Dans un article paru dans le numéro 428 de juillet 1930, Georges Lachapelle plaide pour la représentation proportionnelle et en expose les raisons.
Les résultats si souvent singuliers et inattendus des élections législatives ont fait apparaître en pleine lumière les défauts du scrutin d’arrondissement. On s’en est vivement ému à la Chambre des députés où, paraît-il, la cause de la R.P. vient de recruter de nouvelles et précieuses adhésions. Tous les partis ont intérêt, ce qu’ils ne comprennent peut-être pas encore, à se rallier à une réforme qui rendrait impossibles les manœuvres et les coalitions. Pour être élu où réélu député, il faut obtenir la majorité absolue au premier tour et, au second, le plus grand nombre des suffrages exprimés. Or, ce second tour est précisément la cause essentielle des abus dont les victimes ont certes raison de se plaindre ; mais on ne pourrait cependant le supprimer purement et simplement sans aboutir à des injustices non moins criantes et sans exposer les candidats à tous les hasards.
Notre régime électoral offre l’inconvénient, sans parler de tant d’autres, de mettre tous les députés à la merci des compétitions et des surenchères. Aux élections générales de 1928, les ambitions locales ont fait surgir plus de 3.700 candidats. Il est résulté de cette multiplicité de concurrents 419 ballottages dans l’ensemble des collèges de la métropole et 6 dans les collèges coloniaux. Sur 612 députés à nommer, il n’y a donc eu que 187 élus au premier tour. Par suite du maintien de diverses candidatures entre les deux tours, la majorité absolue n’a été atteinte, au scrutin de ballottage, que par 300 députés environ ; dans les 117 autres circonscriptions, il n’y a eu que des majorités relatives et parfois infimes, sinon discutables. En ce qui touche ces 117 « mal élus », il est évident qu’une tactique électorale plus habile les mettrait hors de combat. Comme, en outre, les concentrations entre partis voisins deviennent de plus en plus difficiles et l’indiscipline des candidats de plus en plus grande, il faudrait s’attendre, si le scrutin d’arrondissement restait en vigueur aux élections générales de 1932, à de larges hécatombes de députés sortants. Jamais, en effet, les divisions n’ont été plus accusées dans les collèges électoraux, de même que dans les groupes parlementaires. Les querelles de clocher et les ambitions individuelles n’ont jamais été plus ardentes. Un nouveau parti « agraire » ne se forme-il pas déjà pour lutter contre tous les autres et n’annonce-t-il pas sa résolution de ne pas retirer ses candidats au second tour ? Il ne pourrait sortir d’une telle confusion, aggravée par une recrudescence de surenchère démagogique, d’une Chambre divisée à l’infini, impuissante et incapable de faire vivre un gouvernement. Ce serait, pour le régime parlementaire, un danger mortel. L’exemple de l’Italie et de l’Espagne est à cet égard des plus concluants.
Les élections législatives complémentaires ont démontré, avec plus de force encore, les vices du scrutin d’arrondissement. Dans onze collèges, sur trente-et-un appelés à remplacer des députés démissionnaires où décédés depuis le 1er juin 1928, il s’est produit un changement complet. Les socialistes ont gagné sept sièges dont cinq sur les radicaux-socialistes, deux autres à Issoudun contre un communiste et dans le collège de Montdidier longtemps représenté par un député radical. Les républicains de gauche ont gagné à leur tour sur les radicaux les deux sièges de Rocroy et de Gray ; ils auraient même conquis le siège de Rethel, si des divisions locales n’avaient pas éclaté entre les concurrents du candidat radical-socialiste, lequel n’a, du reste, été péniblement élu au second tour que par le tiers des suffrages exprimés. En ajoutant à ces pertes la défaite qu’il a subie à Lannion, le parti radical a donc perdu huit sièges depuis les élections générales de 1928.
Les deux échecs dont il a été victime à Bergerac et à Lorient ont fait l’objet de polémiques prolongées. À Bergerac, le candidat radical a obtenu à peu près le même nombre de suffrages que le député démissionnaire du même parti et il est arrivé en tête au premier tour. Mais son concurrent socialiste, qui n’occupait que le troisième rang, a refusé de se désister en sa faveur et il a été élu au second tour par une écrasante majorité, grâce à l’appoint des suffrages qui s’étaient portés, le dimanche précédent, sur un candidat conservateur.
