Dans une interview parue dans le numéro de juillet-septembre 2022, Pierre Manent nous dit combien la liberté est un concept qui n’en finit pas de nous interroger tant sa force est polyphonique et polysémique.
Revue Politique et Parlementaire – Commençons par une question très générale : qu’est-ce qu’il y a d’absolu ou d’universel d’une part et de relatif d’autre part dans ce que nous appelons la liberté ? Cette invention est-elle d’abord occidentale au sens où nous serions les premiers à la penser comme une visée universelle ?
Pierre Manent – La notion de liberté, telle que nous l’employons, est aussi puissante que floue. Elle est puissante à proportion de son indétermination. Elle comporte deux versions qui n’ont pour ainsi dire rien de commun et qui sont pourtant en quelque façon solidaires dans le dispositif politique moderne. La « liberté » peut désigner une modalité de l’action humaine ; elle peut aussi désigner un état, une condition de l’association humaine, des relations des hommes entre eux. Dans la première acception, je suis libre quand je suis autonome, quand je me commande à moi-même. Dans la seconde acception, je suis libre quand ma volonté ou mon désir ne rencontre pas d’obstacle extérieur. Exemple de la première version : comme citoyens d’une démocratie, membres du peuple souverain, nous nous commandons à nous-mêmes. Exemple de la seconde version : comme membre de la société civile, ma liberté consiste en ceci que je suis libre de mes mouvements, que rien ni personne ne peut m’empêcher de chercher mon intérêt, de suivre mes goûts, aussi longtemps bien sûr que de mon côté je ne fais pas obstacle à la liberté des autres sociétaires. La liberté du citoyen législateur et celle du membre de la société civile sont choses si différentes qu’elles peuvent venir en opposition, comme peuvent venir en opposition l’instance politique avec ses lois et le marché avec ses règles.
RPP – Les sociétés démocratiques ont avec la pandémie traversé une période de rudoiement d’un certain nombre de leurs libertés individuelles. L’urgence sanitaire a dessiné, voire réactivé, la puissance d’un État tutélaire, injonctif, intrusif. Tout cela semble s’être opéré, nonobstant quelques mouvements assez sporadiques de protestations, avec une forme de consentement ou d’acceptation assez généralisé. Nous autres citoyens des sociétés libérales aimons-nous encore la liberté ?
Pierre Manent – Aimons-nous encore la liberté ? Quelle liberté ? Dans la dernière période, me semble-t-il, en Europe du moins, nous avons donné l’avantage à la seconde liberté, à la liberté du membre de la société civile, de l’agent sur le marché, de celui qui ne veut rencontrer aucun obstacle sur le chemin de ses besoins ou de ses désirs, et nous avons de plus en plus rejeté la première liberté, la liberté du citoyen souverain, la liberté qui commande. En vérité nous avons cessé de la comprendre car nous n’en éprouvons plus le besoin. Nous avons acquis la conviction que pour ordonner la vie collective, il n’est nul besoin d’un commandement politique, il suffit d’organiser la libre circulation des hommes, capitaux, marchandises, etc., il suffit de réguler les flux. Or, et voici l’extraordinaire péripétie, la réaction générale à la pandémie a consisté à bloquer brutalement cette circulation, à renoncer pour un temps indéterminé à cette libre circulation que nous disions à la fois irrésistible par sa force et essentielle à notre bonheur. Les gouvernements qui l’avaient promue y renoncèrent du jour au lendemain et les peuples qui en jouissaient avec fierté – c’était le « nouveau monde » – se plièrent sans broncher aux conséquences de ce renoncement. Certes nous avions peur de cette pandémie inédite, nous étions « dans l’urgence », mais nous n’avons pas envisagé une seconde une autre démarche que l’arrêt de la vie collective. Une explication de notre docilité réside peut-être dans le fait qu’aussi plaisantes que fussent nos nouvelles libertés de circulation sans arrêts ni frontières, elles ne peuvent pas être l’objet d’un attachement profond, elles ne touchent en nous que l’homme superficiel, le touriste que nous sommes tous plus ou moins devenus, et ce touriste en fait nous ne l’aimons ni ne l’estimons, nous oublions vite ses commodités dès que nous avons peur pour notre vie ou notre santé.
