En 1961, Raymond Aron interroge la relation du philosophe à la Cité.
[…] Le problème en face duquel se trouve le philosophe de l’Europe au XX siècle a été posé, avec une insurpassable clarté, par les penseurs grecs au Ve siècle avant notre ère. […]
UNE DIMENSION SUPPLÉMENTAIRE
Le dialogue du technicien, du sophiste et du philosophe se prolonge en notre temps, bien que, en apparence, technicien et sophiste aient désormais un avantage irrésistible et que le philosophe semble éclipsé par ses rivaux.
Comment intervenir dans les affaires de la cité si l’on ignore les conséquences probables des différentes politiques entre lesquelles gouvernés et gouvernants hésitent ? Faut-il préférer la propriété privée ou la propriété publique des instruments de production ? Mais que signifie la préférence en pareille circonstance ? La morale implique, tout au plus, que la propriété des usines soit considérée désormais comme une fonction sociale. Cette fonction sociale est-elle mieux remplie si la propriété, au sens juridique du terme, est diffusée entre des centaines de milliers d’actionnaires ou concentré dans l’État ? La question n’est pas philosophique, elle est sociologique ou politique : la science lui donne une réponse probable, dont l’homme d’État doit s’inspirer. Nous avons pris volontairement un exemple « marginal », car la question est chargée de résonances idéologiques. Combien la démonstration serait plus facile si nous avions choisi l’une des innombrables questions quotidiennement posées aux gouvernants, relatives au taux de l’intérêt, à l’expansion ou à la réduction de la demande globale, au pourcentage des investissements, etc. Dira-t-on que le philosophe est étranger à ces soucis ? Mais s’il est indifférent à la croissance économique, il est indifférent, du même coup, aux moyens indispensables à l’accomplissement des tâches dont il proclame l’urgence. Comment la société peut-elle surmonter les classes si les forces de production ne sont pas suffisamment développées ? Ou le philosophe ignore tout de l’économie et, en ce cas, il se borne à fixer des buts, sans même savoir s’ils sont accessibles. Ou, imitant Marx, il étudie l’économie, mais sait-il encore lui-même quand il s’exprime en technicien et quand en philosophe ?
Le sophisme, lui aussi, reçoit de la science ethnographique ou historique et de l’expérience actuelle un renfort puissant. Où trouver la commune mesure entre l’exis- tence des sociétés archaïques et celles des sociétés civilisées ? En un sens, celles-là ne sont pas plus imparfaites que celles-ci : l’individu y est intégré au tout et nul ne saurait affirmer lequel, du Bororo ou du Yankee, est plus heureux. La supériorité des sociétés modernes est immédiatement évidente si l’on prend pour critère la valeur que la civilisation industrielle met au premier rang : le savoir, l’exploitation des ressources naturelles, le développement des forces productives. L’homme du XXe siècle, l’homme qui, en notre siècle, est responsable de Buchenwald, de la bombe atomique d’Hiroshima, des aspects négatifs du culte de la personnalité, cet homme n’est ni plus sage ni plus vertueux que les stratèges d’Athènes et de Sparte, dont la fureur prolongea la guerre du Péloponnèse jusqu’à l’épuisement de tous les belligérants, ou les empereurs de Rome, de Byzance ou de Moscou.
Laissons même cette diversité que nous offrent les siècles. Que chacun de nous se remémore sa propre vie. La plupart des pays d’Europe, au cours du siècle, ont connu des régimes différents. Allemagne wilhelmienne, Allemagne de Weimar, Allemagne de Hitler, Allemagne de Pankow, Allemagne de Bonn : à quoi l’Allemand de bonne volonté va-t-il se prendre ? Communistes et hitlériens, en 1932, dénonçaient avec la même violence la République de Weimar. Communistes et démocrates dénonçaient avec la même violente, de 1941 à 1945, le IIIe Reich. Les communistes dénoncent la République fédérale de Bonn avec une violence que leur rendent les démocrates dans la dénonciation de la République populaire de Pankow. À chaque fois, il s’est trouvé des hommes pour justifier la réalité ou la révolte et, parmi ces hommes, figuraient des professeurs de philosophie. Où était l’authentique philosophe, au cours de ces péripéties tragiques ? Indifférent au tumulte du forum, gardait-il les yeux fixés sur les idées ? Condamnait-il tous les régimes avec une vigueur variable ou avec la même vigueur ? Avait-il, une fois pour toutes, choisi un camp, celui de la démocratie occidentale, parce qu’il tolère l’hérésie, ou celui du communisme, parce qu’il prétend incarner l’avenir ?
