Comment en est-on arrivé là ? Les Communautés européennes, dans la première décennie de leur existence, s’imposaient comme une magnifique aventure, la première esquisse d’une Europe réconciliée après ces deux grandes guerres civiles européennes que furent les deux guerres mondiales – et elles contribuèrent à l’édification d’un barrage efficace face à l’impérialisme soviétique, préservant ainsi la liberté des peuples d’Occident.
Aujourd’hui, l’Union européenne semble exaspérer les opinions publiques des États-membres ; la rupture qui s’opère, en son sein, entre gouvernants autistes et gouvernés préoccupés de leur survie, n’est pas sans évoquer l’état de l’empire soviétique à la veille de la chute du Mur de Berlin.
À l’apogée du système de Yalta, avant le grand retournement des années 1989-1990, l’alliance de l’Est – qu’on la dénomme pacte de Varsovie ou, selon la terminologie chère à Leonid Brejnev, communauté des États socialistes – agissait comme si elle détenait le monopole de la vérité ; elle légitimait la totalité de ses actions par rapport à une idéologie dont elle était le seul interprète. Ainsi des interventions périodiques des forces armées du pacte au nom de la pseudo-doctrine de la souveraineté limitée. L’alliance occidentale unissait des régimes pluralistes tendus vers la poursuite ininterrompue de l’utopie démocratique et qui acceptaient la dénonciation publique des écarts entre la pratique de leurs gouvernants et l’idéal inscrit dans leur charte fondatrice.
Aujourd’hui, le problème occidental naît de la volonté apparente des élites dirigeantes et des médias qui les accompagnent dans l’exercice du pouvoir d’imposer une ligne politique et idéologique aux gouvernés et de stigmatiser comme immature ou immorale l’expression de la volonté desdits gouvernés lorsqu’elle n’est pas conforme à la ligne préétablie. Sous la guerre froide, on ne pouvait que constater l’aliénation des peuples de l’Europe de l’Est écartés de toute participation à la décision au nom du règne de l’idée et des tables de la loi marxistes. L’aliénation serait plutôt aujourd’hui du côté des peuples d’Occident, au sein de l’Union européenne ; la réalité serait aujourd’hui le contournement des gouvernés par les élites dirigeantes en Occident – avec l’exemple emblématique du rejet de la constitution Giscard en 2005 par les citoyens de France et des Pays-Bas et la reprise de ses dispositions par traité trois ans plus tard.
Les effets de « l’intégration fonctionnelle » : la question de la souveraineté
On peut considérer, il est vrai, que les opinions publiques et les souverainetés nationales des États européens étaient contournées, dès l’origine, au nom de « l’intégration fonctionnelle », la méthode choisie par les Pères fondateurs des Communautés. Dans sa déclaration du 9 mai 1950, Robert Schuman dit son scepticisme pour les constructions d’ensemble, sa préférence pour les « réalisations concrètes créant une solidarité de fait » – telle que l’intégration des industries du charbon et de l’acier, « ferment d’une communauté plus large et plus profonde ». L’Europe « ne se fera pas d’un coup » par un acte purement politique, par quelque constitution des États-Unis d’Europe, mais par le dépérissement progressif de l’État national, une lente érosion des souverainetés. La démarche politique sous-jacente de Robert Schuman est dans le droit fil de l’approche « fonctionnaliste » – un exemple unique dans l’histoire des relations internationales de l’influence directe d’une théorie d’origine universitaire sur les modalités de création d’une organisation internationale.
La réflexion développée à partir de 1933 par l’école fonctionnaliste procédait de l’échec de la Société des Nations. Elle a directement influencé le co-fondateur des Communautés, Jean Monnet, lui-même ancien secrétaire général adjoint de la SDN, qui avait rencontré l’initiateur du fonctionnalisme, le Britannique David Mitrany, à Londres pendant la Deuxième Guerre mondiale. Selon Mitrany, la SDN avait échoué parce qu’elle avait attaqué de front les souverainetés. Or la création d’une organisation internationale générale ne permet pas nécessairement de dépasser l’État national.
Le dépassement des souverainetés ne peut être que la conséquence d’une intégration internationale « en profondeur », et c’est cette intégration qu’il importe de faciliter en développant la coopération internationale dans les domaines d’intérêt commun – techniques, économiques, sociaux.
