Plongeant au cœur des enjeux politiques et stratégiques contemporains, Éric Cerf-Mayer offre une réflexion profonde sur les choix et les défis auxquels fait face la France dans un contexte international marqué par les tensions géopolitiques et les crises multiples.
C’est notre dernière Reine d’ancien régime, Marie-Antoinette, qui rendit populaire cette chanson inspirée par les exploits d’un grand général au service de cinq monarques britanniques, John Churchill, premier duc de Malborough, en la jouant au clavecin dans les salons de Versailles : fredonnée à l’oreille des enfants royaux par Madame Poitrine, nourrice du Dauphin, Louis-Joseph de France décédé à Meudon le 4 juin 1789 au début des États généraux, frère aîné du futur Louis XVII, la ritournelle aux paroles mélancoliques que l’on retrouve dans la pièce de Beaumarchais -« le mariage de Figaro »- a traversé les époques et pourrait sans peine symboliser la déraison des va-t-en guerre d’aujourd’hui, ceux qui jouent avec le feu sans pleinement mesurer les dangers de tout début d’escalade dans la présente poudrière mondiale ni maîtriser d’aucune façon les facteurs potentiels qui pourraient nous conduire à la victoire dans l’hypothèse fatale d’un conflit ouvert avec la Russie, dépassant le stade larvé actuel…
Sous le prétexte fallacieux d’un « Si vis pacem, para bellum » parfaitement illusoire au vu de l’état moral et matériel du « cher et vieux pays » en situation avérée de délitement avancé, les dirigeants français de l’heure, dans un isolement singulier et dangereux sur la scène internationale, ont préféré choisir l’instrumentalisation de la guerre d’attrition opposant Moscou à Kiev afin d’éviter à nouveau un débat de fond avec leurs oppositions, projets contre projets, dans le cadre des élections européennes si cruciales pour l’avenir de notre vieux continent, au moment même où celui-ci subit des assauts d’une violence effectivement extrême de diverses sources et d’intensités variables, révélant ses multiples faiblesses et sa grande vulnérabilité du fait de ses divisions et dérives inquiétantes. On a dejà vécu une telle supercherie dans le cadre de la présidentielle de 2022 et on en voit les fruits amers dans la France clivée et bloquée de 2024, endettée jusqu’au cou, en tête d’un trio européen de record de déficit budgétaire dans lequel figurent avec nous l’Italie et la Grèce… Où va-t-on dans un Occident et une Europe en plein désarroi et sapés tant de l’intérieur que de l’extérieur par des forces sur lesquelles nous n’avons plus de prise ? A-t-on encore conscience que la guerre sous toutes ses formes et sous toutes les latitudes est affaire des plus sérieuses, que les stratégies les plus efficaces doivent rester secrètes et qu’il est des rhétoriques inconsidérées, susceptibles de déclencher les pires cataclysmes lorsque la logique de l’adversaire n’est pas du même ordre que la vôtre ?
