravail frôlent notre péché mignon : l’impasse sociale. Ce qui est le haut de la pyramide de la violence qui affecte l’existence des corps intermédiaires en France. François Hommeril (CFE-CGC), à raison, ne peut être le clone d’André Malterre et Laurent Berger ne peut être celui d’Edmond Maire. Ces exemples incarnés dévoilent, en creux, que la violence des rapports sociaux s’étend comme un fleuve en crue. Ainsi, ce coup de projecteur donne une franche actualité à l’analyse marxiste qui intègre effectivement la dimension de la violence des rapports sociaux. Là où d’aucuns voient des jacqueries, il est moins téméraire de visualiser la légitime défense d’intérêts professionnels malmenés par un new management qui cultive davantage le burn-out que l’épanouissement du travailleur.
Si l’on veut bien assimiler que « l’Histoire est écrite par les vainqueurs » (Fidel Castro), alors on comprend que le drame de Fourmies est loin des bases cognitives dominantes de 2021. En matière sociale, avoir une mémoire de poisson rouge est un attentat contre la Raison. On peut réfléchir et agir pour le monde-d’après sans oublier les victimes du 1er mai 1891 qui manifestaient pour la journée de huit heures.
« Je pense que nous avons plus d’idées que de mots.
Combien de choses senties et qui ne sont pas nommées ! ».
Denis Diderot
Pensées philosophiques, 1746
Oui, en matière de violence reliée à la sphère économique, il y a bien des choses senties et qui ne sont pas nommées notamment du fait d’un appareil statistique hélas partiel qui ne facilite pas l’obtention de l’exhaustivité du panorama.
Jean-Yves Archer
Economiste
Membre de la Société d’Economie Politique