RPP – Dans son discours « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », Benjamin Constant oppose deux conceptions de la liberté. Serions-nous entrés avec l’avènement des sociétés techniciennes, qui à proportion qu’elles développent des systèmes de maitrises des risques semblent abaisser le seuil de tolérance psychologique à ces derniers, dans une ère post-moderne des libertés, celles-ci n’étant plus une aspiration prioritaire à partir du moment où la quête du confort matériel constitue l’horizon premier des attentes collectives ? En d’autres termes la civilisation matérielle joue- t-elle contre la prédisposition à être libre ?
Pierre Manent – Le touriste s’inscrit dans un dispositif mondial de transport, d’information, d’assurance et de santé. À tout instant, en quelque lieu du globe qu’il se trouve, il peut recevoir aide et secours, c’est inscrit sur son billet et payé d’avance. Il y a des voyagistes spécialistes des voyages risqués. Plus risqué veut dire plus assuré. L’horizon de tous est bien le « risque zéro » qui de fait existe presque … On peut bien sûr ironiser, je viens de le faire, mais comment échapper à la contrainte de sécurité qui est inscrite dans le système ? Quel sens cela aurait-il de prendre des risques ? Choisir les compagnies aériennes les plus mal notées ou aller dans les rares points du globe où il n’y a « aucun réseau » ? L’ingéniosité humaine a construit non seulement des États- providence mais un « monde-providence » qui nous accompagne, nous guide et nous protège. Et quand le système a une panne générale comme à la suite de la pandémie, pourquoi, pour quoi l’individu se révolterait-il puisque la vie bonne pour lui consiste à circuler, et il ne peut plus … et il a laissé s’atrophier ses autres facultés.
De fait le confinement n’a pas seulement interdit nos déplacements, il a entravé et même frappé d’interdiction une grande partie de la vie sociale : réunions familiales ou amicales, rites de baptême et d’obsèques, cultes, enseignement, etc. Nous nous sommes laissé priver des « contenus de vie », qui sont non seulement nos raisons de vivre mais la matière même de nos vies. Les premières « autorisations » de circulation ne comprenaient pas le culte parmi les motifs légitimes de sortie qui comprenaient pourtant la promenade de l’animal familier. Le Conseil d’État dut rappeler ultérieurement le caractère fondamental de la liberté de culte. Plus intéressante que l’indifférence de l’État à la liberté de culte fut la réaction de certains catholiques qui reprochèrent à leurs co-religionnaires protestataires un attachement idolâtre au culte « en présentiel ». Un moine de Ligugé trouva dans le remplacement du culte effectif par les échanges sur Facebook l’occasion de l’hymne que voici : « Cet élargissement inouï de notre vie aux dimensions du monde accélère notre hominisation ; il accélère aussi notre christianisation… ». Ainsi, pour ce moine, d’ailleurs professeur de liturgie, la communion à la présence réelle du Christ dans le sacrifice de la messe est moins élargissante, humanisante et christianisante à ses yeux que la communication sur les réseaux sociaux. Cette réaction est révélatrice, non seulement de la situation de la religion parmi nous, mais de la situation de tous nos « contenus de vie ». Le seul sacrement valide désormais pour nous, sacrement à la fois temporel et spirituel, c’est la communication. Celui qui réclame la présence est un mécréant, un païen de l’humanité communicante.
Ainsi, ce que nous avons perdu, ce n’est pas tant le désir d’être libre que tous les autres désirs qui donnent forme et contenu à la vie. C’est parce que nous sommes si faiblement désirants que la peur du risque physique et le souci de la santé ont une telle emprise sur nous.
RPP – L’illibéralisme est souvent considéré comme la menace qui aujourd’hui en viendrait à remettre en cause les démocraties libérales, notamment en Europe. Mais l’illibéralisme, traduction politique des populismes aussi, n’est-il pas une critique en pente douce des démocraties libérales qui auraient renoncé à leurs principes fondamentaux ? Pour le dire plus explicitement, peut-il y avoir une démocratie libérale hors le cadre national ?
