Pascal Marchand, professeur en Sciences de l’information et de la communication à l’université de Toulouse, analyse les discours de campagne électorale (sites web des partis, réseaux sociaux, débats d’entre-deux tours…). Il mobilise des outils de linguistique quantitative pour décrire aujourd’hui les programmes à l’élection présidentielle. Celui d’E. Macron est-il de droite ? Celui de M. Le Pen est-il centriste ? Celui de J.-L. Mélenchon est-il d’extrême gauche ? Est-ce que les extrêmes se rejoignent ? Autant de questions, et d’autres, auxquelles l’analyse textométrique peut donner des éléments de réponse.
Les programmes sont la référence de tout discours électoral. On aime imaginer qu’une élection démocratique est une confrontation de programmes. Pourtant, qui les lit ? A-t-on vraiment besoin d’analyser un programme pour animer une discussion politique, en famille, au café, dans une émission… On retiendra d’une élection les coups d’éclats et les faux pas. On discutera des stratégies, des postures, des habiletés… On expliquera ainsi les fluctuations de l’opinion du lendemain de l’élection précédente jusqu’au résultat final en passant par les échéances intermédiaires. Pourtant, quand viendra l’heure des bilans, c’est souvent le programme qui ressortira, ou du moins ce qui en reste dans les représentations collectives et médiatiques, pour évaluer ce qui a été réalisé ou non.
Analyser les programmes, c’est donc revenir à l’incarnation d’une vision du monde qui fonde un engagement et prend valeur de contrat. Et on peut les analyser de différentes façons. On peut, par exemple, se concentrer sur des thématiques choisies pour leur saillance dans l’agenda médiatique. On peut aussi se concentrer sur les personnalités qui ont les plus fortes probabilités d’atteindre le deuxième tour ou d’alimenter le troisième, celui des législatives, voire le quatrième, celui de la recomposition politique, ou encore le cinquième, celui des mouvements sociaux parfois annoncés.
Ici, le parti pris est de prendre tous les programmes disponibles1, dans leur intégralité, pour en calculer les distances et en définir des ressemblances et différences.
Il s’agit donc d’un calcul statistique portant sur du lexique. Et la méthode n’est pertinente qu’à condition d’admettre que les mots ont une importance représentationnelle, voire axiologique. Il faut, par exemple admettre que si la gauche radicale dit « migrant » quand la droite radicale dit « immigration », la thématique peut être la même, mais les positionnements sont au moins divergents et, en l’occurrence, opposés.
Ce sont ces mots, dont on peut imaginer qu’ils ont été pensés et soigneusement choisis, qui constituent une unité statistique et que l’on va croiser avec les programmes. Le corpus ainsi constitué est ici analysé avec le logiciel libre #Iramuteq développé par Pierre Ratinaud (université de Toulouse). Les résultats sont exposés avec davantage de détails en ligne : http://www.iramuteq.org/Members/pmarchand/les-programmes-font-ils-l2019election
Nous ne garderons ici que la représentation suivante :
On note tout débord que les distances lexicales ordonnent relativement bien les partis politiques traditionnellement marqués à droite et à gauche. Tout du moins, on identifie clairement une extrême gauche à qui succède, sur le graphique, une gauche, puis un centre gauche. Il y a ensuite une distance marquée avec un bloc de droite moins différencié.
L’analyse du lexique confirme que cette opposition repose sur des références traditionnellement associées à cette bipolarisation mais introduit des spécificités.
On a, tout d’abord, un lexique traditionnel de la gauche dans lequel les programmes puisent plus ou moins :
capitaliste, travailleur, écologique, capitalisme, profit, droit, patronat, salaire, égalité, humain, climatique, jeunesse, public, travail, milliardaire, média, grève, finir, communiste, citoyen, démocratique…
L’extrême gauche se caractérise essentiellement par un ancrage sur ses thématiques traditionnelles. Elle se distingue donc radicalement des autres programmes dans cet attachement aux thématiques qui fondent historiquement ses engagements et son identité sans chercher à coller à l’agenda médiatique. Cette différenciation poussée à l’extrême représente un risque d’incomparabilité vis-à-vis de tous les autres, et par conséquent de disqualification possible dans la compétition électorale.