Est-on vraiment sincère ou prend-on les Français pour des imbéciles en agitant le spectre d’une cinquième colonne qui serait à l’œuvre au sein de la représentation nationale au service de Vladimir Poutine,
trahissant la France et souhaitant la défaite du peuple ukrainien dans un conflit qui saigne à blanc nos économies, nous et le reste de l’Union européenne, depuis plus de deux ans, dont la genèse est bien antérieure et dont les dirigeants européens n’ont pas su empêcher l’envenimement en 2014 ? Le 16 mars 2014, au terme d’un référendum non reconnu par la communauté internationale, la presqu’île de Crimée donnée par Khrouchtchev en 1954 à l’Ukraine du temps de l’U.R.S.S., a été de nouveau rattachée à la Fédération de Russie. Un coup de force aux yeux des Occidentaux vieux de 10 ans désormais, au détriment des autorités de Kiev mais pas à celui des russophones de la région, nostalgiques de l’ère soviétique qui n’ont pas oublié la conquête du Khanat de Crimée en 1783 par Potemkine au nom de Catherine II, contre l’Empire ottoman dans le but de faire de la mer Noire une mer russe. On connaît le piteux sort des accords de Minsk, format « Normandie » en 2015… Cela n’a pas empêché la fastueuse réception du Président russe à Versailles le 29 mai 2017 dans le cadre de l’inauguration d’une exposition sur Pierre le grand ni les développements de la guerre au Donbass. Tous les dirigeants politiques de l’Union européenne portent une large responsabilité dans la situation actuelle de l’Ukraine et la plupart d’entre eux se sont trompés dans leur évaluation des buts de guerre russes et dans leurs prédictions d’un effondrement de la Fédération de Russie suite aux sanctions économiques décidées à partir du 24 février 2022. Et ce sont les peuples ukrainien et européens qui trinquent lourdement en payant aujourd’hui le prix fort de leurs erreurs d’appréciation ! Quant à l’Otan élargi désormais à la Suède et à la Finlande, qui peut dire quelle sera sa cohésion et son unanimité au terme de l’élection présidentielle américaine en novembre prochain ? Que dire de la position de la Turquie, deuxième armée en termes d’effectifs au sein de cette alliance en cas d’engrenage vers un conflit direct avec la Russie ? Prendra-t-on assurément le relais financier du soutien militaire américain à Kiev de l’ordre de 70% par rapport aux 30% consentis par l’Union européenne en cas de défection de Washington ? Ou bien est-on condamné à revivre la honte du fiasco du retrait occidental d’Afghanistan ? Avant même d’envoyer des troupes (halte aux faux-semblants car du support humain logistique est déjà à l’oeuvre sur le terrain !), qui est sérieusement aujourd’hui en position de présager du futur de l’intensification des livraisons d’armements en temps et en heure aux combattants ukrainiens dans un environnement aussi incertain avec l’autre brasier qui menace de dégénérer au Proche-Orient et dans lequel le futur Président des États-Unis sera forcément impliqué ?
L’histoire est tragique par essence et il est dangereux de la survoler et de mal la connaître en traçant des parallèles erronés sans s’appuyer assez sur les faits, rien que les faits. Fut un temps où la Finlande dans la forme d’un Grand-duché était sous domination russe, où les États baltes et la Pologne étaient terres d’Empire, dépendantes de Saint Petersbourg et de sa bureaucratie autoritaire. Les descendants des chevaliers de l’Ordre teutonique fournissaient aux Tsars un contingent fort apprécié de hauts dignitaires et fonctionnaires servant fidèlement la Cour jusqu’à la révolution d’octobre 1917. Nicolas II invitait à Spala pendant la saison de la chasse automnale au cœur de la forêt de Bialowieza les élites nobiliaires polonaise et ukrainienne… Le pacte germano-soviétique signé entre Molotov et Ribbentrop le 23 août 1939 a redonné à l’U.R.S.S. une bonne partie des marches de l’Empire des Romanov honteusement livrées aux troupes du Kaiser à Brest-Litovsk par la signature d’un traité de trahison le 3 mars 1918 pour permettre à Lénine et ses acolytes d’asseoir leur régime totalitaire naissant de terreur communiste en se dégageant des obligations de la Russie vis à vis de l’Entente, sacrifiant au passage une bonne partie de l’Ukraine au profit des puissances centrales. Près de 70 ans d’oppression soviétique, une forme d’autocratie beaucoup plus sanguinaire que celle exercée sous le régime tsariste en définitive et avec le recul du temps…
C’est cela aussi la réalité de la tragédie du peuple russe, plus de 26 millions de morts civils et militaires pendant la grande Guerre patriotique sous le joug stalinien, dont on prend toute la mesure en relisant « Vie et destin » de Vassili Grossman, dans la foulée de « Guerre et paix » de Léon Tolstoï…