Pierre Manent – L’opinion gouvernante en Europe ne cesse de répéter que nos démocraties sont en danger car menacées par des ennemis qui ont nom « populisme », « nationalisme », etc. Cette opinion gouvernante sait que la démocratie a des ennemis mais elle ne saurait plus dire ce qu’elle entend par démocratie. Elle fait reposer sa légitimité sur la dénonciation de l’ennemi car elle est incapable de se donner une légitimité politique positive. La seule légitimité qu’elle se donne est une légitimité morale, celle des « valeurs de la démocratie ». Si la démocratie, ce sont les valeurs de la démocratie, si la république ce sont les valeurs de la république, alors nous n’avons plus ni démocratie ni république, car un régime politique répond d’abord à la question : qui gouverne et comment ? Nous pouvons empiler les valeurs les mieux sonnantes à nos oreilles, liberté, égalité, fraternité, bienveillance, ouverture à l’autre, etc., elles ne nous permettent pas de seulement commencer à nous gouverner. Elles peuvent en revanche nous empêcher de nous gouverner ou rendre ce gouvernement de plus en plus difficile, par exemple en jetant le soupçon sur le « peuple » – ce peuple politique ou civique qui appartient à la définition même de la démocratie ancienne ou moderne. Dans la situation politique présente, les institutions de la démocratie représentative subsistent – élections dans le cadre national, législatif, exécutif – mais l’autorité les a désertées pour aller résider dans des « valeurs » qui contribuent à circonscrire toujours davantage la latitude d’action des institutions politiques. Le point est souvent relevé, tout un réseau de juridictions et d’instances nationales, européennes, internationales détermine toujours plus précisément ce qu’un gouvernement légitime est autorisé, ou non, à faire. Le populisme est la protestation largement impuissante contre cet état de fait, contre l’impuissance voulue du gouvernement de nos démocraties. Non seulement sa protestation est impuissante mais, en faisant à la démocratie des valeurs l’offrande d’un ennemi, elle lui donne ce caractère politique qui lui manque si cruellement. Le seul caractère politique qui reste à la démocratie en Europe, en tout cas à son parti dominant, c’est son aptitude à désigner et dénoncer l’ennemi, il en fait donc un usage intempérant. […]
RPP – La crise de la représentation est l’une des figures du malaise démocratique. On a néanmoins vu à l’occasion, par exemple, de la crise des Gilets jaunes que le sentiment de dépossession politique, qui s’indexait sur bien des déclassements économiques, sociaux et territoriaux aussi, s’accompagnait d’un besoin de politique de volontarisme dans l’action, et de demande de prise de parole. Toutes les revendications politiques diffèrent mais diriez-vous que ce besoin de démocratie directe qui s’est exprimé à la faveur de ces mobilisations est d’abord motivé par une aspiration à l’égalité ou par une préoccupation d’en finir avec une forme de « servitude volontaire » propre aux mesures néo-libérales qui encadrent les politiques publiques au sein de l’Union européenne ?
Pierre Manent – Selon l’opinion qui nous gouverne, qui en tout cas gouverne nos paroles, je l’ai dit, la démocratie, comprise comme un ensemble de « valeurs », est en butte à un ennemi particulièrement immoral qui se nomme « populisme », « nationalisme », etc. Selon l’analyse que j’ai esquissée, notre régime politique, qui est une république représentative, est en butte à une subversion continuelle par l’idéologie des « valeurs de la démocratie » qui délégitime le présupposé même de notre régime, à savoir l’existence et l’action de ce que j’ai appelé un peuple politique ou civique. L’idéologie que le politiquement correct ou le wokisme impose à la parole publique et même privée est une attaque directe, constante et illimitée dans ses prétentions contre le régime politique que notre Constitution organise, contre le cœur et le principe de notre régime. En effet, le « se gouverner soi-même par ses représentants » qui définit notre régime inclut nécessairement un « se conserver, se continuer, s’aimer soi-même », qui entraîne nécessairement un « se préférer » qui aux yeux de l’idéologie signifie un « se séparer » de l’humanité globale dans laquelle nous devrions au contraire nous fondre. C’est notre existence même comme groupe séparé et unité distincte d’action commune qui est attentatoire à l’unité de l’humanité. C’est notre existence même qui inclut les constituants d’un crime contre l’humanité, d’un crime continué contre l’humanité.
