Dans un article d’août 1894, paru dans le numéro 2 de la Revue politique et parlementaire, Charles Gide déplore le manque d’intérêt de la France pour le téléphone, son sous-équipement par rapport à d’autres pays et reproche à l’État sa politique en la matière.
M.Jules Lemaitre place dans la bouche d’un des héros de son roman Les Rois un mot qui fait fortune : « Ce qui me plaît dans Paris, c’est que tout y arrive cent ans plus tôt qu’ailleurs. » Ce compliment a agréablement chatouillé la fibre des Parisiens, et même celle des provinciaux qui prennent toujours une petite part des compliments adressés à la capitale. Il y aurait fort à dire sur ce propos. Contentons-nous de faire remarquer que dans le modeste domaine qui fait l’objet de cet article le compliment n’est rien moins que mérité. En fait de téléphones, Paris et la France sont, non point en avance, mais déplorablement en retard sur toutes les autres nations. Une statistique internationale, si elle était faite – heureusement elle ne l’a pas été encore nous couvrirait de confusion.
Contentons-nous de quelques chiffres.
Il n’y a pas en France 20.000 abonnés au téléphone : la petite Suisse en a presque autant que nous, 15.000, quoique sa population soit treize fois moindre. L’Allemagne en a plus de trois fois plus, 65.000 !
Prenons quelques villes : par exemple, Genève et Montpellier dont les populations sont précisément égales, 70 à 72.000 habitants chacune. Montpellier a 48 abonnés, Genève en a 2.503, cinquante fois plus et le parallèle entre presque toutes les villes françaises et suisses serait à peu près le même. Paris lui-même n’occupe pas une situation beaucoup plus brillante : il a 6.000 abonnés, trois fois moins que Berlin qui en a 18.000, quoique la population de la capitale d’Allemagne soit inférieure d’un tiers, moins même qu’à Hambourg qui en compte plus de 8.000 et dont la population n’est que le huitième de celle de Paris ! Si nous prenions les villes d’Italie, la comparaison, quoique moins défavorable à notre pays, le serait encore beaucoup trop.
À quelle cause devons-nous attribuer une semblable infériorité ? Est-ce indifférence ou ignorance des Français pour une des plus merveilleuses inventions de ce siècle ? En partie sans doute. Il y a, quoi qu’en dise M. Jules Lemaitre, beaucoup plus de misonéisme dans notre tempérament national qu’on ne le croit. J’ai entendu un représentant éminent de notre Université, lorsqu’il a été question d’installer le téléphone dans le palais universitaire, dire calmement qu’il ne voyait pas à quoi cela pouvait servir ! J’en ai entendu un autre – plus drôle – dire que cette invention ne conviendrait jamais à des gens aussi sociables et aussi agréables causeurs que les Français et qu’il fallait laisser aux étrangers cet étrange mode de conversation qui consiste à crier allô ! allô ! dans une boîte. Une explication moins facétieuse, c’est que pour les Français le temps n’est peut-être pas une « monnaie » aussi précieuse et qu’ils économisent avec autant de soin que nos voisins.
Toutefois, la véritable cause n’est pas là. L’obstacle vient de l’État. C’est lui qui, après avoir enlevé les téléphones à la Société particulière qui les avait introduits en France, sous prétexte d’en faire un service public, l’a tué net. Et c’est là, soit dit en passant, un fâcheux argument à fournir aux adversaires du socialisme d’État. Le prix qu’il a fixé pour l’abonnement au téléphone le rend en effet inaccessible à tous autres qu’aux gens très riches ou à ceux qui sont dans les affaires. Le prix d’abonnement est de 200 fr. par an, plus les frais de pose des fils à raison de 150 fr. par kilomètre, plus les frais d’achat de l’appareil que l’État ne fournit pas et qu’il faut payer environ 150 fr. On voit qu’il faut compter pour la première année une somme de 4 à 500 fr., et 200 fr. chacune des années suivantes. En Suisse, le prix est de 120 fr. la première année, 100 fr. la deuxième, et 80 fr. à partir de la troisième année. Et la commission législative vient de proposer de l’abaisser à 100, 70 et 60 fr., ce qui sera probablement adopté. Voilà tout le secret de la différence.
