« Constitution civile de la France » selon le doyen Jean Carbonnier, « masse de granit » au même titre que le franc germinal, les préfets ou la Légion d’Honneur, « transaction » selon Portalis, le Code civil des Français ne manque pas de qualificatifs attachés à en désigner tant les qualités de fond et de forme que la caractéristique majeure d’avoir réussi à unifier le droit d’une monarchie disparue et celui de la Révolution achevée.
Cette démarche n’est pas le fruit d’un seul, mais bien l’heureuse conjonction d’une volonté politique et d’un idéal juridique. Elle se matérialise en août 1800, au tout début du Consulat, lorsque le Premier consul réunit une commission de quatre juristes, issus d’origines géographiques différentes et donc d’influences coutumières variées1. Quatre mois seront alors nécessaires à la rédaction d’un texte présenté en janvier 1801 au Conseil d’État, introduit par le Discours préliminaire du premier projet de Code civil (1er pluviôse an IX (21 janvier 1801), discours qui ne sera jamais prononcé, mais qui constitue dès lors l’évangile des civilistes. Suivront 104 séances devant le Conseil, présidées par Bonaparte et Cambacérès que l’échec de ses trois projets révolutionnaires paraît d’une compétence rare en matière de codification.
Car c’est bien l’essentiel du projet du Code civil que de mettre en œuvre une entreprise de codification qui aboutira, après de nombreux rebondissements, au vote du Corps législatif du 21 mars 18042 promulguant le premier Code civil des Français. Cette décision du Corps législatif constitue une première à bien des égards. Du point de vue du droit interne, le Code civil est le premier d’une longue liste qui verra, de 1806 à 1810, promulgués le Code de procédure civile, le Code de commerce, le Code de procédure pénale et le Code pénal in fine. Mais il demeure une exception par la qualité de ses rédacteurs, mais aussi par sa stabilité. Dès la Restauration, les autres codes seront corrigés, parfois profondément modifiés comme le Code pénal à partir de 1832. Du point de vue du droit international, le Code civil constitue là encore une innovation, exception faite des expériences bavaroises, permettant l’exportation de certains éléments du modèle français, mais aussi la propagation des principes issus de la Révolution3. Mais, au-delà de l’innovation que constitue le Code, c’est bien l’esprit d’unification qu’il incarne qui en fait un monument. Œuvre systématique tout autant qu’ouverte, elle associe le projet juridique d’établir un droit civil unifié qui soit au cœur d’un projet plus politique de refondation sociale. Dépassant la personne du Premier consul devenu Empereur des Français, le Code se trouve ainsi au cœur de la société tout entière en tant que réalisant le passage de la société d’Ancien Régime à celle de la France contemporaine. Ainsi, s’inspirant grandement des principes de l’Ancien droit, il en réalise une heureuse synthèse destinée à durer.
L’inscription du Code civil dans la continuité doctrinale de l’Ancien droit
Au lendemain du coup d’État de brumaire, la proclamation des Consuls présentant la future Constitution de l’an VIII résume le moment en des termes qui resteront à la postérité : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qu’ils l’ont commencée : elle est finie »4. Brumaire achève le moment révolutionnaire, mais pas l’idée de révolution que le Code civil prolonge en grande partie.
Il n’est cependant pas voulu comme un instrument de rupture, ni avec la Révolution, ni avec l’Ancien droit.
Il est réellement la transaction recherchée par ses rédacteurs, Portalis, Malleville, Bigot de Préameneu et Tronchet. Ils sont tous les quatre des hommes de l’Ancien Régime. Ils sont tous nés avant 1750 et leur formation juridique consiste pour l’essentiel en la maîtrise de la coutume de Paris ou d’Orléans, des Institutes de Justinien, ou des ordonnances de d’Aguesseau, le tout appréhendé par la lecture de Domat ou de Pothier.
Quelques praticiens plus en rupture, voire jacobins, ont été associés au travail de préparation, comme Treilhard, Real ou Cambacérès mais, outre le fait qu’ils n’ont probablement pas eu le même poids que le quatuor mené par le futur ministre des Cultes, ils restent eux-mêmes influencés par l’ancien droit : le Code est l’heureuse synthèse entre celui-ci et le droit intermédiaire, une « transaction » voulue par Portalis. Bien plus, ces rédacteurs inscrivent leur démarche dans ce qui caractérisait l’évolution du droit français depuis presque un siècle.
