Il y a trente ans disparaissait Marguerite Yourcenar. Au moment où nous déplorons le départ de Jean d’Ormesson et où, coïncidence signifiante ou non, les débats s’enveniment autour des évolutions abhorrées ou souhaitables de notre langue, il nous semble utile de rappeler qui fut la première femme entrée à l’Académie Française.
Marguerite Antoinette Jeanne Marie Ghislaine Cleenewerck de Crayencour, son nom de plume n’étant qu’une anagramme imparfaite de son état-civil, est née le 8 juin 1903, dans une maison de l’avenue Louise, à Bruxelles. Sa mère, Fernande de Cartier de Marchienne, issue de la noblesse belge, meurt dix jours après sa naissance. Première fracture ou premier signe d’un destin peu commun ? Ces quelques jours lui laissent le temps de prononcer une phrase qui prît par la suite un sens prémonitoire : « Si la petite a jamais envie de se faire religieuse, qu’on ne l’en empêche pas ». On connaît le commentaire de « la petite » sur le sujet : « Il m’arrive de me dire que, tardivement, et à ma manière, je suis entrée en religion, et que le désir de Mme de C. s’est réalisé d’une façon que, sans doute, elle n’eût ni approuvée ni comprise ». Peut-on écrire de façon plus élégante le niveau d’exigence et d’abnégation qu’implique toute vocation au titre desquelles l’écriture se situe en bonne place ?
Marguerite est dès lors élevée par sa grand-mère paternelle et par son père, Michel Cleenewerck de Crayencour, descendant d’une ancienne lignée bourgeoise de la Flandre française. Enfant, elle passe, jusqu’à la Première Guerre mondiale, ses hivers à Lille et ses étés dans le château de famille du Mont-Noir à Saint-Jeans-Cappel, dans le département du Nord. Sans avoir été scolarisée, elle obtient la première partie de son baccalauréat, et parcourt l’Europe aux côtés de son père : Londres, le midi de la France, la Suisse et bien sûr l’Italie ; on sait l’importance que prendra pour elle et l’élaboration de son œuvre, la découverte à cette époque de la Villa d’Hadrien à Tivoli. Le troisième volume, inachevé, du « Labyrinthe du monde » intitulé « Quoi ? l’éternité », écrit sur le tard, nous livre sa perception de cette époque et son regard sur un père dont elle observe avec une distance perspicace les souffrances et les errements sentimentaux, face à cette Jeanne qui fut le grand amour de sa vie. Elle n’est autre que Jeanne de Vietinghoff, la « Monique » de son premier roman, publié en 1929, intitulé « Alexis ou le traité du vain combat ». Situé en Autriche à la veille de la Première Guerre mondiale, l’œuvre, parfois considérée d’une inspiration proche d’André Gide, se présente comme une longue lettre envoyée par Alexis, musicien de son état, à son épouse Monique pour lui faire part des tourments qui le mènent à la quitter. Evocation certes de l’homosexualité mais aussi de l’âpreté d’un combat intérieur qui conduit à se découvrir et à s’assumer.
L’œuvre pose aussi les premiers jalons de quelques thèmes qui réapparaîtront régulièrement : la rédemption par la pitié que nous enseignent nos tares, la nausée du bonheur, l’impératif absolu d’être en conformité avec la plus exigeante idée de soi et l’honneur de servir.
Michel de Crayencour meurt en 1929 non sans avoir pu lire auparavant le premier roman de sa fille. Marguerite arpente l’Europe en tous sens avec une prédilection pour la Grèce, Athènes et les îles, mais aussi Paris, Lausanne, Istamboul et Bruxelles. Sa vie sentimentale l’amène à rencontrer des femmes mais aussi à tomber amoureuse d’André Fraigneau, écrivain et lecteur chez Grasset, lui-même homosexuel et qui repousse sans ménagements ses avances. 1939 verra la publication du « Coup de grâce » qui n’est pas sans rapports avec ces mécomptes sentimentaux. Beaucoup se souviennent sans doute du beau film de Volker Schlöndorff et Margarethe Von Trotta, sorti en 1976, qui restitue l’atmosphère du roman : 1920, la Courlande, les barons baltes, l’affrontement russo-polonais, la guerre civile sans fin pour ces horizons indéfinis où les lignes de césure, qu’elles fussent géographiques, historiques ou culturelles, n’ont jamais cessé de fluctuer, et la montée en puissance d’un bolchévisme déshumanisé et conquérant, préfigurant d’autres cataclysmes. Au trio guerrier russo-polono-germanique répond en quelque sorte le trio amoureux qui voit s’affronter et se détruire l’officier prussien Erich von Lhomond, Sophie de Reval, son frère Conrad et l’étudiant communiste fanatique Grigori Loew.
