Cela fait plus de 90 jours que le pays du Cèdre vit au rythme d’une révolution populaire sans précédent. Les premières semaines furent marquées par des mobilisations festives qui résument la quintessence de la société libanaise : joyeuse, éduquée, polyglotte, à l’orée de l’Occident et de l’Orient et résiliente. Cependant, face à des politiques qui s’agrippent au pouvoir, la révolution tourne au vinaigre. Réaction de Maya Khadra.
Après deux mois de mobilisation, de blocages des artères principales de Beyrouth et des grandes villes libanaises, de drames et tragédies populaires enregistrant un chiffre accru du taux de chômage, d’émigration et de suicide au Liban, un sunnite – comme le veut le système consensuel soucieux des équilibres confessionnels – a été désigné suite aux consultations des essentiels blocs parlementaires auxquelles le Président de la république Michel Aoun a appelé. Hassan Diab, professeur universitaire et ancien ministre de l’Education nationale, a été chargé de constituer un gouvernement de technocrates indépendants et sans inféodations politiques ; principale revendication de la rue libanaise. Or, la désignation de cet homme providentiel, non affilié à un parti, n’a pas tardé à être décrédibilisée sur la scène médiatique internationale où l’on a pointé directement et sans ambages le soutien du Hezbollah et ses alliés au candidat sunnite. Peuple et pays mis en coupes réglées depuis des décennies se trouvent face à un homme nommé par les puissances politiques qu’ils pourfendent et à la légitimité chétive maintenue jusqu’à présent grâce à un habillage en lambeaux de technocrate. Diab partant d’une bonne intention d’endiguer la crise et contenir la colère du peuple libanais uni dans sa mosaïque confessionnelle et culturelle, se heurta aux mêmes schémas cadenassés de partage de portefeuilles ministériels. Le Hezbollah et son allié Amal, connus sous le nom du « tandem chiite », ont avancé des noms de technocrates proches de leur idéologie ou du moins obéissant aux directives qu’ils leur adresseraient, le gendre du Président Aoun Gebran Bassil, personnalité la plus huée dans la rue et symbole de la corruption, se cramponne au ministère des Affaires étrangères et au ministère de l’Energie pour lequel il a proposé, sans succès, les noms de ses différents conseillers ignorés du peuple, mais rapidement démasqués en raison de leur collusion avec Bassil. Le secteur énergétique tenu par le gendre du Président Michel Aoun pendant une décennie est actuellement responsable de plus de 50 % de la faillite économique au Liban.
La dette publique libanaise culmine à plus de 86 milliards d’euros, soit 151 % du PIB selon le FMI.
À titre de comparaison, c’est plus encore que la situation dans laquelle se trouvait l’économie grecque en 2010 (146,2 %, selon Eurostat). La livre libanaise est fortement dévaluée, les banques virent leurs employés et permettent aux citoyens de retirer des sommes d’argent modiques après de longues fil d’attente. L’étau s’est resserré ces dernières semaines autour du cou des Libanais dans un silence total de la part du Président de la République et une indolence choquante des différentes parties politiques qui se partagent le butin de la configuration gouvernementale non encore aboutie. Des nuits de violence ont été enregistrées à Beyrouth où l’usage excessif des grenades lacrymogènes, de LBD, de canons à eau pour disperser les manifestants a été condamné par Amnesty International aussi bien que par Jan Kubis, coordinateur spécial des Nations Unies au Liban. Les arrestations arbitraires ont fait foison également, rappelant aux Libanais les heures les plus sombres de la chape de plomb sécuritaire imposée par la tutelle syrienne.
Crise tentaculaire aux multiples raisons, la faillite du Liban et du système en place n’est pas nouvelle.
Elle se décline, cependant, en trois axes principaux : Le système banquier ultra-libéral qui a permis aux grands oligarques du pays de s’enrichir sur le dos du peuple en creusant le fossé des inégalités et créant un système de corporatisme occlusif ; l’atteinte à la souveraineté par le développement de l’organisation iranienne armée du Hezbollah qui a profité des différents gouvernements et de son infiltration du Parlement pour gagner une légitimité institutionnelle lui permettant de « légitimer » son armement et de l’utiliser pour menacer le peuple libanais et l’ensemble de ses gouvernants contre toute atteinte à elle comme en 2008 ; et finalement, la prospérité d’un système de corporatisme qui a engendré une cupidité effrénée chez la classe dirigeante qui ne se recycle plus depuis longtemps et qui alimente les méfiances inter-communautaires pour s’ériger en garante de la stabilité.
Le peuple libanais se trouve aujourd’hui à un tournant décisif de son histoire.
La communauté chiite se libère malgré les menaces miliciennes du joug idéologique du Hezbollah et réclame la dignité de vivre dans un pays loin de l’idéologie importée de la République islamique d’Iran, les sunnites sont désillusionnés après l’effondrement du mythe du clan Hariri et déçus face à l’héritier de l’ancien ministre libanais assassiné Rafic Hariri critiqué pour son manque d’intransigeance et son embourbement dans la corruption et une grande partie de chrétiens, naguère fidèles au président Michel Aoun, rejettent la tendance politique de ce général militaire qui, depuis sa rentrée au Liban après des années d’exil, a noué des alliances politiques avec ceux qu’il a combattus dans son exil : le Hezbollah islamiste et les substrats politiques de l’influence syrienne au Liban. L’opiniâtreté croit dans les rangs de la rue libanaise révoltée, mais la sortie de ce tunnel sombre est encore loin d’être concrétisée. La remise en question des institutions étatiques bat son plein et la prochaine étape visera le Parlement libanais et débouchera, si 51 % des députés démissionnent sous la pression de la rue, à des législatives anticipées capables de produire une nouvelle classe politique.
Maya Khadra
Journaliste
Professeur et directrice du département culture générale et humanités de l’IPAG Business School.
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