La contradiction entre le régime politique censé gouverner nos actions et l’idéologie officielle qui gouverne nos paroles et potentiellement nos pensées a depuis longtemps suscité un malaise que résume précisément la notion de « politiquement correct ». On peine pourtant à saisir la radicalité de cette contradiction car notre régime comme l’idéologie qui le délégitime sont subsumés sous le même terme de démocratie. Plus précisément, la radicalité de cette contradiction nous a longtemps échappé car, là où nous aurions dû voir l’effacement délibéré de la démocratie représentative, nous avons cru voir la construction d’une autre démocratie dont le caractère inédit, inouï, exigeait l’enthousiasme et la foi en même temps qu’il décourageait toute analyse politique critique. La « construction européenne » a radicalement délégitimé la démocratie représentative qui n’ a jamais eu d’autre cadre que le cadre national. Cette délégitimation ruineuse a été voulue par l’opinion gouvernante qui voyait la démocratie nouvelle résulter comme par une nécessité logique du processus de négation des démocraties nationales. On se promettait l’abolition des défauts ou des limites de celles-ci, on se proposait le dépassement de leur partialité ou de leur particularité, sans se rendre compte que cette partialité ou particularité était une condition nécessaire de leur existence même, de leur existence comme démocraties ou républiques représentatives. La construction de l’Europe aurait été une grande entreprise politique, une entreprise grande et honorable, si elle avait consisté à fonder en effet une république représentative d’un peuple européen se gouvernant par un exécutif et un législatif directement appuyés et légitimés par ce peuple européen. Il n’en a jamais été question et l’impuissance européenne est le châtiment continué de cette mauvaise foi originelle. Ce que l’Union européenne a encore de force tient aux nations qui la composent, et que l’Union pourtant ne cesse d’affaiblir en dénigrant l’histoire et les mœurs des peuples qui forment ces nations. La classe dirigeante européenne n’a jamais eu le courage de faire ce qu’elle disait, ni de dire ce qu’elle faisait, parce qu’elle n’a jamais eu le courage d’essayer au moins de savoir ce qu’elle faisait ni de déterminer clairement ce qu’elle voulait faire. Elle a donc postulé – telle est la foi dans laquelle les Européens sont censés se reconnaître – que les institutions européennes et les partis « de gouvernement » dans les différentes nations accomplissaient une grande action, une action inédite, une action inouïe, en construisant une démocratie délivrée des limites des démocraties nationales, une action dont malheureusement l’accomplissement ultime était sans cesse retardé par les « passions tristes » des populistes ou nationalistes. C’est la construction européenne qui a installé la formule politique qu’on n’ose dire gagnante, mais qui percole dans les différentes nations : on légitime un parti gouvernant, et on excuse son impuissance à gouverner effectivement, en désignant un ennemi populiste ou nationaliste. Ce que la classe dirigeante européenne ne comprend pas, c’est que, si l’Union européenne voulait en effet se construire réellement, elle devrait conduire une action séparatrice du reste de l’humanité au moins aussi puissante que celle qui a formé les nations, elle devrait distinguer un « peuple européen » par une opération incomparablement plus vigoureuse que les faibles mouvements par lesquels les nations européennes tentent, le plus souvent vainement, de préserver leur personnalité.
Les corps politiques sont dangereux parce que l’action politique, qu’elle soit dirigée vers l’intérieur ou vers l’extérieur, ne peut pas être déduite d’une règle ou directive préalablement écrite, elle comporte toujours un certain risque, variable suivant son ampleur. L’action politique des nations est donc risquée. L’action politique de l’Europe, si « Europe politique » il y avait, serait encore plus risquée ou dangereuse à proportion de l’ampleur et de la masse du corps politique « Europe ». L’Europe telle qu’elle est n’a pas été construite pour rendre possible une action politique de l’Europe mais pour entraver ou circonscrire le plus possible la latitude d’action politique des nations européennes. Le solécisme politique que la classe dirigeante européenne ne cesse de commettre infatigablement consiste à croire qu’empêcher les corps politiques nationaux, c’est construire un corps politique européen. C’est au contraire affaiblir les piliers et organes politiques qui sont au fondement de l’Union européenne. La question qui se pose à nous, la seule décisive parce que la réponse qu’on lui donne conditionne toutes les autres questions, c’est la suivante : saurons-nous et voudrons-nous ranimer le régime représentatif de forme nationale qui est notre régime, en réaffirmer la légitimité et recouvrer ses moyens d’action, ou achèverons-nous de lui ôter le peu de légitimité et de capacité d’action qui lui reste tout en rêvant qu’une force européenne surgira de l’addition de nos faiblesses nationales, une souveraineté européenne de l’effacement des souverainetés nationales ?
Pierre MANENT
(propos recueillis par Arnaud Benedetti)
Philosophe