Pour la Revue Politique et Parlementaire, Andre Yché met en lumière la modernité méconnue de la pensée de Paul Vidal de La Blache, fondateur de l’École française de Géographie.
En regard de l’apport de certains grands auteurs à l’histoire des idées, la postérité peut, parfois, manquer de reconnaissance : tel est le cas de Paul Vidal de la Blache, fondateur de l’Ecole française de Géographie, auteur d’ouvrages et d’une cartographie qui ont joué un rôle essentiel dans l’œuvre d’instruction de la IIIe République, qui a permis le redressement moral et économique du pays après la défaite de 1870. Pourquoi en est-il ainsi ? Sans doute parce que les fondateurs et l’École des Annales, Marc Bloch et Lucien Febvre ont su s’approprier la substantifique moelle de ses travaux et que l’inventeur, au sein de ce mouvement, de l’Histoire économique, Fernand Braudel, a su produire une œuvre architectonique dont le socle se trouvait, déjà, chez Vidal.
Comment mettre en exergue la modernité de cet historien devenu géographe ? En rappelant que cet analyste minutieux de la diversité physique et humaine des « pays de France » s’est également affirmé par sa perception des conséquences géopolitiques de la révolution des transports, concrétisée par le développement accéléré des liaisons ferroviaires à l’échelle continentale en Europe et en Amérique du Nord, mais aussi vers le Moyen Orient et la Sibérie, et par l’ouverture du canal de Suez et de celui de Panama, achevant de mailler un monde désormais interconnecté.
Cette conception duale de la discipline géographique, caractérisée par une diversité scalaire destinée à rendre compte de réalités multiples et complexes, représente une première tentative, fort brillante, de combiner approches locale et globale, en recherchant dans l’histoire physique et culturelle l’impact structurant des flux d’échanges et en s’efforçant d’anticiper les effets probables de l’accélération et de la massification des transports : la conception vidalienne de la matière géographique est fondée, d’abord, sur l’analyse de la circulation, idée inspirée par les écrits du géographe allemand Friedrich Ratzel et qui sera reprise et développée par Fernand Braudel.
Vidal va tirer, de l’ensemble de ses travaux, deux conséquences essentielles. La première, en termes d’aménagement du territoire national, est relative au découpage pertinent de la France. De son point de vue, la dimension historique, culturellement et longtemps économiquement prégnante, correspond à celle du « pays », alors que des voies de communication sommaires, héritées des routes construites par les légions de Rome, limitent les déplacements et les échanges coûteux et risqués ; d’évidence, ce paramètre essentiel évolue rapidement de telle sorte qu’il laisse pressentir l’expansion de toutes les formes de circulation, non plus à l’échelle des « pays », mais à celle des régions, issues du regroupement des provinces de l’Ancien Régime.
Corrélativement, il anticipe un fort développement des capitales régionales, porté par l’extension de leur espace de rayonnement, l’« hinterland » faiblement traduit par l’« arrière-pays ».
Ainsi, lorsqu’Aristide Briand lui demande de réfléchir au cadre institutionnel le plus propice à la « mobilisation des forces vives », de telle sorte que la France puisse résister à la montée en puissance de l’Allemagne, il se prononce, dans un article fondateur de 1910, en faveur du couple « régions – capitales régionales », c’est-à-dire « régions – métropoles », thèse qu’il défendra dès lors en de multiples circonstances, devenant le pilier intellectuel, très respecté, du régionalisme naissant qui trouvera bientôt un ancrage durable en Bretagne et en Alsace.
L’ouverture de nouveaux continents au commerce, corollaire inévitable de l’industrialisation accélérée de la « Vieille Europe » et du Nouveau Monde et de leur appétit croissant pour les matières premières à transformer, couplé à la recherche de débouchés pour les produits finis qui en résultent, conduit Vidal à cultiver, parmi les premiers en Europe et le premier en France, une vision géopolitique du planisphère.
Dans cette perspective, les capitales régionales, nos métropoles d’aujourd’hui et d’abord, les plus éminentes d’entre elles : Paris, Lyon, Bordeaux, Nice (ni, malheureusement, Metz ni Strasbourg), Toulouse aussi, ainsi que nos grands ports, Le Havre, Marseille, ne sont plus seulement les pôles de rayonnement structurant du territoire, dans une logique domestique d’aménagement et de mobilisation des « forces vives » du pays, mais elles deviennent les nœuds d’échange et de circulation d’un réseau mondial en cours de constitution, de telle sorte que leur insertion dans cette « nouvelle économie » réticulaire déterminera le rang mondial des nations.
Il en résulte une transformation politique des nouvelles métropoles : le centre historique bipolaire : palais – cathédrale d’un côté, c’est-à-dire pouvoir politico-religieux, versus place du marché – siège consulaire de l’autre, c’est-à-dire pouvoir économique, se double désormais de périphéries industrielles et de l’habitat associé, modelant les anciens faubourgs dominés par les activités artisanales et préindustrielles en lieux de fabrication de masse, investis par la population ouvrière paupérisée qui subira, au fil des décennies, les chocs technologiques et d’urbanisme successifs qui tendront à la reléguer de plus en plus loin du cœur « bourgeois » (au sens étymologique, progressivement chargé de connotation sociologique) de la Cité.
Sur une longue période, il est évident que la dualité métropolitaine, territoriale au sens de capitale régionale, et nodale au sens du réseau mondial d’échanges, explique en grande partie les courants successifs de l’urbanisme métropolitain ; hygiéniste dans l’entre-deux-guerres, tourné vers la croissance démographique (la course au seuil mythique du million d’habitants aux belles heures de la mondialisation, dans les années 1990-2020), écologiste depuis lors, cultivant des formes successives d’universalisme : humaniste, commercial, environnemental…
Et Vidal, tout au long du siècle entre deux dates-clés : 1914 – 2020 ? Inspirateur des « Régions Clémentel » de 1920 et du projet référendaire de 1969, fervent patriote attaché au retour des « provinces perdues » et défenseur de la colonisation constituant la France elle-même en « métropole » d’un empire ultra-marin, sa pensée était à la fois « trop datée » et trop visionnaire pour prospérer dans nos temps où la superficialité du « prêt-à-penser » tient lieu de gage de modernité. Il est grand temps de le faire (re)découvrir aux futures générations lorsqu’elles se seront débarrassées du culte du « veau plaqué-or » !
André Yché