Dans le numéro 34 d’avril 1897, Ernest Naville examine et répond aux objections à la représentation proportionnelle.
J’aborde directement l’examen des objections. Il en est une d’abord qui, sans avoir un contenu positif se formule ainsi : la représentation proportionnelle peut séduire comme une théorie spécieuse ; mais, au point 1de vue pratique, c’est « un rêve, un songe » , une pure utopie. On comprend que cette pensée pouvait se produire lorsque la réforme électorale n’avait encore été mise en pratique nulle part. Mais comment continuer à appliquer des désignations de cette nature à une réalité qui prend des proportions toujours plus considérables ? La demande de la représentation proportionnelle est si peu le produit de spéculations philosophiques qu’elle a toujours été suscitée par l’expérience des maux produits par l’application du principe majoritaire. Des faits positifs et nombreux justifiant cette affirmation, ont été réunis dans un mémoire lu par M. Georges Picot, à l’Académie des sciences morales et politiques, le 22 août dernier.
Ce qui maintient la pensée du rêve, de l’utopie, c’est que l’on admet que « la représentation proportionnelle sera fatalement une complication souvent inextricable dans les opérations électorales ». Cette affirmation est le résultat de l’ignorance des faits. De nombreuses élections faites d’après le principe proportionnel ont eu lieu, soit en Europe, soit en Amérique. Nulle part des difficultés pratiques n’ont été signalées. […]
Demander la représentation proportionnelle, c’est demander que, dans les corps représentatifs, les majorités factices produites par le système majoritaire fassent place à des majorités vraies. Pour cela, la réforme s’impose avec une irrésistible évidence. En résulte-t-il que le principe de cette réforme doive être appliqué à l’élection d’un gouvernement ? Non. Pourquoi non ? Parce que les fonctions des représentants de la nation et celles d’un gouvernement sont essentiellement différentes ; il est facile de le reconnaître. Si l’on admet la séparation des pouvoirs qui est, en théorie du moins, car la pratique lui donne souvent de fortes et funestes entorses, la base des constitutions des peuples libres, quelle est la fonction essentielle des assemblées représentatives (corps législatifs) ? Faire les lois et voter les impôts. Quelle est la fonction des corps exécutifs (gouvernement) ? Administrer, gouverner, dans les conditions posées par les corps législatifs qui sont la nation représentée. Ces fonctions sont manifestement diverses, et il importe de bien entendre qu’il en résulte une diversité nécessaire dans les principes électoraux. Je l’expliquerai en prenant un exemple entre ceux qui me sont bien connus.
Dans le canton de Genève, le corps législatif porte le nom de Grand Conseil, et le pouvoir exécutif est remis à un corps composé de sept membres nommé Conseil d’État. Ces deux corps sont, l’un et l’autre, élus directement par le peuple. Le Grand Conseil étant élu selon le système de la concurrence des listes, il fut proposé d’étendre le système à l’élection du Conseil d’État. Voici, à ce sujet, le résumé de considérations qui furent présentées dans le Journal de Genève.
Dans un pays arrivé à la démocratie pure, à qui appartient le choix du Gouvernement ? Au peuple. Comment se manifeste la volonté du peuple ? Sauf le cas d’unanimité qui n’est pas à prévoir, par le vote de la majorité. Dès que la majorité est requise dans une votation, il ne peut se former utilement que deux partis. L’existence de deux partis pour l’élection du Conseil d’État, comme pour la votation d’un plébiscite, est une nécessité qui résulte de la nature des choses. Divers groupes de citoyens ayant leurs représentants au Grand Conseil doivent se réunir dans une action collective pour choisir, entre les gouvernements possibles, celui que les uns estiment le meilleur et les autres le moins mauvais. Il s’agit d’obtenir une majorité ; un parti qui se scinderait en présence d’un autre demeuré compact serait certain d’être battu.