En quoi notre dialogue diffère-t-il de ce- lui des Grecs ? Avant tout, me semble-t-il, parce qu’il a pris, avec la notion d’histoire, une dimension supplémentaire. Nous ne sommes pas réduits à l’hésitation entre le relativisme historique et les idées éternelles, une solution supplémentaire s’offre à nous : la diversité historique serait surmontée non dans l’univers suprasensible des idées mais dans la société de l’avenir. Les conflits, si cruels soient-ils, seraient les instruments de la réconciliation, les étapes d’un chemin dont l’aboutissement serait une société sans classes.
Philosophe et idéologue reprendraient le dialogue platonicien, mais le premier invoquerait non plus les idées mais la totalité historique ou l’avenir, et le second, prisonnier d’une société particulière ou résigné à l’anarchie des valeurs, méconnaîtrait les lois du devenir ou la vérité de l’avenir.
L’idéologue, comme jadis le sophiste, nie les prétentions du philosophe. Aux yeux de l’idéologue, le philosophe est doublement idéologue puisqu’il est un idéologue qui s’ignore, qui s’imagine, à tort, soustrait aux limites de la condition humaine.
QUEL RÉGIME RÉSISTERA À LA CONFRONTATION DES IDÉES ?
Il est plus difficile encore au XXe siècle de notre ère qu’au Ve siècle avant Jésus-Christ, de choisir entre les trois devoirs que la tradition impose, alternativement ou simultanément, au philosophe. Comment enseigner le respect des lois, quelles qu’elles soient, au temps du IIIe Reich et d’autres régimes terroristes ? Comment se désintéresser des révolutions et des guerres, alors que la politique commande le destin de nos âmes ? Quel régime résistera à la confrontation avec les idées ? Comment déterminer entre les régimes qui s’affrontent celui qui fraye la voie de l’avenir ?
Une fois de plus, il s’agit moins de la responsabilité sociale du philosophe que de la responsabilité de la philosophie elle- même. Que nous apporte-t-elle, la foi ou le scepticisme, le relativisme ou la vérité éternelle ? […]
Le plus souvent, les conduites sociales mettent en cause les impératifs moraux. Mais ceux-ci ne sont universellement valables qu’à la condition d’être formalisés. Qu’il y ait, entre les hommes, un principe universel de réciprocité ou d’égalité est vérité à la fois éternelle et peu instructive.
Le sens que donnent les siècles et les civilisations à ce principe varie. Pris en une acception rigoureuse, ce principe condamnerait toutes les sociétés qui furent hiérarchiques et inégalitaires. Pris en une acception trop vague, il ne condamnerait rien ni personne. À chaque époque, il a été pris en un sens déterminé, qui n’entraînait pas approbation ou désapprobation globale de la réalité.
Les philosophes ne s’accordent ni sur le sens que reçoivent les principes formels à une époque donnée, ni sur le sens éternel que l’on peut leur donner. Mais la discussion entre philosophes sur la part de l’historique et celle de l’universel n’est pas vaine pour autant. Elle met en garde contre les dogmatismes sommaires, elle est la méthode propre de la recherche politique et morale. Les sciences de la nature sont l’histoire d’une découverte, l’accumulation de propositions d’une précision croissante, dont la vérité, a une certaine approximation près est définitivement acquise. La découverte de valeurs ou de la moralité n’est pas semblable à celle de la vérité scientifique. L’accord avec l’expérience, la vérification font défaut. Mais l’histoire de la pensée, l’histoire même de la réalité politique permettent, avec la discrimination de règles formelles et de diversités institutionnelles, d’élaborer une communauté de valeurs.
La réflexion critique sur l’histoire a la même fonction : elle révèle le caractère illusoire de l’alternative du particulier et du total. La pensée de l’historicisme risque de rejeter le philosophe vers le camp des sophistes : si la philosophie elle-même est en tant que telle inséparable d’un temps, d’une classe, d’une cité, la prise de conscience de cette historicité ne peut pas ne pas ruiner les croyances naïves. Pour- quoi le philosophe demeurerait-il fidèle aux valeurs de la démocratie parlementaire, si cette dernière n’est que l’instrument de la domination bourgeoise ? Il en irait de même des valeurs du socialisme si celui-ci était, à son tour, le camouflage de la domination d’une autre classe. La pensée historiciste n’évite le relativisme intégral qu’en se donnant la fin de l’histoire et la vérité du tout. On saute de la dévalorisation absolue de la démocratie bourgeoise à la valorisation absolue de la démocratie socialiste, parce que celle-ci est au terme de l’aventure et représente l’objectif de l’humanité elle-même. Dans le cadre de cette philosophie historiciste, on est prisonnier de l’alternative suivante : ou bien dévaloriser le régime que l’on avait baptisé final et, alors, on revient à la généralisation du relativisme ; ou bien affirmer la valeur absolue d’un régime et l’on se voue à l’exaltation d’un fanatisme. La critique, correctement interprétée, montre l’erreur de ce faux dilemme.