La France se voyait en effet régie par des coutumes éclatées, des ordonnances royales éparses ou le droit romain, au point qu’un besoin d’unité apparut à la fin de la période monarchique, voire avant. Le droit civil avait subi, tout d’abord, l’unification à travers l’influence du droit romain et du droit canon. Le premier fut très largement utilisé par les Parlements de droit coutumier, notamment à Paris, lorsque l’écrit se montrait lacunaire ou imprécis. Le second, en tant qu’il consacrait une compétence très large de l’Église en matière de mariage, de filiation, de transmission patrimoniale, construisit un modèle juridique unifié qui, lorsque les tribunaux ecclésiastiques virent leurs compétences transférées aux juridictions royales, sera adopté par celles-ci. Mais les héritages romain et canonique ont été complétés par une législation royale elle-même encline à favoriser l’unité. Dès l’Ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui fait de la promotion de la langue vernaculaire un moyen d’accessibilité du droit, ou l’Ordonnance de Blois de 1579, qui apporte une définition précise du régime de l’état civil, le pouvoir royal s’octroie la compétence de définition du régime juridique de pans entiers du droit privé. Il faut cependant attendre le ministère de Colbert pour que l’État s’empare de la capacité de procéder à des réformes d’ampleur en matière juridique, conduisant ainsi aux réformes de d’Aguesseau qui, entre 1731 et 1747, conduiront à réécrire les régimes existants en matière de donation, de testament ou de substitution. Il est cependant impossible d’évoquer alors une véritable unification du droit privé. Les ordonnances de d’Aguesseau restent isolées et le respect des particularismes locaux n’est pas remis en question en tant que tel du fait de la réalité de la société et du régime politique : la France reste une société d’ordres. Cependant, le principe de regroupement des règles prospère. L’idée d’un droit commun émerge, à travers la référence au droit romain, tout d’abord, mais aussi avec la reconnaissance d’un droit commun coutumier qui ferait de la commune de Paris une forme de « coutume subsidiaire »5 qui s’appliquerait dans l’hypothèse du silence des règles locales.
Cette idée d’unification sera portée par l’évolution du temps. La doctrine va ainsi lentement passer de l’idée de ce droit commun subsidiaire à une réelle norme commune.
Bourjon sera l’un des principaux artisans de ce mouvement avec la parution de son Droit commun de la France et de la coutume de Paris réduite en principes qui, en 1747, travaillera sur la coutume de Paris pour en faire, une fois amendée et restructurée, un réel droit civil commun à tous. Pothier poursuivra cette démarche, cherchant à établir des principes généraux communs aux différentes coutumes sans qu’il soit pour autant possible d’y voir la rédaction d’un droit français unifié. Ce courant doctrinal est complété par le mouvement plus général caractérisant la fin du XVIIIe siècle et conjuguant l’École du droit naturel6 et le rationalisme des Lumières qui a voulu faire de la codification un principe d’établissement de la règle de droit. La première repose sur la nécessité d’élaborer des systèmes de droit « confrontés par la suite à la réalité concrète »7. Bien que le terme de « codification » n’apparaisse que tardivement dans le vocabulaire juridique, il révèle bien, au-delà des mouvements d’harmonisation déjà évoquée, le besoin propre d’exprimer un droit universel8. La codification répond aux mécanismes intellectuels de profondes réformes du droit voulues par les penseurs de la fin du XVIIIe siècle, répondant ainsi aux principes d’égalité et d’accessibilité portés par ce mouvement. Le droit français ne doit plus être cette mosaïque inaccessible que constituait l’Ancien droit. Bien au contraire, Rousseau ira jusqu’à réclamer des Codes : « il faut trois codes ; l’un politique, l’autre civil et l’autre criminel ; tous trois clairs, courts et précis autant que possible »9. La codification est l’accessoire nécessaire de l’émancipation individuelle car elle permet l’intelligibilité de la norme et donc l’autonomie du citoyen. Elle conforte l’idée d’un régime politique marqué par la liberté et l’égalité. Portalis ne manquera pas d’ailleurs, par la suite, de se faire le relais fidèle de cette idéologie qui permet selon lui de façonner le « bon citoyen », le citoyen raisonnable : « la connaissance de la loi est pour chaque citoyen profitable enseignement ; en apprenant ses devoirs envers le corps social, en pénétrant la raison et l’utilité de chaque prescription légale, l’homme agrandit son jugement, il rectifie ses idées et réduit à leur juste proportion des prétentions souvent exagérées, faute de bien comprendre qu’il est une portion de ses libertés et de ses droits à laquelle chacun de nous doit renoncer afin que les droits et libertés de tous soient garantis »10. Inspirée par ce mouvement11, la Révolution s’emparera de cette idéologie, lançant les projets de codification que l’on sait. Cambacérès fut l’un des acteurs principaux de ce mouvement qui n’aboutira cependant qu’en 180412.