Il suffit de réfléchir un peu sur les fonctions d’un gouvernement pour comprendre qu’admettre le principe proportionnel pour son élection serait une erreur grave. L’administration, qui est la fonction du gouvernement exige de l’unité d’action. La représentation proportionnelle risquerait de donner un Conseil d’État incapable de gouverner. Est-ce à dire que ce corps doive être absolument homogène, ne renferme que des hommes d’une seule couleur ? Non. La présence sur une des listes de candidats proposés au peuple, de quelques hommes d’un autre parti que celui qui propose la liste peut être avantageuse ; mais il faut que le gouvernement renferme une forte majorité, majorité indispensable pour une bonne action administrative, et que les représentants d’un autre parti soient ce qu’on peut appeler des hommes compatibles, c’est-à-dire des hommes qui, tout en ne partageant pas toutes les vues de leurs collègues, et les éclairant de leurs lumières, comprennent que le devoir du Gouvernement est de gouverner dans le sens de la majorité à laquelle il doit son élection.
Il est encore une autre considération qui ne permet pas d’appliquer le principe proportionnel à l’élection du Gouvernement. Le Gouvernement doit remettre à ses membres la direction de divers départements. Si l’on n’admet pas que l’élection populaire soit une sorte de baptême accordant aux candidats élus une grâce suffisante pour remplir des fonctions quelconques, il faut que le Conseil élu renferme des hommes capables de diriger les divers départements. Ce résultat est obtenu par des listes proposées aux électeurs, listes dont les rédacteurs ont eu en vue cette nécessité de l’administration ; la représentation proportionnelle pourrait avoir un effet contraire.
Les considérations qui précèdent ne concernent directement que les États démocratiques où le pouvoir exécutif est confié à un corps composé de plusieurs membres. Elles ont cependant un objet indirect d’application lorsque le pouvoir exécutif appartient à un monarque ou à un président issu du suffrage populaire, comme c’est le cas aux États-Unis. Le dé- positaire unique de ce pouvoir, est obligé de choisir des ministres chargés, sous sa direction et sa responsabilité, de l’admi- nistration des diverses branches du service public. S’il est sage, tout en constituant un ministère d’accord avec la majorité du pays, il ne le choisira pas dans un esprit d’exclu- sivisme qui froisserait les sentiments d’une grande partie de la population, et il veillera à ce que la direction de chaque branche du service public soit remise à un homme bien qualifié pour remplir utilement les fonctions qui lui seront attribuées.
Le principe proportionnel est le seul qui puisse produire une représentation vraie du corps électoral ; mais le principe majoritaire, que l’on applique si malheureusement au choix des représentants, est le seul qui puisse produire un gouvernement réalisant les conditions nécessaires à l’exercice de son pouvoir. Il ne faut donc pas accuser la représentation proportionnelle d’être incapable de produire un bon gouvernement, puisque ce n’est pas dans le choix d’un gouvernement qu’elle trouve son application légitime. Présentée sous cette forme l’objection n’a aucune valeur, mais elle se relève et se présente sous une forme plus spécieuse.
On dit que l’accord des chambres représentatives et du Gouvernement est indispensable pour la bonne marche des affaires ; que cet accord ne peut résulter que de l’existence d’une ferme majorité parlementaire qui assure la stabilité du pouvoir, et on affirme que la représentation proportionnelle s’opposerait à la formation de cette majorité. C’est, si je ne me trompe, l’objection la plus forte dans la pensée des hommes politiques. Elle doit être examinée sérieusement.
Assurément il faut, pour que la machine politique fonctionne convenablement, qu’il y ait dans les chambres une majorité parlementaire stable qui appuie le Gouvernement. Bien qu’un corps législatif ne soit pas appelé à gouverner et que son intervention trop fréquente dans les matières d’administration soit contraire au principe de la séparation des pouvoirs et au bien public, il est cependant manifeste que, dans bien des occasions, dans le vote du budget spécialement, le pouvoir législatif prend des décisions qui sont de nature à faciliter à entraver, ou même à empêcher l’action du pouvoir exécutif. L’harmonie des deux pouvoirs est donc la condition absolue d’un état politique viable. Mais les élections représentatives faites selon le principe majoritaire ont-elles pour effet habituel de produire dans les parlements une majorité stable appuyant le Gouvernement, une majorité que des élections proportionnelles ne pourraient pas produire ? L’affirmer serait commettre une double erreur, une erreur d’observation et une erreur de prévision.