Le fonctionnalisme n’est pourtant pas une théorie de la coopération technique, mais une théorie essentiellement politique. Il considère l’État-nation comme trop étriqué pour résoudre les problèmes techniques, économiques, sociaux. Il préconise la restructuration de la société internationale, la substitution au cloisonnement territorial « vertical » entre États de structures d’action « horizontales », d’administrations internationales « fonctionnelles ». Ainsi seront progressivement et « sans douleur » dépassées les souverainetés. L’État sera peu à peu dépouillé de ses compétences. Au terme d’une évolution longtemps considérée comme anodine, le point de non-retour sera atteint : le domaine de la coopération sera devenu si dense que les soldats et les diplomates auront laissé place aux administrateurs et aux techniciens, les rapports entre chancelleries aux contacts directs entre administrations techniques, la défense des souverainetés à la solution pragmatique des problèmes concrets.
En fait, dès les premières années de la construction communautaire européenne, la vision politique du fonctionnalisme a été démentie. Il n’est pas vrai qu’une série de délégation de compétences finisse par vider l’État de sa substance et par créer une politique supranationale. Il n’y a pas érosion à l’infini de la souveraineté : arrive un moment où la délégation de compétences est directement politique ou politico-militaire, où le bloc monolithique de la souveraineté est en jeu : alors s’affrontent partisans et adversaires de la délégation de souveraineté, comme en 1954, dans l’affaire de la Communauté européenne de défense.
Par la suite, la réalité de la construction européenne n’a cessé de se réfléchir sur la théorie fonctionnaliste comme dans un jeu de miroirs : les héritiers de David Mitrany ont voulu tirer la leçon des vicissitudes de l’intégration européenne, des crises traversées par les Communautés ; ils ont reconsidéré leur démarche initiale, trop optimiste par la progression automatique, la « spirale ascendante » qu’elle établissait de l’économique au politique. Un « coup de pouce » politique était décidément nécessaire pour accéder à l’union politique ; il n’existe pas de processus fédératif sans douleur et par automatisme. La théorie fonctionnaliste se rapprochait du processus juridico-politique classique, fondé sur le volontarisme des acteurs, des décideurs. Elle aurait pu finalement être compatible avec une construction européenne de type fédéral – tant que l’aventure communautaire était limitée aux six États fondateurs, avant d’être submergée par les élargissements successifs.
L’approche fonctionnaliste a cependant provoqué un profond effet pervers dans la distribution des compétences entre l’Union européenne et les États-membres, c’est-à-dire les organisations politiques des nations présentes au sein de l’Union. Au regard du fédéralisme classique, l’Europe de Bruxelles a, pour reprendre le mot de Bismarck sur l’Europe de 1871, « la tête en bas et les pieds en l’air »… L’Union ne cesse de s’ingérer dans la vie interne des États-membres, dans les compétences qui, dans le fédéralisme classique, relèvent naturellement et exclusivement des États fédérés : le gouvernement français de Jean-Marc Ayrault découvre, avec émotion, le 29 mai 2013, la liste détaillée des réformes qui lui sont assignées par la Commission européenne pour lutter contre son « déficit budgétaire excessif » et le « déclin de sa compétitivité ». Par contre, l’Union est incapable d’assumer les compétences diplomatiques et stratégiques qui sont le propre de toute instance fédérale : la politique étrangère de l’Union reste, le plus souvent, le mutisme d’une seule voix ; on ne peut que constater avec surprise que l’Union n’a même pas exigé des États candidats qui se drapaient dans un statut de neutralité ou de non-alliance une renonciation à ce statut afin qu’ils puissent vraiment prendre part à une politique étrangère ou de défense commune !
L’intégration fonctionnelle s’est néanmoins développée, au fil des révisions successives des traités fondateurs, qui ont élargi les compétences de l’Union, mais aussi de leur interprétation par la Cour de justice de l’Union. Deux caractéristiques majeures du droit de l’Union – l’effet direct et la primauté – ont été très tôt définies par la jurisprudence de la Cour. Tout justiciable peut ainsi mettre en cause, devant sa juridiction nationale, une règle nationale contraire à une règle de l’Union.
Dans cet élan, la tentation a été forte de passer du contournement des souverainetés nationales à leur dissolution, voire à l’invention d’une souveraineté européenne1.