1804 est donc le moment d’un aboutissement méthodologique, indéniablement. Mais, bien plus que la mise en œuvre de la codification dont il procède, le Code civil constitue surtout l’instrument de l’heureuse synthèse entre l’Ancien droit et le droit intermédiaire. Ses piliers que sont le régime de la propriété et celui de la famille en sont la parfaite illustration.
L’article 544 du Code civil adopte une définition devenue célèbre de ce qu’est la propriété. Sobre, si ce n’est simple, ce texte a d’ailleurs subsisté jusqu’à aujourd’hui. Selon lui, « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Apanage du citoyen, elle s’émancipe définitivement de toute mainmise de l’État sous la forme d’une emprise féodale ou religieuse. Il s’agit donc d’un droit absolu, absolu matérialisé par la capacité que le titulaire de ce droit a d’exercer l’abusus, c’est-à-dire de disposer pleinement de l’objet dont il est propriétaire (on notera d’ailleurs que cette idée d’absolu ne sera limitée par la théorie de l’abus de droit qu’à la toute fin du XIXe siècle). Il s’agit, ensuite, d’un droit exclusif, permettant que ne soit écartée de cette jouissance toute autre personne. Il s’en suit la limitation des servitudes aux servitudes réelles, l’encadrement strict de la copropriété ou la limite temporelle nécessaire de l’usufruit. Il est, enfin, un droit perpétuel, qui empêche que le non-usage de la propriété ne conduise à son extinction. La définition apportée par l’article 544 s’inspire grandement des Institutes de Justinien. Mais, l’influence de l’Ancien droit ne se limite pas à cela puisque le caractère social de la propriété demeure : le propriétaire ne doit pas faire de ce droit « un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Certains biens, par ailleurs, sont exclus de l’appropriation privée comme les biens du domaine public. Enfin, des reliquats de la puissance familiale demeurent avec la réserve héréditaire ou le droit de jouissance légale.
À côté de ces éléments de survivance de l’Ancien droit est bien établi l’absolu que constitue la liberté révolutionnaire, dans la droite ligne de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen qui fait de la liberté un droit inviolable et sacré, défini légalement et inséré dans un ordre social.
La propriété telle qu’envisagée constitue l’un des fondements de la société, droit naturel et individuel qui valorise la situation du propriétaire foncier. Celui-ci est devenu, avec l’impulsion du mouvement physiocratique, le garant de la prospérité collective, et l’illustration des vertus sociales recherchées avec la Révolution qui finira par valoriser le propriétaire. De façon remarquable, les rédacteurs du Code prennent ainsi la doctrine de Pothier sans y ajouter grand-chose.
Cette volonté de stabilité sociale et politique se retrouve dans une nouvelle définition de ce qu’est la famille et du rôle du père de famille, chargé de la préservation de cette cellule constitutive de l’ordre social. Si la grande famille a disparu du modèle consulaire, la famille étroite, nucléaire est instaurée comme source première de la stabilité sociale. La puissance paternelle se retrouve restaurée et dotée d’un empire que lui avait fait perdre la période révolutionnaire13. Au Conseil d’État, Maleville dira, le 26 frimaire an X, que de la puissance paternelle dépend « la conservation des mœurs et le maintien de la tranquillité publique ». L’autorité du père se trouve renforcée, tant sur la femme que sur les enfants, du fait de l’importance du mariage. Même si le divorce reste autorisé, il se trouve dans les faits limité afin que ne soit garantie la stabilité de la structure familiale. Si l’on ajoute à cela la réduction des droits des enfants naturels et l’impossibilité de mettre en œuvre une recherche en paternité, les enfants adultérins ou incestueux étant de plus exclus de la ligne successorale, la famille est recentrée autour de la personne d’un père tout puissant14. Point de questions morales ici mais bien à la recherche de la défense d’un ordre social qui participe ainsi de la définition d’un projet destiné à durer.