Une erreur d’observation d’abord. Les élections législatives se font en France et en Allemagne, selon le principe majoritaire. Voit-on dans les chambres françaises cette ferme majorité parlementaire destinée à assurer la stabilité du pouvoir ? Les changements fréquents de ministères ne sont-ils pas un des fléaux de la politique ? […]
Affirmer que la représentation des seules majorités a pour effet la formation d’une stable majorité parlementaire est donc une erreur d’observation. Affirmer que la représentation proportionnelle empêcherait la formation d’une telle majorité est une erreur de prévision. […]
Lorsqu’on se refuse à ce qu’un corps dit représentatif soit une représentation sincère de la nation, que veut-on ? Une majorité parlementaire qui ait pour principal souci de soutenir le pouvoir exécutif : le Gouvernement d’une république ou le ministère d’une monarchie. Mais est-ce là vraiment la fonction essentiellement des députés d’une nation ? N’y a-t-il pas dans cette manière de penser un surprenant oubli des intérêts vitaux de la société ? Ce qui importe aux citoyens beaucoup plus que le personnel du pouvoir, ce sont les lois et les impôts. Dans un État libre, le Gouvernement gouverne selon les lois, et ne prélève que les impôts consentis par la représentation nationale ; ce sont là les conditions dans lesquelles le pouvoir s’exerce. Or, la question de savoir dans quelles conditions le pouvoir s’exerce importe infiniment plus à la masse de la nation que celle de savoir quels sont les hommes qui exercent le pouvoir. Cependant on ne voit que trop souvent, sous l’influence de l’idée fausse et funeste que je suis occupé à combattre, les lois les plus importantes, et même les bases constitutionnelles de l’État, passer au second plan dans les préoccupations d’une assemblée et dans les controverses des journaux, pour laisser paraître au premier plan la convenance de soutenir le personnel d’un gouvernement ou de le renverser. Quand cette manière de voir déroule toutes ses conséquences, les délibérations parlementaires deviennent une vaine apparence ; les votes sont décidés d’avance par des hommes qui écoutent avec une impatience parfois scandaleuse les arguments les plus solides émis par les orateurs qui ne sont pas de leur parti. Le fait s’est réalisé avec éclat, et, plus d’une fois, dans la Chambre des députés de France, lorsque la question de la représentation proportionnelle y a été introduite. On peut ne pas s’étonner beaucoup des faits de cette nature lorsqu’on connaît les infirmités de la nature humaine ; mais ce qui est véritablement surprenant, c’est de voir cette misère considérée comme un état de choses normal. À l’occasion d’un pas timide fait dans la voie de la réforme par les Chambres italiennes, un des grands et sérieux organes de la publicité française n’a pas craint d’affirmer que la stabilité de l’administration est l’intérêt vital de l’État ; d’où résulte que la fonction essentielle d’une assemblée élue n’est pas de délibérer, mais d’être une machine de gouvernement et que les membres d’un Parlement, réunis en apparence pour discuter, ont le plus souvent et doivent avoir leur opinion faite d’avance. Il est impossible que la préoccupation exclusive de la lutte des partis fasse plus complètement oublier les intérêts généraux des peuples et l’essence même du régime représentatif.