L’antagonisme entre l’État fédéral et la Confédération d’États – la souveraineté résidant dans le noyau fédéral ou dans les entités confédérées – serait dépassé ; la réalité de l’ordre juridico-politique européen serait à rechercher non dans des catégories immuables depuis les traités de Westphalie, qui seraient autant de vieilles lunes, mais dans la « fédération » qui serait un mouvement, sans précédent historique, étranger à la substance étatique – d’où l’oxymore de « fédération d’États-nations », cher à Jacques Delors puis repris, dans son discours sur l’état de l’Union du 12 septembre 2012, par José Manuel Barroso qui, lorsqu’il présidait la Commission de l’Union, aurait voulu l’encadrer par un nouveau traité d’union politique. En fait, la proposition Barroso ouvrait une autre voie, plus conforme au fédéralisme classique : le passage à l’État fédéral européen ne dépendrait plus d’un processus mais d’un projet. Non un processus : celui de l’intégration fonctionnelle, poussée à sa logique ultime, celui d’une « souveraineté européenne » atteinte « sans douleur », et sans que les peuples aient à intervenir. Mais un projet, librement discuté et approuvé par les gouvernements des États-membres… et les électeurs européens.
Le président français Emmanuel Macron, dans son « discours de la Sorbonne » du 26 septembre 2017, présente l’originalité de rester fidèle au projet européen originaire, à « l’Europe rêvée » des années 1950. Il semble préconiser un acte de volonté pour la refondation d’une Europe politique des États, dont l’architecture n’a jamais été réellement dessinée – mais il énumère un catalogue de nouvelles agences européennes, une « boîte à outils » comme aurait dit son prédécesseur, avec le souhait maintenu d’une coordination des politiques économiques et d’un budget de la zone euro (… au risque d’effrayer le contribuable allemand). Avec aussi une attaque en règle contre les grands partis européens existants : Emmanuel Macron leur tend l’exemple des dernières élections législatives en France et met en branle un mouvement de « marcheurs » aux dimensions du continent. Mais le président français n’est pas parvenu à fracturer l’internationale conservatrice, le parti populaire européen, dont il aurait aimé détacher la démocratie chrétienne allemande. Ses appuis se limitent, pour l’heure, à des partis originaux par leurs programmes mais minoritaires – les libéraux belges, « Démocratie 66 » aux Pays-Bas et « Ciudadanos » en Espagne. Et sa proposition de l’élection d’une partie du Parlement européen sur des listes transnationales a été repoussée…
L’aspiration à un « état de droit international » : la question de l’identité
Les « élites dirigeantes » de l’Union européenne semblent toujours communier dans les illusions de la première après-guerre froide, des dix années qui ont suivi la chute du Mur et la guerre du Golfe pour la libération du Koweït. Un nouveau système international se faisait jour, caractérisé par l’aspiration à un « État de droit international ». L’utopie de Kant – cette communauté universelle des droits de l’homme, cette communauté « cosmopolitique », qui serait présente, virtuellement et comme en « pointillés » dans les consciences – semblait se concrétiser, deux siècles après avoir été pensée par le philosophe de Königsberg. La mise en place des tribunaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, la création d’une Cour pénale internationale, la chasse aux anciens dictateurs, la banalisation du discours sur le « droit d’ingérence » le montraient : l’esprit du temps était bien à l’établissement d’un « État de droit international », fondé sur des États de droit nationaux et sur l’exclusion des « nations non républicaines », pour reprendre le vocabulaire de Kant.
Mais la mise en œuvre de ce grand projet révélait de nombreuses contradictions. D’une part, le droit d’ingérence est très sélectif : il s’arrête devant les membres les plus puissants de la communauté des États ; et l’application du droit d’autodétermination est parfois incohérente : pourquoi reconnaître si rapidement l’implosion de l’ex-Yougoslavie et imposer une structure étatique artificielle à la Bosnie, cette Yougoslavie en réduction ? D’autre part, les décalages de civilisation, d’éthique sont trop grands, d’un continent à l’autre, voire d’une nation à l’autre, pour que la révolution dans les esprits soit la même partout. Le risque était que la nouvelle éthique internationale apparaisse comme imposée par l’Occident, non sans une certaine arrogance, comme dans l’affaire du Kosovo. La révolution kantienne n’aurait alors abouti qu’à un « droit-de-l’hommisme » hégémonique de l’Occident, un nouveau « cercle des nations civilisées » à la manière du XIXe siècle, une nouvelle démonstration de la bonne conscience occidentale.
La contradiction majeure est née de l’intensification des flux migratoires. Un siècle plus tôt, une Europe surpeuplée se transportait vers le reste du monde, souvent vide d’habitants.