Les autres programmes vont davantage jouer sur la tension entre le distinctif et l’acceptable2 : il faut convaincre de ses similitudes tout en démontrant ses différences3. Viennent donc ensuite des programmes qui se distinguent clairement des deux précédents par l’intégration de thématiques issues de l’agenda médiatique. Les programmes de F. Roussel et J.-L. Mélenchon sont très proches dans leurs lexiques. Cela ne signifie pas qu’ils développent les mêmes analyses et préconisent les mêmes mesures. Des nuances importantes peuvent exister. On note, par exemple, une insistance de F. Roussel sur l’emploi, la jeunesse et le service public, et de J.-L. Mélenchon sur l’écologie et le changement des institutions politiques. Mais les distances entre les deux sont moins grandes qu’avec tous les autres programmes.
Le programme de Y. Jadot occupe une position centrale et fait une sorte de nœud entre les précédents et les suivants. Il s’agit d’un vocabulaire social et écologiste, plus conceptuel que les précédents, avec davantage de verbes déclaratifs, de valeurs et notions générales, et moins de références à des domaines concret. La proximité avec A. Hidalgo est claire (ce qui, encore une fois, n’empêche pas des nuances importantes) mais également avec deux autres programmes : celui de la Primaire populaire et celui des Jeunes avec Macron. Si l’on ne s’en tient qu’aux programmes, le projet de la Primaire populaire, incluant A. Hidalgo et Y. Jadot, n’était donc pas une aberration. Et il pouvait également intégrer celui des Jeunes avec Macron, qui se situe ici dans une proximité lexicale certaine.
Les six programmes suivants marquent une opposition significative avec les six précédents. Il apparaît clairement qu’ils se situent tous dans une grande proximité lexicale autour d’un nœud constitué par N. Dupont-Aignan. Ces programmes puisent plus ou moins dans le lexique typique de la droite :
Français, France, étranger, famille, familial, immigration, excellence, ville, pays, mériter, patrimoine, délinquant, prison, peine, transmission, technologie, retraité, assimilation, constat, simplifier, expulser…
On note donc que le programme d’E. Macron prend ses distances avec le lexique des Jeunes avec Macron pour se rapprocher du vocabulaire de la droite. Il y a donc d’un côté un candidat qui puise largement dans un lexique libéral et conservateur et qui, d’un autre côté, est soutenu par un mouvement qui diffuse un lexique social et écologiste.
Ce qui se joue ici est peut-être la fin de la consistance doctrinaire : la place des valeurs et des convictions s’efface devant la réalisation de l’objectif à court terme. On observe également, contre toute attente, que le programme d’E. Macron évite le vocabulaire financier.
Le programme de V. Pécresse est, contrairement à ce qu’on observait avec E. Macron, très proche de celui publié par son propre parti (non-représenté dans cette analyse), mais il est largement écrit à la première personne (et ce sera également le cas des programmes de M. Le Pen et E. Zemmour). Le risque, avec le suremploi du « je », est de polariser l’auditoire sur sa personne (en l’occurrence, son « courage »). Tant que la personne, on pourrait dire la personnalité, répond aux attentes du groupe, c’est au bénéfice de la candidate. Que la personne (ou la personnalité) s’éloigne des attentes du groupe ou introduise le doute, et c’est toute la dynamique de campagne qui en pâtit. L’usage du « nous » (typique de Y. Jadot) ou l’absence de pronoms personnels (pour désigner des objets ou des adversaires comme le font certains à gauche) présente, de ce point de vue, moins de risque.