À Lorient, la coalition des partis extrêmes s’est produite dès le premier tour : le candidat socialiste a été élu, le 4 mai dernier, par 8.784 voix, alors qu’il n’avait pu en recueillir que 4.013 au scrutin du 22 avril 1928. Il avait ainsi bénéficié d’un large appoint de suffrages provenant, à n’en point douter, des partis hostiles au radicalisme socialiste.
Comment éviter de pareilles coalitions qui, en se généralisant aux élections générales de 1932, pourraient faire perdre au parti radical-socialiste la plupart des sièges qu’il a conquis, en 1928, grâce à l’appoint des suffrages du S.F.I.O. ? C’est en vain que s’élèveraient des protestations véhé- mentes contre les manœuvres désespérées de la droite et des catholiques. Dans la Haute-Vienne, dans le Sud-Ouest, et dans le Midi, les conservateurs, lassés d’être traités en ennemis et de payer la rançon de leurs défaites, ont mieux aimé, à bien des époques, favoriser le succès d’un socialiste que subir la domination d’un radical. L’ancienne aventure du boulangisme et la campagne plus récente du nationalisme démontrent que l’attitude de la droite n’a rien d’inédit. Pour changer sa mentalité, il faut lui accorder la justice électorale à laquelle elle a droit, comme tous les autres partis. Le jour où on lui fournira le moyen d’être représentée dans les Chambres en proportion de sa force numérique, elle ne songera, évidemment, qu’a faire triompher son programme en votant pour ses propres candidats. Il n’existe pas d’autre remède que la R.P. pour mettre fin aux coalitions dont on a certes raison de s’alarmer, mais qui découlent fatalement d’un mode de scrutin favorable aux manœuvres les plus immorales.
Dans un pays où les partis se multiplient, le scrutin uninominal à un ou à deux tours ne permettra jamais aux candidats de soutenir des idées claires dans des programmes précis, ni de compter exclusivement sur leur propagande pour obtenir la majorité des suffrages. Ils doivent nécessairement se préoccuper des appoints de droite ou de gauche indispensables à leur succès. La question de la tactique électorale domine donc toutes les autres et fait naître des tractations dont le moindre défaut est de fausser le sens des élections et d’obliger les députés qui en profitent à conserver dans les Chambres une attitude équivoque. […]
Si l’on veut réaliser une sérieuse réforme électorale destinée à faire cesser les coalitions et les manœuvres, c’est à la représentation proportionnelle également juste pour tous les partis qu’il faut avoir recours. Nous en avons défendu le principe, dans la Revue politique et parlementaire, à maintes reprises et ce n’est pas le spectacle des divisions de la Chambre actuelle des députés qui pourrait modifier notre sentiment. […]
La première condition d’une réforme efficace est de faire élire les députés dans des circonscriptions qui devraient dépasser les limites de la plupart de nos départements. Si l’on accepte le principe du scrutin régional, le système à adopter n’offre plus qu’un intérêt secondaire. De même, si l’on veut bien reconnaître à tous les électeurs la parfaite égalité du droit de suffrage, il convient de renoncer à l’expédient du « panachage » qui est sans doute nécessaire quand on veut faire nommer les députés au scrutin de liste majoritaire, mais qui devient absurde sous le régime du scrutin proportionnel. […]
Au surplus, l’application de la R.P. est aujourd’hui si répandue en Europe que les discussions techniques n’offrent plus qu’une médiocre importance. Les systèmes compliqués ont été abandonnés ; on a retenu que ceux qui réalisaient la plus grande justice électorale et qui présentaient les avantages moraux les plus certains.