Un projet voué à durer
Car au-delà des principes qu’il pose, le Code est destiné à survivre aux circonstances ayant présidé à sa création. Il est voulu par Bonaparte comme l’outil d’une refondation sociale.
L’influence de Bonaparte dans la rédaction du Code est indéniable, non pas qu’il en fut le rédacteur, mais simplement par ce qu’il voulut qu’il soit.
Aux échecs successifs des projets de Cambacérès a été opposée l’intelligence de Bonaparte à demander que ne soit achevé le processus de codification. En cela, « le Code civil est inséparable de la personne de Napoléon »15. Il en a même porté le nom, à l’issue d’un décret du 3 septembre 1807 consécutif à l’introduction des majorats16. Certains allèrent jusqu’à désigner le code comme « le fruit d’une femme stérile et d’un mari trompé »17, personnalisant à l’extrême la participation de Bonaparte à la rédaction de l’ouvrage. Il est vrai que l’historiographie a pu constater l’implication du Premier consul que révèlent les nombreuses présidences de séance (pas moins de 55 sur les 107 séances au Conseil d’État qui furent nécessaires à la rédaction de l’ouvrage)18. Cette présidence ne fait pas de lui ni l’auteur, ni le rédacteur de ce monument. La rédaction est le fruit du travail du comité présidé par Portalis. L’auteur reste, quant à lui, le Corps législatif par le vote de la loi adoptant le Code civil le 30 ventôse an XII (21 mars 1804). Mais le traitement de cette question ne saurait être aussi binaire et soulève surtout celle de l’influence de Bonaparte. Cette influence est double. Matériellement tout d’abord, le Premier consul a permis que ne soit lancée la procédure de codification. Son « inflexible volonté », très justement décrite par Xavier Martin, a permis que la commission de rédaction ne se mette au travail19, qu’elle ne soutienne son activité tout le long des séances qui se tirèrent sur quatre mois, qu’elle ne surmonte les oppositions et la réaction que certains tribuns laissaient poindre. Fondamentalement ensuite, car le général révolutionnaire est intervenu pour consacrer certaines dispositions écartées dans les premiers projets. Il a agi afin que ne soit admis l’adoption et le divorce, reprenant il est vrai l’argumentaire porté par la Cour de cassation. Il s’est alors fait le promoteur de la conservation d’idées essentielles du droit intermédiaire. La solennelle « transaction » vantée par Portalis, notamment dans le Discours préliminaire, est une réalité qui se justifie. Le contexte consulaire et la pacification qui le caractérise ne sont probablement pas étrangers à la réussite de la démarche de codification20. Les agitations de la Révolution empêchèrent les trois projets portés par Cambacérès d’aboutir. Cependant, les idées révolutionnaires en tant qu’elles sont fondatrices ne sont pas étrangères au Code civil. Portées notamment par Bonaparte, elles sont à l’image de la refondation sociale qu’ambitionne le chef du gouvernement consulaire.