Vladimir Poutine qui s’apprête à être réélu dans quelques jours sans surprise ni freins tels qu’on les connaît encore en Occident à la tête de la vaste Fédération de Russie s’inscrit dans une histoire obéissant à une logique où le rapport de forces prime sur toute autre considération. Le 31 mars 1814, les Cosaques défilaient sur les Champs-Elysées, ils repartirent deux mois plus tard. C’était à l’aube de la Restauration et pour assurer le retour des Bourbons sur le trône de France, en réponse aussi à la brève occupation de Moscou par Napoléon 1er en 1812. On connaît la suite pour la fin de l’épopée de l’Empereur des Français… Pendant la crise des missiles de Cuba en 1962, on rapporte que le Général de Gaulle avait apostrophé l’Ambassadeur soviétique à Paris de la manière suivante : « Alors, Monsieur l’Ambassadeur, vous et moi, nous serons bientôt morts… »
La réalité de la supériorité en nombre des ogives nucléaires russes et l’économie de guerre instaurée par le Kremlin bien avant le sursaut invoqué, souhaité pour un soutien accru à Kiev (en passe de se concrétiser ou pas ?), sont des réalités bien tangibles à peser dans les circonstances présentes où l’étrange posture adoptée par l’exécutif face à celui que l’on désigne comme l’adversaire de la France sans aller jusqu’à admettre que cela peut être interprété comme et signifier à ses yeux ni plus ni moins une déclaration de belligérance assumée, va probablement déclencher une énième polémique à l’échelon national. Personne n’est vraiment dupe de la portée des votes des parlementaires sur l’accord de sécurité signé avec Volodymyr Zelensky le 16 février 2024, quant à un blanc-seing de l’opinion publique française pour le franchissement d’un pas de plus vers l’envoi de troupes françaises sur le terrain des hostilités en Ukraine. Rien n’est clarifié au contraire et tout s’obscurcit sans aucune certitude sur une efficacité tangible de la parole présidentielle pour amener Vladimir Poutine à prendre le chemin d’une discussion en vue de négociations de quelque ordre que ce soit. Alors à quoi bon toute cette agitation vaine qui ne fera bouger aucune ligne mais ne fera qu’ajouter à la confusion dans un contexte où l’Europe joue son avenir au bord du gouffre d’un conflit majeur dont elle n’a plus les moyens et qui signerait vraisemblablement d’abord la destruction totale de l’Ukraine avant l’embrasement généralisé des pays voisins immédiats de la Russie, le nôtre dans la foulée…
Les Munichois dans cette sinistre conjoncture, est-ce que ce ne sont pas d’abord ceux qui ont été incapables de juguler la violence endémique qui règne à l’heure actuelle en France, un pays sans cohésion où la poussée alarmante de l’islamisme a rendu possible le déchaînement depuis le drame du 7 octobre 2023 d’un antisémitisme mortifère sous prétexte d’un soutien à la cause palestinienne comme on a pu le voir dans le honteux naufrage wokiste de la matrice à cloner nos pseudo-élites de la rue Saint Guillaume ?
La France des émeutes du début de l’été 2023 et des cités livrées aux guerres du trafic de drogue n’est certainement pas en cette veille de printemps 2024 dans l’ordre de bataille susceptible de remporter une victoire en Ukraine contre la Russie.
Et ce n’est pas la macronie, avatar 2.0 de la ligne Maginot, dans la fausse route qu’elle emprunte au démarrage de la campagne électorale pour les européennes du 9 juin, en instrumentalisant d’une manière aussi grossière comme une ficelle la guerre en Ukraine, tout en se targuant de faire renaître le « rêve » européen (lequel, celui des agriculteurs par exemple ou bien celui des usagers de l’énergie ?), qui sera en mesure de dissiper les doutes et le profond malaise ressentis par les Français devant la zone de plus en plus critique où s’enlise une guerre fratricide en passe de dérapage imminent vers un chaos mortel…
« S’en va-t-en guerre, ne sait quand reviendra… »
Oui, un sursaut est sans doute nécessaire, celui qui consiste à cesser de se payer de mots et à réellement se donner les moyens de gagner une guerre si on croit aux menaces que l’on agite et si en conscience et en ayant mesuré tout ce que cela implique, on pense être en mesure de la mener en fédérant la nation dans l’état actuel de la France ? Si ce n’est pas le cas, le reste de l’exercice ne restera in fine que du vent dérisoire face à la réalité de la tragédie qui se joue sur la vaste scène du monde, en Ukraine, au Proche-Orient, à l’est de la République démocratique du Congo, au Sud Soudan, au Yémen, en Haïti…
Éric Cerf-Mayer