Ces flux sont désormais inversés : les nations d’Europe et d’Occident, qui n’assurent plus leur continuité démographique, deviennent les terres promises des peuples de la périphérie internationale, en surnombre dans leurs régions d’origine et fascinés par ce qui subsiste de l’État providence européen.
Certains dirigeants du Tiers monde en viennent à brandir l’arme démographique, comme les chantres de l’impérialisme à la Kipling célébraient le triomphe de l’homme blanc. Le choc est rude, non seulement sur le « modèle républicain » français, particulièrement menacé par ces flux migratoires, mais aussi sur les autres nations européennes ou occidentales, même lorsque leur principe n’est pas l’assimilation mais la juxtaposition de communautés séparées.
De l’utopie de la communauté universelle des droits de l’Homme est née notre présente « religion séculière » des droits de l’Homme. « Les droits de l’homme sont devenus notre religion civile », constatait François Furet. Le grand juriste Jean Carbonnier confirmait : la morale des droits de l’Homme revêt les signes d’une religion d’État. Notre collègue Jean-Louis Harouel montre que le « millénarisme des droits de l’Homme » a bel et bien pris le relais du « millénarisme communiste » – avec pour horizon non plus la promesse marxienne de « suppression de toute propriété », mais la « négation de toute différence entre les humains »2. Et avec pour victimes désignées, non plus telle classe sociale mais les peuples d’Europe occidentale, leur « haut niveau de savoir et de développement économique et social ». D’où l’inquiétude que Pierre Manent, l’un des héritiers du libéralisme de Raymond Aron, partage avec nombre d’autres essayistes : « Je suis très surpris de la léthargie des Européens qui semblent consentir à leur propre disparition. Pis, ils interprètent cette disparition comme la preuve de leur supériorité morale ».
Déraciner les peuples européens ? L’ouverture de l’Union européenne à l’une des plus grandes migrations de l’Histoire, décidée solitairement par la chancelière Angela Merkel, devient le test de l’appartenance de chaque État-membre à « l’Empire du Bien ». Peu importe l’expression démocratique des choix de chaque peuple européen : les valeurs de la religion des droits de l’Homme sont placées en surplomb des souverainetés nationales ; un régime disciplinaire – le moindre accès aux fonds européens, voire une menace de suspension ou d’exclusion de l’appartenance à l’Union – attend ceux des gouvernements des États-membres qui s’appuient sur l’identité, l’histoire, la civilisation de leurs peuples.
Pourtant, des craquements sont perceptibles : le 23 juin 2016, les Britanniques ont démocratiquement choisi de sortir de l’Union européenne. Lorsqu’ils sont consultés, les peuples clament leur refus ou leurs réticences. La sortie de la Grande-Bretagne de l’Union, le « Brexit », intervient onze ans après les « non » français et hollandais au projet de constitution européenne ; entre temps, la crise grecque a confirmé la fragilité de l’Euro, et les États d’Europe centrale, du groupe dit de « Visegrad », refusent les quotas de migrants imposés par la Commission de Bruxelles.
De l’ouest à l’est du continent, les peuples semblent ne pas se remettre d’avoir perdu le contrôle de leurs frontières avec la convention de Schengen et le droit de battre monnaie avec le traité de Maastricht.
La Commission européenne réagit à la manière des anciens commissaires du pacte de Varsovie, en pratiquant le déni, en refusant la réalité des menaces sur l’ordre sociétal des États-membres : « s’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème », observaient déjà les Shadoks, dans le fameux feuilleton télévisé des années 1968-1973. Comment faire rentrer les peuples dans un moule pré-établi ? Pierre Legendre, dans sa psychanalyse de « l’homme occidental », nous avait mis en garde : « la peur de penser en dehors des consignes a fait de la liberté, si chèrement conquise, une prison, du discours sur l’homme et la société un langage de plomb »3.
Charles Zorgbibe
Professeur honoraire à Paris 1-Panthéon Sorbonne
Ancien recteur d’Aix-Marseille
Dernier ouvrage paru : Une histoire du monde depuis 1945, Fallois, 2017
- Vlad Constantinesco, « La souveraineté est-elle soluble dans l’Union européenne ? », L’Europe en formation, 2013 – n° 2, pp. 119-135. Et « Quelle souveraineté pour l’Europe ? », Europa, novembre 2009-janvier 2010 – numéro coordonné par Jean-Claude Empereur. ↩
- Jean-Louis Harouel, Les droits de l’Homme contre le peuple, Desclée de Brouwer, 2016. ↩
- Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Mille-et-une-nuits, 2000. ↩