La plupart des régimes de notre siècle (le régime hitlérien étant, bien entendu, exclu) se réclament des mêmes valeurs : développement des forces productives en vue d’assurer à tous les hommes les conditions d’une existence honorable, refus des inégalités de naissance, consécration de l’égalité juridique et morale des citoyens. Croissance économique et citoyenneté universelle caractérisent également les régimes dits de démocratie populaire et les régimes dits de démocratie occidentale.
Aucun de ces deux régimes n’est intégralement fidèle à ses propres principes. Aucun n’a éliminé l’inégalité des revenus, aucun n’a supprimé la hiérarchie des fonctions et des prestiges, aucun n’a effacé les distinctions entre les groupes sociaux. En revanche, aucun ne semble incapable de poursuivre la croissance, aucun ne semble paralysé par des contradictions internes. Les démocraties bourgeoises ont atteint le stade du Welfare State, les démocraties populaires sont aux prises avec les survivances du culte de la personnalité. Les empires coloniaux, édifiés par les peuples d’Europe au cours du siècle dernier, achèvent de se désagréger ou de se transformer en confédérations. Les démocraties populaires ont encore à traduire en réalité les principes de l’indépendance nationale et de l’égalité des États.
Pourquoi un de ces régimes se vanterait-il d’être final, absolu ? Les prophéties du siècle dernier supposaient que les économies fondées sur la propriété privée seraient incapables de progresser, à partir d’un certain point, ou encore qu’elles seraient incapables de distribuer à tous les bénéfices du progrès technique. Les choses se passent tout autrement. Les économies des démocraties bourgeoises assurent un niveau de vie relativement élevé, peut- être une croissance moins rapide, dans la mesure où le pourcentage des investissements par rapport au revenu national est plus faible. Mais Marx considérait l’allure rapide de l’accumulation comme caractéristique du capitalisme.
Si les deux espèces de régime, de l’Est et de l’Ouest, obéissent aux mêmes impératifs, le philosophe n’a nul motif de valoriser absolument l’un et de dévaloriser l’autre : aucun déterminisme ne commande à l’avance une lutte inexpiable entre eux et la victoire totale de l’un ou de l’autre ; aucune réflexion morale n’autorise à attribuer à l’un tous les mérites, à l’autre tous les démérites.
Il se peut que la lutte entre ces deux régimes aille jusqu’au bout (ainsi la lutte de Sparte et d’Athènes). Ce ne serait ni la première ni la dernière fois que la violence aurait tranché un débat. Tout ce que le philosophe peut et doit affirmer, c’est que l’histoire prise globalement n’est pas insérée dans une dialectique qui assure à l’avance la victoire d’un parti et nous autorise à prévoir l’issue.
La totalité historique n’est pas accomplie. Nous ne connaissons pas le terme final de l’aventure, l’aboutissement du déterminisme. Nous n’avons pas le droit d’invoquer l’avenir inévitable pour justifier un régime d’aujourd’hui, imparfait comme les autres (plus ou moins imparfaits, peu importe). À l’époque où l’humanité détient le moyen de se faire sauter elle-même, de rendre la vie impossible sur la planète, il faut une singulière confiance ou une singulière inconscience pour se mettre à la place d’un Dieu (auquel on ne croit pas) et regarder le happy ending par-delà les siècles obscurs. Même si nous faisions abstraction des risques et des périls qui tiennent à l’irrationalité des hommes, en dépit du caractère raisonnable de l’homme, l’invocation du sens de l’histoire (dans l’acception d’un avenir prédéterminé) serait encore illégitime : les traits du régime futur que l’on peut légitimement tenir pour inévitables, ne définissent aucun des camps aux prises ; on les imagine réalisés par la victoire aussi bien d’un camp que de l’autre. Croissance économique et universalité de la citoyenneté, bien-être collectif et égalité des individus sont concevables à l’horizon des démocraties occidentales comme des démocraties populaires.