La restauration de l’ordre social a déjà été évoquée ; et en cela, le Code Napoléon est l’instrument d’un retour de l’ordre et s’insère dans un dessein politique d’autorité. Le père est restauré dans sa compétence de gestionnaire de la micro société qu’est la cellule familiale et son pouvoir est conforté par la puissance patrimoniale qu’il se voit restituée : la Révolution avait abaissé l’âge de la majorité, allégé l’autorité du père et limité son autonomie en matière de transmission testimoniale, le Consulat lui rend l’autorité paternelle et le réarme patrimonialement en posant le principe de la quotité disponible, part de son patrimoine dont il peut disposer librement. L’ordre est bien restauré, mais dans une société bien plus réformée qu’il n’y parait. Le Code civil constitue en lui-même un outil social au service du projet politique qu’est celui d’une réorganisation de la société. Et en cela, Bonaparte porte au cœur des problématiques civilistes l’idée révolutionnaire. Créé par les Hommes et pour les Hommes, le droit du Consulat repose sur des principes présidant au fonctionnement de la France contemporaine et trouvant leurs racines dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. Le premier de ces principes est celui de l’État légal, qui fait de la loi la source d’un droit civil unifié et commun, indépendant de toute coutume. Le constitutionnalisme, en tant qu’il révèle la soumission des institutions au droit, en constituera le prolongement politique. À cela s’ajoute la laïcisation du droit civil qui s’émancipe du religieux comme fondement et comme acteur. Comme pour les projets précédents, le texte de la commission de rédaction occulte délibérément le fait religieux. Le mariage et ses conséquences sont totalement sécularisés. Ensuite, l’individu est clairement désigné comme sujet du code, et notamment le père, écartant la notion collective de famille. Le Code civil établit ainsi la « constitution civile de la France », qui survivra au régime consulaire et impérial, contrairement au système politique, insérant d’ailleurs dans les dispositions de droit civil les fondements d’une construction politique. Car sont aussi posés les principes fondamentaux d’égalité21 et de liberté22.
Les prémices de la France contemporaine sont posées, faisant du Code civil un instrument destiné à durer.
Il contient d’ailleurs, au-delà du fond, les germes de la stabilité voire de sa flexibilité, ses commentateurs23 voyant dans une langue épurée24 des formules courtes, marquées par le sens de la langue propre à Portalis, des garanties d’intemporalité et d’adaptation aux circonstances de chaque époque25. Les évolutions ne manquèrent pas ; timides au XIXe siècle, elles se sont accélérées à la fin de celui-ci tant par des réformes législatives que par un travail doctrinal et jurisprudentiel de réinterprétation pressenti par les rédacteurs : l’exégèse jurisprudentielle a été anticipée par les rédacteurs du Code. Si interdiction est faite aux juges « de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises » (article 5), le refus du déni de justice permet que ceux-ci interprètent une loi obscure ou insuffisante26. Doctrines et juges ne manqueront pas, à partir de la fin du XIXe siècle, de donner une interprétation particulière des dispositions du Code conforme à l’individualisme libéral du moment.
Mais cette harmonie entre la société et son Code s’émoussera au XXe siècle en même temps que se multiplieront, à la fin de celui-ci, les réformes relatives à la bioéthique, au pacs ou plus récemment au droit des contrats.
L’inflation législative ainsi constatée pourrait laisser penser que le Code immuable se trouve menacé par des assauts qui en fragiliseraient la stabilité27. Rien n’est moins sûr lorsque l’on observe la réalité des réformes engagées, notamment ces dernières années. Des traits communs les caractérisent. Le premier réside dans le caractère éminemment législatif du Code qui se distingue des mécanismes de codification à droit constant des codes contemporains. Il ne s’agit pas de compiler dans un souci de rationalité, mais bien de poser les principes d’un régime légal pour l’essentiel, ne justifiant pas l’intervention complémentaire d’actes réglementaires. Il en résulte ensuite l’établissement d’un droit commun souffrant peu d’exception. Celui-ci, enfin, se caractérise par le recours à une langue que n’aurait pas reniée Portalis et qui constitue même parfois le prolongement immédiat des principes posés en l’an XII. Bien souvent, le législateur contemporain s’inspire, si ce n’est reproduit, ce qui fut affirmé il y a maintenant deux cents ans. Ainsi du droit des obligations qui, posant le principe de la force obligatoire du contrat, reprend dans le nouvel article 1103 ce qu’affirmait jadis l’article 1134.
Pas de révolution dans la grande « transaction » mais bien le souci de préserver un édifice au combien solide. Le Code civil a duré et semble bâti pour poursuivre cette voie, tant les principes ayant présidé à sa création ont permis qu’il ne soit conforté. Les promesses de dissolution européenne28, les évolutions voulues par le législateur ne peuvent donc que glisser sur cet arche juridique et social29.