À cela que répond l’État ? – Que le nombre des abonnés augmente et j’abaisserai les prix ! C’est un raisonnement saugrenu. Il est évident que c’est, à l’inverse, à l’État à abaisser d’abord le prix et alors on verra le nombre des abonnés augmenter rapidement comme dans les autres pays. II serait plus logique au contraire de le faire payer très peu là où il y a très peu d’abonnés et beaucoup plus là où les abonnés sont beaucoup plus nombreux. Qu’on réfléchisse en effet que le téléphone est un instrument qui présente ceci de particulier que son utilité va en progression géométrique suivant le nombre des abonnés. Quand, dans une ville comme Montpellier ou un grand nombre de villes françaises, il n’y a qu’une quarantaine d’abonnés, son utilité est presque nulle. J’ai fait le compte que chacune des rares conversations téléphoniques dont je saisis l’occasion me revient à 2 fr. : à ce taux, il serait plus économique de prendre un fiacre à l’heure et d’aller causer à domicile ! Dans ces conditions, le téléphone n’est pas une économie de temps et d’argent : c’est un luxe onéreux. À l’étranger, un médecin sans téléphone serait un médecin sans clients. Chez nous nos médecins n’en ont point et à quoi leur servirait-il, en effet, puisque leurs malades n’en n’ont pas davantage ? Mais là au contraire où le réseau téléphonique relie presque tous les habitants d’une ville, son utilité devient telle que ceux qui en ont pris l’habitude ne conçoivent plus la vie comme possible sans cet admirable instrument de communication.
Si donc l’État ne prend pas l’initiative d’un abaissement du prix, non seulement le nombre d’abonnés n’augmentera pas, mais encore il diminuera : déjà beaucoup qui s’étaient inscrits parce qu’il faut bien que quelqu’un commence, las de voir qu’ils restent dans un perpétuel tête-à-tête, se font rayer de la liste. L’État pourrait – et c’est, je crois, une mesure qui est à l’étude, – par le moyen d’un compteur téléphonique, ne faire payer chaque abonné qu’en proportion des conversations qu’il peut entre- tenir : ce serait déjà un progrès. Toutefois, la solution la plus simple est toujours la meilleure et le plus simple serait certainement d’abaisser les prix au moins de moitié. Cela ne suffirait pas encore ; il faudrait que l’État se chargeât lui-même de la pose des fils et de fournir l’appareil sinon gratis, du moins moyennant un prix de location faible, comme font les Compagnies de gaz pour leurs compteurs. À 20 fr. par exemple de prix de location, l’abonné n’aurait pas à faire une mise de fonds onéreuse et l’État retirerait un bel intérêt de son argent, car les appareils téléphoniques ne représentent en réalité qu’une valeur très inférieure à celle où on les vend aujourd’hui. Alors on verra le nombre des abonnés doubler et décupler et l’État, loin d’être en perte, y gagnerait. À quoi lui sert-il actuellement d’entretenir un ou deux employés pour mettre en communication une douzaine d’abonnés ?
On a émis la crainte que le développement des correspondances téléphoniques ne fît une concurrence fâcheuse au télégraphe. C’est même pour cette raison que l’État a exproprié la Compagnie des téléphones – à peu près comme la Compagnie du chemin de fer du Midi avait pris le canal du Midi, – à seule fin d’en arrêter le trafic. Mais l’expérience des autres pays nous montre que cette crainte n’est pas fondée. En Suisse même, où le développement est si grand, le nombre des télégrammes a suivi néanmoins la progression normale. Ces deux moyens de communications entre les hommes civilisés ne se contrarient pas ; ils se complètent.
Nous nous permettons donc d’appeler sur cette question l’attention de M. le ministre du Commerce. Il ne s’agit pas ici évidemment d’une grande réforme sociale ; toutefois, une petite réforme comme celle-ci vraiment démocratique, puisqu’elle permettrait aux fortunes modestes de participer aux bienfaits d’un nouvel instrument de civilisation – tout en permettant à l’État de faire une bonne affaire – n’est pas de celles qu’un ministre ait la chance de rencontrer tous les jours sur son chemin.
Charles Gide
Professeur à la Faculté de droit de Montpellier