En 1962, alors que le général de Gaulle entreprend de réformer la Constitution en proposant par référendum l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct, Gaston Monnerville alerte sur le risque de déséquilibre des pouvoirs et appelle à un front commun des républicains.
À la tentative de plébiscite qui est en train de se développer, je réponds personnellement : non. Je réponds non, pourquoi ? Parce qu’il y a une violation délibérée, réfléchie, de la Constitution de la République.
En prenant la procédure arbitraire, je dis bien arbitraire de l’article 11 en matière constitutionnelle, on veut simplement se passer du Parlement, c’est-à-dire de la représentation nationale ; peut-être parce qu’on pense que le Parlement ne voterait pas le texte proposé, mais surtout pour montrer une fois de plus le cas qu’on fait de ces intermédiaires que la Grèce et Rome portaient si haut, et dont on parle aujourd’hui avec condescendance, voire avec mépris. C’est la volonté de passer par-dessus la représentation nationale qui fait que l’article 89 est laissé de côté et que l’article 11, qui n’a rien à voir en matière constitutionnelle est invoqué.
Tout cela est fallacieux. L’aveu nous a été fait qu’au fond on veut établir la démocratie directe. Il est enfantin de croire qu’après des siècles et des siècles de vie politique un pays comme la France, surtout une démocratie politique comme la France, voudrait aller à la démocratie directe. À qui fera t-on croire cela ? Non ! on a voulu violer la Constitution pour faire ce que l’on veut. Eh bien ! ce que l’on veut le voici. C’est provoquer le déséquilibre des pouvoirs.
La Constitution de 1958 contient l’équilibre des pouvoirs. J’ai engagé les Français à la voter parce qu’elle avait rétabli entre l’exécutif et le législatif ce que nous demandions depuis 1946 et que n’avait pas réalisé la Constitution de 1946.
Ce qui est grave et c’est cela qui détermine ma position, c’est que cette violation est symptomatique ; elle est symptomatique car elle démontre qu’elle est la marque d’une volonté délibérée, retorse, intelligente, constamment tendue vers le même but, vers le même objet : rompre l’équilibre des pouvoirs dans notre pays au bénéfice du Chef de l’État, en instaurant, ce que j’appelle moi, le pouvoir personnel. L’allocution prononcée à la télévision ne laisse, à mon avis, aucun doute là-dessus : il fallait, en effet, expliquer que c’est le Président de la République qui veut être la clé de voûte de toute l’institution.
Si par la procédure de l’article 11 le peuple français vote oui au référendum, retenez bien ce que je vous dis, il lui restera les yeux pour pleurer dans 18 mois ou 2 ans et il ira chercher la république et la démocratie ailleurs que dans son pays.
Il faut s’opposer sans merci à cette entreprise, car notre attitude, elle, est légale ; elle est constitutionnelle, elle est républicaine, elle est démocratique. Il faut s’y opposer de toutes ses forces, parce que c’est un devoir, un devoir sacré. Les moyens ? Il en est un qui appartient au Président du Sénat et qui est précisé dans l’article 61 de la Constitution. Qu’il me soit permis de dire combien j’ai été étonné des erreurs qui ont été dites ou écrites sur les pouvoirs constitutionnels qui appartiennent au Président de l’Assemblée nationale et au Président du Sénat.
Beaucoup de Français, je le dis avec émotion, c’est mon honneur, m’ont écrit pour me dire : nous comptons sur vous pour faire le barrage, nous savons que vous êtes un républicain, nous savons quel est votre attachement à la France. Mais beaucoup me donnent hélas, plus de pouvoirs que je n’en ai. L’article 31, en effet, dit que les Présidents des Assemblées peuvent saisir le Conseil constitutionnel, non pas de projets de lois déposés, non pas de propositions de lois déposées, mais ils peuvent saisir le Conseil constitutionnel de la constitutionnalité des lois une fois adoptées et avant leur promulgation. Veuillez relire l’article 61 de la Constitution.
Dans un cas comme celui de ce référendum, le vote aura lieu peut-être le 4 novembre. Le résultat étant proclamé, le Gouvernement promulgue ensuite au Journal officiel la loi qui, par hypothèse, est votée. C’est dans ce délai, entre la connaissance des résultats et la promulgation, que les Présidents d’Assemblées peuvent saisir le Conseil constitutionnel.
Que les républicains prennent leurs responsabilités dans ce combat, car c’est un combat. C’est un combat pour des idées, certes. Les idées passent avant les hommes surtout quand il s’agit d’idées aussi sacrées que celles-là, mais le triomphe de l’idée ne peut se concevoir que si les hommes, au coude à coude, font un front commun contre ceux qui veulent justement la vaincre. Front commun des républicains, je dis bien de toutes nuances, tous ceux qui croient en la République, tous ceux qui ont la foi en la démocratie, doivent s’unir, au Parlement, dans les villes, dans les communes, dans les villages, partout le Français doit se rendre compte qu’il joue l’avenir de ses libertés et consentir au besoin à se sacrifier pour elle.
Gaston Monnerville
Président du Sénat