Clémence Zacharie
Maître de conférences, UPEC, IAE Gustave Eiffel
- Il s’agit ici de tenir compte de l’éclatement normatif des différentes coutumes de pays. ↩
- Le même jour était assassiné le duc d’Enghien, un ordre disparaissant là aussi au profit d’un autre. ↩
- Clémence Zacharie, « Le Code civil, instrument de l’unification de l’Empire ? », in Napoléon et l’Europe, Colloque organisé par le ministère des Affaires étrangères et la Fondation Napoléon les 18 et 19 novembre 2004, Fayard, 2005,
p. 187. ↩ - Proclamation des Consuls de la République du 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799). ↩
- Jean-Philippe Lévy et André Castaldo, Histoire du droit privé, Dalloz, coll. Précis, 2e édition, p. 7. ↩
- Anne Lefebvre-Teillard, « Les différents facteurs d’unification dans l’Ancien droit », 1804- 2004, le Code civil, Un passé, un présent, un avenir, Université Panthéon Assas, Dalloz, 2004, p. 85. ↩
- Rémy Cabrillac, Les codifications, PUF, 2002, p. 29. ↩
- Bruno Oppetit, « Codification », Dictionnaire de culture juridique, D. Alland et S. Rials (dir.), PUF-Lamy, coll. Quadrige, 2003, p. 228. ↩
- Considérations sur le gouvernement de la Pologne, Londres, 1782, p. 104. ↩
- Jean-Étienne-Marie Portalis, Discours, rapports et travaux inédits sur le Code civil/par Jean-Étienne-Marie Portalis,… ; publiés par le Vte Frédéric Portalis,…. précédé de : Essai sur l’utilité de la codification / par Frédéric Portalis, Paris, Joubert, 1844, p. VII. ↩
- Rémy Cabrillac, préc., p. 30. ↩
- Entre 1793 et 1796, il rédigera trois projets de code civil reposant sur l’idée de laïcisation d’un droit reposant sur l’application des principes de droit naturel. Les circonstances politiques et notamment la déclaration de guerre et des luttes opposant Girondins et Jacobins ou les discutions idéologiques entre les partisans et les opposants au divorce auront raison de ces trois tentatives. ↩
- Clémence Zacharie, « La femme et le Code civil », Revue de l’Institut Napoléon, 2013-2. ↩
- La légitimation est exclue perpétuellement : elle ne peut normalement être la conséquence que d’un mariage qui est interdit aux couples adultérins (article 298). ↩
- Jean Carbonnier, « Le Code civil », in P. Nora, Les lieux de mémoire. La Nation. Tome II, Gallimard, Paris, 1997, p. 1333. ↩
- Jean-Louis Halpérin, « L’histoire de la fabrication du Code. Le Code : Napoléon ? », Pouvoirs, 107, 2003, p. 12. ↩
- Introduction au cours magistral d’introduction au droit du professeur Michel de Juglard. ↩
- Xavier Prétôt, « Napoléon législateur », JSS, 2021, à paraître. ↩
- Bonaparte désigne lui-même la commission, s’émancipant de la pratique ayant eu pour habitude de faire de cette compétence un attribut des assemblées (Xavier Martin, préc., p. 202). ↩
- Rémy Cabrillac, Les codifications, PUF, 2002, p. 34. ↩
- Article 8 du Code civil : « Tout français jouira des droits civils ». ↩
- Les servitudes personnelles sont interdites et le principe de liberté est tel que nous l’avons défini précédemment. ↩
- Notamment Saleilles à l’occasion du livre du centenaire (cité par Jean-Louis Halpérin, « Code Napoléon », in Dictionnaire de culture juridique, PUF, 2003, p. 206. ↩
- « L’ensemble est écrit d’un style, souverain, élégant, facile à mémoriser », Gabriel de Broglie, « La langue du Code civil », allocution prononcée à l’occasion du Bicentenaire du Code civil, ASMP, 2004, p. 2. ↩
- Alain Desrayaud, « De la sûreté à la citoyenneté : l’accessibilité du code civil de 1804 », in RTDCiv, 2012, p. 677. ↩
- « Introduction » in Le rôle normatif de la Cour de cassation, Étude annuelle de la Cour de cassation, La Documentation française, p. 17. ↩
- Chantal Arens, « Que reste-t-il du Code Napoléon ? », Journal spécial des sociétés, 8 mai 2021, n°35. ↩
- Denis Tallon, « L’avenir du Code civil en présence des projets d’unification européenne du droit civil », in 1804-2004, préc., p. 997. ↩
- Rémy Cabrillac, « L’avenir du Code civil », in La Semaine Juridique Édition Générale, n° 13, 24 mars 2004, doctr. 121. ↩