De même, aucun des régimes qui se donnent pour objectif la réconciliation des hommes ne saurait être intégralement justifié ou radicalement condamné par la philosophie. Tous les régimes des sociétés industrielles comportent, à notre époque, une différenciation des groupes sociaux, que les instruments de production soient objet d’appropriation privée ou publique, aucun n’accomplit totalement l’idée d’une société sans classes ou de la reconnaissance de l’homme par l’homme. Tous se donnent, en termes différents, un but analogue. Il faut recourir à l’analyse socio- logique pour affirmer possible ou impossible, probable ou improbable, l’accomplissement par chacun de ces régimes de ses fins immanentes.
La dimension historique donne un sens nouveau à l’opposition du sophisme et du philosophe, de l’idéologue et du dialecticien. Mais elle ne change pas, pour l’essentiel, leur dialogue. Il y aurait changement essentiel si le dialecticien était autorisé à confondre un camp, un parti, un régime, avec la fin de l’histoire. Mais le dialecticien manquerait à la dialectique s’il opérait cette confusion, comme le philosophe manquerait à la philosophie s’il attribuait à un régime la dignité de l’idée. L’apport de la dimension historique, c’est la projection dans la durée du dialogue du particulier et de l’universel. C’est à travers le temps, à travers les luttes et la violence, et non pas seulement dans l’immobilité d’un dialogue éternel que se déroule la recherche de l’idée, que s’élabore la cité, dont les citoyens mèneraient une existence conforme à la fois à la moralité et aux lois positives.
PARTI UNIQUE CONTRE PARTIS MULTIPLES
Il ne résulte pas de ces analyses que l’enjeu des conflits historiques soit médiocre et que le philosophe puisse ou doive s’en désintéresser. Au contraire. Il importe grandement au philosophe que le pouvoir lui laisse le droit de réfléchir, de critiquer, ne lui inflige pas l’obligation d’exalter le réel.Tout ce que nous voulons dire c’est que l’Histoire, pas plus que l’idée, ne donne au philosophe le droit de transfigurer un régime et de maudire tous les autres, c’est aussi que la condamnation portée par le philosophe sur une institution se réfère à une norme formelle mais suppose un jugement sur les faits et les relations causales qui relève de la sociologie plus que de la philosophie. La délégation de la toute-puissance a un parti unique n’est pas et ne peut être le dernier mot de la politique, parce qu’elle élimine de la cité et prive de la liberté tous ceux qui n’appartiennent pas à cette minorité privilégiée. Mais on la juge historiquement (relativement) acceptable ou déplorable selon les résultats qu’on en espère, selon que l’on juge possible ou impossible, probable ou improbable, l’éclatement du parti unique et la restauration à tous de la citoyenneté. Le jugement que l’on porte sur le régime du parti unique ou le régime des partis multiples se fonde sur l’étude comparée et objective des institutions. Le philosophe, en tant que tel, peut seulement montrer ce qui manque à l’un et à l’autre pour atteindre pleinement leur fin proclamée. […]
Qu’il médite sur le monde ou s’engage dans l’action, qu’il enseigne à obéir aux lois ou à respecter les valeurs authentiques, qu’il anime la révolte ou inspire l’effort persévérant de réforme, le philosophe remplit la fonction de son état, à la fois dans et hors de la cité, partageant les risques, mais non les illusions du parti qu’il a choisi. Il ne cesserait de mériter son nom que le jour où il partagerait le fanatisme ou le scepticisme des idéologues, le jour où il souscrirait à l’inquisition des juges théologiens. Nul ne peut lui faire reproche de parler comme les puissants, s’il ne peut survivre qu’à ce prix. Conseiller du Prince, sincèrement convaincu qu’un certain régime répond à la logique de l’Histoire, il participe au combat et il en assume les servitudes. Mais s’il se désintéresse de la recherche de la vérité ou incite les insensés à croire qu’ils détiennent la vérité ultime, alors il se renie lui-même. Le philosophe n’existe plus mais seulement le technicien ou l’idéologue. Riches de moyens, ignorant les fins, les hommes oscilleront entre le relativisme historique et l’attachement irraisonné et frénétique à une cause.
Le philosophe est celui qui dialogue avec lui-même et avec les autres, afin de sur- monter en acte cette oscillation. Tel est son devoir d’état, tel est son devoir à l’égard de la cité.
Raymond Aron
Professeur à la Sorbonne