Puis ce sera la Seconde Guerre mondiale et le départ pour les Etats-Unis pour rejoindre Grace Frick, rencontrée en 1937 à Paris. Naturalisée américaine en 1947, Marguerite Yourcenar s’installe avec sa compagne en 1950 sur l’île des Monts Déserts dans leur maison de Petite Plaisance. Elle y résidera jusqu’à la fin de sa vie.
Depuis ses vingt ans elle porte en elle le livre qui doit devenir son « grand œuvre » ; le héros doit en être un humaniste, philosophe, cultivé, savant, guerrier et bâtisseur peut-être.
Elle pense d’abord à Omar Kayyam, poète, astronome et mathématicien persan du douzième siècle, puis, devant l’insuffisance des sources ou l’obstacle de la langue, choisit l’empereur Hadrien qui, doté de toutes ces qualités, ajoute l’avantage du philhellénisme et de l’exercice du pouvoir. Car Marguerite Yourcenar, comme Hadrien, sait couramment, en plus du latin, la langue grecque dont elle a traduit les poètes dans « La Couronne et la Lyre ». On ne compte plus les apophtegmes extraits de ses œuvres sur la dimension matricielle de la civilisation et de la langue d’Homère. Citons, dans la bouche d’Hadrien : « Oui Athènes reste belle, et je ne regrette pas d’avoir imposé à ma vie des disciplines grecques. Tout ce qui nous est humain, ordonné et lucide nous vient d’elle ». Après un premier manuscrit, refusé avant-guerre par les éditeurs et détruit, l’œuvre renaît sous la forme d’une longue lettre envoyée par l’empereur en fin de vie au jeune Marc-Aurèle, son petit fils adoptif âgé de 17 ans, qu’il a choisi pour lui succéder après le règne d’Antonin. Publié en 1951, le roman recueille un énorme succès et vaut à son auteur une renommée internationale. Il repose sur deux apports majeurs : une érudition sur l’homme et son époque, jamais prise en défaut, abreuvée à toutes les sources dignes de confiance ; une finesse d’analyse psychologique du personnage qui n’exclut pas la projection d’une philosophie personnelle et une forme d’identification de l’auteur à son modèle. L’histoire forme le cadre avec la modernisation de l’Empire par des réformes libérales, la promotion des lettres et des arts, les victoires contre les barbares sarmates et autres daces, l’abandon des positions militaires hasardeuses et la consolidation du Limès par des murs au nord de la Bretagne et le long des Champs Décumates, ou encore la répression de la révolte juive de Bar Kokhba ; les sentiments de l’homme, tempérés, subtils et changeants, dessinent d’innombrables méandres stoïciens qui nous font ressentir son approche du pouvoir, de la maladie, de la mort et, bien sûr, au travers de son affection pour le jeune bithynien Antinoüs, de l’amour.