Les adversaires de notre cause demandent le maintien du système électoral actuel pour assurer une ferme majorité de gouvernement. En admettant que leur but soit atteint, il ne peut l’être que pour la durée d’une législature. Aux élections suivantes, il peut arriver que le déplacement d’un nombre de suffrages relativement restreint opère un changement total dans la composition du parlement. L’opinion du pays aura subi une variation peu sensible et, à un corps législatif animé de certains sentiments en succédera un autre animé de sentiments directement contraires. Le système auquel on demande, sans l’obtenir, la stabilité du pouvoir pendant quelques années, produit donc la chance périodique de changements brusques qui atteignent parfois le caractère et les proportions d’une révolution légale. Pour assurer le repos momentané d’un ministère ou d’un gouvernement, on prive donc l’administration et la diplomatie de l’esprit de suite nécessaire pour assurer le bien et la dignité de l’État. Ce qui est plus grave encore, c’est qu’on établit dans la législation une instabilité sans rapport avec le mouvement vrai de l’opinion publique. À la suite d’une élection de parti, on voit souvent remanier d’une manière fondamentale des lois dans lesquelles il aurait suffi, pour répondre au vœu des populations, d’apporter peut-être quelques modifications légères. La législation ne doit pas être immobile, ce qui serait la négation de tout progrès, mais sa mobilité trop grande est un mal grave, souvent signalé par les publicistes sérieux. Que la fixité relative de la représentation, qui sera l’effet de son caractère proportionnel, doive produire la stabilité relative des lois, c’est une vérité parfaitement évidente. Avec de bonnes institutions électorales, le changement des lois sera graduel comme celui de l’opinion, tandis que l’institution actuelle est un vrai système de bascule. La balançoire est un instrument de jeu convenable pour les enfants, mais ce n’est pas un instrument politique favorable au bien d’un pays.
Je le demande en terminant ; que veulent les adversaires de la représentation proportionnelle ? Une majorité parlementaire autre que celle d’un corps qui représenterait l’ensemble de la nation, et par conséquent, une majorité qui puisse être en désaccord avec la majorité des citoyens. On demande donc des lois électorales qui permettent, ce n’est pas dire assez, qui provoquent la séparation du pays légal et du pays vrai. Les yeux des électeurs ont été longtemps fermés sur cette question, mais ils commencent à s’ouvrir. L’idée de la représentation proportionnelle se répand, et ceux même qui la font connaître pour la combattre contribuent à son succès. Les partisans de la réforme multiplient les calculs qui justifient leur principe. Ils démontrent, ou plutôt ils montrent, en faisant appel à l’expérience, que des statistiques irrécusables établissent que le résultat du principe majoritaire est le suivant : la vraie majorité du corps électoral n’obtient parfois que la minorité des représentants. Même dans le cas où c’est la majorité qui est représentée, la majorité parlementaire, qui a le droit de décision, ne répond qu’à une minorité souvent assez faible du corps électoral. Ces calculs, qui ne sont pas de simples théories arithmétiques, mais l’expression fidèle de faits très nombreux, se font en Angleterre, en France, en Suisse, aux États-Unis d’Amérique et dans l’Amérique du sud, en Allemagne, en Belgique, partout où fonctionne le régime représentatif. Qu’on y fasse sérieusement attention ! Ce n’est pas impunément qu’on peut répandre les principes de la démocratie et pratiquer un système qui les contredit. Dans l’état présent des sociétés politiques, maintenir le système actuel des élections, c’est semer des germes de révolution, c’est ouvrir la porte à ces usurpateurs qui congédient les assemblées parlementaires, s’emparent du pouvoir et, faisant sanctionner leur action par un vote populaire, où tous les citoyens auront leur part d’influence, déclarent : « Qu’ils ne sont sortis de la légalité que pour rentrer dans le droit. »
Il ne faut pas s’attendre à ce que la réforme électorale porte immédiatement tous ses fruits, parce que, pour la bien comprendre et pour bien l’appliquer, il faut rompre avec des habitudes séculaires, et que l’esprit ancien subsistera, pendant un certain temps, et nuira à l’intelligence du principe nouveau. Mais demander la représentation vraie, c’est semer dans le sol de la politique le germe d’un des plus grands progrès qui puissent être accomplis dans cet ordre de choses.
Ernest Naville
Philosophe