Les programmes de M. Le Pen et d’E. Zemmour, enfin, sont très proches lexicalement. Ils ont recours à un vocabulaire identitaire et sécuritaire, et évitent l’écologie mais également l’économie. On les distinguera néanmoins par une insistance de M. Le Pen sur l’islamisme et la civilisation (mais elle évite le mot « femme ») quand E. Zemmour préfère parler d’immigration et de souveraineté (mais il évite le mot « jeune »). Si la « candidate du pouvoir d’achat » s’est imposée dans le débat, cela ne transparait pas dans les spécificités lexicales de son programme, finalement très proches de celui de 2017.
La proximité lexicale de ces six derniers programmes est une nouveauté. Lors des précédentes élections, il y avait une distance plus grande entre les partis de droite qu’on disait « républicaine » et « extrême ». Aujourd’hui, les frontières entre les programmes ne sont plus aussi claires. Tout semble se passer comme si des notions, autrefois qualifiées « d’extrémistes », étaient devenues acceptables pour les « modérés ». Des spécialistes pourraient peut-être invoquer un élargissement de la « fenêtre d’Overton ». Mais il n’y a qu’à droite qu’on n’observe cette dynamique à rendre acceptable des notions autrefois inacceptables. A gauche, les partis « radicaux » gardent leur spécificité lexicale, ne cherchent pas à se rendre acceptable, et les différences imprègnent davantage les discours des divers mouvements.
Ces programmes ne sont finalement pas que des lexiques ; ce sont des territoires à construire, à conquérir, à occuper. Il faut occuper l’espace discursif avec son lexique, l’imprimer dans les interviews, les débats. Il faut en faire une marque acceptable, distinctive, identitaire. On a affaire à une véritable « conquête lexicale ». Et cette conquête va marquer la campagne pour culminer dans le débat d’entre-deux tours4.
A ce propos, on pourrait jouer à prévoir, dans une logique de programmes, les reports de voix entre les deux tours. A l’intérieur du bloc de droite, les graphiques montreraient une logique à se reporter sur E. Zemmour, M. Le Pen, N. Dupont-Aignan, V. Pécresse, J. Lassalle ou E. Macron qui partagent plus ou moins le même lexique. De même, il y aurait une logique à ce que les reports se fassent facilement entre F. Roussel et J.L- Mélenchon et aussi avec Y. Jadot et A. Hidalgo, peut-être plus difficilement avec N. Arthaud et P. Poutou.
Mais les reports ne sont pas uniquement logiques. La statistique a bien montré que les Jeunes avec Macron ne devraient pas voter pour E. Macon : ils ne puisent pas du tout dans le même lexique et occupent donc des territoires très éloignés. L’analyse statistique des programmes ne permet pas d’expliquer ce phénomène. Si les reports ne sont pas logiques, ils sont sans doute psychosociologiques.
Pascal Marchand
Professeur en Sciences de l’information et de la communication
Laboratoire d’Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales
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- On peut donc ajouter, aux douze programmes officiels, celui des Jeunes avec Macron, intitulé « parce que c’est notre projet » et qui préfigurait le programme du candidat sortant. On ajoute également le programme de la Primaire populaire, qui a constitué un moment important de la campagne. ↩
- Pascal Marchand, Pierre Ratinaud, « Entre distinctivité et acceptabilité: Les contenus des sites Web de partis politiques », Réseaux, 204 (4), 2017, 71-95. ↩
- Jessica Mange et Pascal Marchand, « Convaincre de ses similitudes tout en démontrant ses différences : un exemple d’analyse automatique des débats internes au PS », in L. Baugnet & T. Guilbert (eds), Discours en contextes, Paris , PUF, 2011, 87-101. ↩
- Pierre-Olivier Dupuy, Pascal Marchand, « Les débats de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle française (1974-2012) au prisme des stratégies discursives : du monopole du cœur à la doxa économico-comptable », Mots. Les langages du politique, 112 (“Discours présidentiels et de présidentielles”), 2016, 69-80. ↩