L’ouvrage est accompagné de notes de l’auteur relatives à sa confection ; l’une d’elles, extraite de la correspondance de Flaubert mérite que l’on s’y arrête : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. ». Au-delà d’une méditation sur le libre arbitre, avant que ne triomphe une religion révélée, se manifeste une fois de plus cette fascination pour les confins, indéfinis, géographiques et politiques dans le cas de la Courlande, historiques et culturels dans l’Empire du IIe siècle. Dix-sept ans plus tard, le thème réapparait dans l’autre chef d’œuvre de l’auteur qu’est « L’Œuvre au noir » qui lui vaudra le prix Femina à l’unanimité du jury. Passé du sens opératif au sens spéculatif, le titre symbolise les épreuves d’un esprit qui tente de se libérer des routines et des préjugés. Nous sommes cette fois dans une Europe du nord à mi-chemin entre le Moyen-Age et la Renaissance, en proie aux interrogations métaphysiques des Dolet, Paracelse, Copernic, et autres Michel Servet, secouée par des troubles religieux tels ceux d’anabaptistes dissidents à l’origine de la révolte de Münster. Publié en 1968, le roman met en scène Zénon Ligre, clerc, médecin, alchimiste et philosophe qui paiera de sa liberté puis de sa vie le fait d’avoir entrevu des choses inconcevables pour l’époque et de n’avoir point abjuré sa clairvoyance, face à une Eglise qui lui demande de se rétracter. Confins encore et toujours ; l’époque d’Hadrien voit un monde européen accepter de perdre peu à peu sa liberté de pensée ; celle de Zénon le montre tenter par tous les moyens de la reconquérir. Il a pu être écrit que Zénon était le pendant « Renaissance » d’Hadrien ; parce qu’il n’est pas un homme de pouvoir et qu’il évolue dans un univers où sa liberté d’expression lui fait courir de grands risques, il n’en est rien. Supposé né en 1510, personnage fictif plus que composite mais qui doit beaucoup aux grands esprits de son temps, son parcours le rapprocherait plutôt du destin d’un Giordano Bruno. Leur entrée dans l’au-delà les sépare tout autant : Hadrien accèdera à la divinité par le jeu des honneurs institutionnels ; Zénon y aspirera par une incessante quête de sens et l’élévation de l’esprit.
Tout a été dit sur l’œuvre de celle qui, risquons ce jugement, est avec Marcel Proust, le plus grand écrivain de langue française du XXe siècle. Le 22 janvier 1981, Marguerite Yourcenar est reçue à l’Académie française par un homme qui, sans la connaître personnellement comme il le dira lui-même mais sachant tout de son œuvre, a travaillé sans relâche à cette reconnaissance. Dans son éblouissante réponse à la récipiendaire, Jean d’Ormesson prononcera à de multiples reprises, avec une gourmandise presque charnelle, ce mot alors incongru sous la Coupole : Madame. En ces temps d’avachissement de la forme et d’indigence des contenus, il faut absolument lire ou relire ce texte étincelant qui montre en quelques pages ce qu’une langue admirable et admirablement maniée peut transmettre de savoir, d’intelligence et d’émotion.
Je me souviens de ce 17 décembre 1987 ; devant mes étudiants vaguement surpris, je lus ces quelques lignes extraites du chapitre « Varius multiplex multiformis » où Hadrien s’étonne qu’on n’ait pas eu, jusqu’à présent, la curiosité de « faire le tour des deux cent cinquante mille stades grecs si bien calculés par Eratosthène » qui nous ramèneraient à notre point de départ. L’empereur joue avec cette idée de s’aventurer sur des pistes inexplorées « au milieu d’hommes neufs et de hasards vierges » ; et d’ajouter « Il va de soi que ce n’était qu’un rêve, et le plus bref de tous. Cette liberté que j’inventais n’existait qu’à distance ; je me serais bien vite recréé tout ce à quoi j’aurais renoncé. Bien plus, je n’aurais été partout qu’un Romain absent. Une sorte de cordon ombilical me rattachait à la Ville. Peut être, à cette époque, à ce rang de tribun, me sentais-je encore plus étroitement lié à l’empire que je ne le suis comme empereur, pour la même raison que l’os du poignet est moins libre que le cerveau. Néanmoins, ce rêve monstrueux, dont eussent frémi nos ancêtres, sagement confinés dans leur terre du Latium, je l’ai fait, et de l’avoir hébergé un instant me rend à jamais différent d’eux ». Quel sentiment ou pressentiment me conduisit à choisir ces phrases ? Le vertige devant une découverte fondatrice faite par les Anciens qui nécessitera quelques dix-sept siècles et tant de tourments pour réapparaître et s’affirmer ? L’intuition, dont je fis à l’époque part à mon jeune auditoire qu’un jour, mais est-il si éloigné, cette langue ne soit plus comprise que de quelques érudits ? Le désir, peut-être, de répandre ce sage conseil : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? ».
Alain Meininger
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