Si l’on veut, en suivant une méthode d’attribution des sièges toujours arbitraire, fixer d’avance le nombre des députés à élire dans chaque circonscription, on peut alors se rallier au système de D’Hondt. La formule en est bien connue, elle a pour objet de répartir les mandats de telle sorte que chaque député représente le plus grand nombre possible des suffrages exprimés et qu’aucun candidat ayant échoué ne représente un nombre de voix supérieur à celui d’aucun des élus. Mais on aboutira à des résultats satisfaisants que dans des collèges ayant à nommer un assez grand nombre de députés que nous fixerions volontiers à un minimum de quinze : il est en effet impossible de répartir les sièges d’une manière équitable s’il n’y a qu’un nombre restreint de mandataires à élire et un nombre de candidats assez élevé. Il n’est du reste pas contesté que le système de D’Hondt favorise les listes ayant obtenu le plus de suffrages et son auteur l’a même inventé dans ce but. […]
Dans les pays où les partis sont assez nombreux et où l’on a tenu à leur permettre de présenter des candidats ayant des chances de succès, on a renoncé toutefois au système de D’Hondt. L’Allemagne, la Hollande et la Tchécoslovaquie ont mieux aimé adopter le système du nombre unique, qui réalise l’idéal de justice électorale. Recommandé par l’illustre savant Henri Poincaré et ses collègues de l’Académie des sciences, expliqué et commenté dans les ouvrages que nous avons publiés avant la guerre, il est aussi simple que clair et ne peut soulever aucune objection d’ordre technique. Au lieu de déterminer le nombre des députés à nommer dans chaque collège, la méthode nouvelle consiste à fixer d’avance le nombre identique des suffrages nécessaires à une élection. Si l’on veut faire élire, par hypothèse, un maximum de 500 députés, on déterminera le nombre unique en divisant par 500 la somme des suffrages exprimés dans l’ensemble des circonscriptions. En supposant qu’il y ait eu 9 millions de suffrages exprimés, le nombre unique s’élèvera à 9 millions divisés par 500, c’est-à- dire à 18.000. […]
Sans doute l’application du nombre unique exige une organisation préalable des partis. Pour additionner leurs restes, il faut, en effet, que chacun d’eux présente, sous une commune dénomination dans l’ensemble des circonscriptions, les candidats dont il poursuit le succès. Mais cette obligation offre à nos yeux un très grand avantage : elle oblige les candidats d’une même opinion à se grouper et à s’unir ; elle tend à faire disparaître les candidatures équivoques, isolées ou soi-disant indépendantes. Chaque député sera élu sur un programme défini et devra siéger dans le groupement auquel il se sera volontairement associé. C’est ainsi d’ailleurs que se forment, dans tous les pays de régime parlementaire, les partis politiques appelés à exercer le pouvoir ou à le contrôler. […]
La réforme que nous défendons offrirait, en effet, aux députés sortants beaucoup plus de chances de réélection que sous le régime actuel. S’ils perdaient quelques suffrages dans leurs anciens collèges, ils en gagneraient d’autres dans une région beaucoup plus grande. Les querelles de clocher et les rancunes personnelles, les compétitions individuelles et les concurrences déloyales ne joueraient plus dans les élections législatives qu’un rôle effacé. […] Ne serait-ce pas un grand avantage moral que de mettre fin aux marchandages des désistements qui soulèvent parfois de véritables scandales ?
La R.P. intégrale constituerait en outre, un progrès indispensable à l’application loyale du régime parlementaire. On ne saurait trop le répéter : la discipline des partis organisés en est la condition essentielle. Un cabinet ne peut vivre que s’il est soutenu par une majorité ferme et stable. S’il est obligé de manœuvrer pour l’obtenir et la conserver, il ne cessera de s’affaiblir et, ce qui est plus grave encore, il usera ses forces et son autorité à apaiser les mécontentements, sinon les appétits, sans avoir le temps de gouverner dans l’intérêt national. Quand il se heurtera à des difficultés, il les ajournera, au lieu de les résoudre ; tous ses efforts tendront à préserver des récifs la barque ministérielle, afin de l’empêcher de sombrer. Il agira pour vivre, mais il ne pourra vivre pour agir. […]
La représentation proportionnelle est la réforme la plus efficace pour améliorer nos mœurs politiques et électorales. Elle est même la clef de toutes les autres.
Georges Lachapelle
Secrétaire général du Comité républicain pour la représentation proportionnelle