Dans ce texte publié en octobre- décembre 2021, Chantal Delsol dresse le cadastre mentale de la confrontation des identités à la mondialisation.
La rencontre de ces deux termes est passionnante et explosive. Il y a là, d’abord, une contradiction. L’identité est forcément exclusive. Elle sépare : elle met une entité à l’écart des autres en la désignant de façon particulière. Être identifié comme Français, femme, jeune, c’est ne pas être Anglais, homme, vieux. Désigner l’identité musulmane c’est écarter l’identité chrétienne, et inversement. En revanche, la mondialisation, ou globalisation, traduit un raccourcissement des espaces terrestres qui rapproche des continents, et donc des cultures, auparavant éloignés. Un mouvement contradictoire se manifeste : la mondialisation à la fois atténue les identités et les radicalise. Il est logique que le second mouvement provienne du premier.
La mondialisation crée des rencontres et des influences, mais peut-elle (et doit-elle) tout aplanir ? Depuis déjà plusieurs décennies, le voyageur mélancolique a remarqué que partout dans le monde il trouve des enseignes MacDo, et s’engouffre dans des taxis aux odeurs de vanille. Il entend le natif en sari ou en boubou utiliser l’Anglais, et il se rend bien compte qu’il n’y a plus de « bout du monde ». Que deviennent à ce train les identités particulières, à commencer par celles alimentaires ou vestimentaires, à terminer par celles religieuses ou spirituelles, en passant par celles linguistiques et culturelles ? Vont-elles s’effacer ? Doivent-elles s’effacer ? Et pour quel remplacement ?
AVEC LA MONDIALISATION, LA COMMUNAUTÉ IDENTIFICATOIRE S’ÉLARGIT ENCORE
L’histoire occidentale raconte une progressive séparation des communautés d’origine, pour accéder chaque fois à d’autres identités plus larges. La modernité s’est établie comme un élargissement du commun. En France, les Bretons et les Basques adoptent l’identité française, la province s’efface pour laisser place à la nation. Dans un premier temps, les identités d’origine se rebellent devant ce processus. Des gouvernements français successifs ont dû user de moyens coercitifs pour effacer les langues provinciales originaires et les remplacer par le Français.
À partir du XIXe siècle, les identités se sont fixées sur les nations, ce qui a donné lieu plus tard aux nationalismes. Depuis l’après Seconde Guerre mondiale, le souci permanent des chercheurs de paix consiste à sortir des nationalismes, fauteurs de guerres. Le meilleur moyen d’éviter toute guerre à l’avenir, pensent certains, ce serait d’effacer les identités plurielles. D’où la quête d’une identité mondiale en termes de morale, de droit, et même de gouvernement.
Avec la mondialisation, la communauté identificatoire s’élargit encore, et l’on peut s’attendre, comme à chaque élargissement, à une révolte des identités qui s’estiment injustement diluées dans un ensemble plus vaste. D’où la réaction identitaire de nombre de pays et cultures qui entendent bien résister à un aplanissement général : la Chine, la Russie, la Turquie, par exemple.
Cependant, la mondialisation ne représente-t-elle pas une sorte de rupture de charge, un passage de la quantité à la qua- lité ? Le « monde » n’est-il pas, parce qu’il est le dernier échelon, un échelon tout autre ?
La mondialisation concerne, cette fois, le Tout. Le Tout du monde, sans exception aucune. Concrètement, elle ne devrait plus laisser place à aucune comparaison ni à aucune différence. On peut dire que l’aplanissement général constaté pour les MacDo ou pour les taxis, concernerait aussi tout le reste. La culture qui s’étendrait partout serait ainsi celle de l’acteur le plus puissant, jusqu’à présent, la culture occidentale. C’est pourquoi les réactions identitaires sont plus angoissées et plus agressives que jamais : d’autant plus violentes qu’il n’y a pas d’alternative, la voie est unique et monopolistique, et comprise, pour cette raison, comme despotique.
TOUT SE PASSE COMME SI LES ÉLITES OCCIDENTALES AVAIENT DÉCIDÉ DE REMPLACER L’UNIVERSEL PAR LE MONDIAL
Ici intervient la volonté agissante et le projet spécifique des élites occidentales les plus puissantes. Ce projet consiste dans la constitution d’une identité mondiale, qui aurait aboli les cultures particulières ou n’en conserverait que les formes exotiques ou touristiques. L’obsession de l’époque contemporaine est l’inclusivité, qui a remplacé le bien. L’inclusivité signifie le refus de laisser à l’écart, de laisser de côté, de discriminer et de différencier. Le fondement, la racine de cette éthique, c’est l’éthique chrétienne, séparée de la transcendance et dès lors désireuse de s’appliquer ici-bas et maintenant. Plusieurs auteurs (Chesterton, Scheler, Kolnai) ont appelé cette éthique l’humanitarisme. Il s’agit de concrétiser le « citoyen du monde » non plus comme idéal lointain, mais comme réalité présente. C’est une éthique qui nie la finitude du monde humain, son besoin d’incarnation et d’attachement aux particularités et partant, sa diversité inhérente, toujours porteuse à l’extrême d’exclusions et de conflits. C’est une éthique abstraite, qui ressemble au mythe de Babel. Elle n’est défendue que par les élites, celles des pays occidentaux et de l’Europe institutionnelle. Les peuples généralement la récusent comme abstraite et dangereuse, les peuples ont du bon sens, et connaissent l’humanité mieux que les élites, ils savent que l’histoire de Babel se termine mal.
Tout se passe comme si ces élites occidentales, peu nombreuses mais dotées du pouvoir et des médias, avaient décidé pour ainsi dire de remplacer l’universel par le mondial. L’universel traduit une vérité, certitude, affirmation reconnue par tous : le premier exemple, le plus simple, est celui du théorème mathématique, mais il y a aussi des universels culturels, comme l’interdit de l’inceste (Lévi-Strauss) ou le don (Mauss).Le mondial traduit seulement la généralité des comportements, sans justification spécifique. C’est un aplanissement spatial, rien de plus. Or cet aplanissement est devenu l’idéal de l’Occident qui gouverne et qui pense. La mondialisation permettrait l’acquisition d’une identité mondiale, à défaut de pouvoir acquérir une identité universelle, qui réclamerait d’impossibles croyances communes. Cette identité mondiale serait fondée non sur des valeurs positives, qui sont excluantes, mais sur la volonté d’inclure tout ce qui se présente, sauf ceux qui refusent d’inclure. Une sorte d’acceptation de tout ce qui accepte. Cette inclusion totale requiert l’exclusion de ce qui exclue, donc l’exclusion des identités passées. C’est pourquoi l’Europe institutionnelle se veut une communauté sans passé, reniant ses origines religieuses et culturelles en général, et enracinée (si l’on peut parler ainsi) dans le seul futur, un futur inclusif et privé d’identités particulières, de frontières et de toute séparation. Elle se veut dans la « post-histoire », sans origine et partant de rien sinon du désir d’innover radicalement avec l’anthropologie précédente, il y a là une volonté, marxiste encore, de « changer l’homme ». Pour Ulrich Beck, l’inclusion à tous les étages est la loi du cosmopolitisme : ouverture à tous les pays, acceptation de toutes les diversités, refus du choix par la théorie du gagnant-gagnant, refus des alternatives et en général, refus du tragique de la vie.
Ce projet européen, porté par les élites institutionnelles de la Communauté, n’est pas un projet particulier mais une idéologie générale : le but ultime sera de généraliser ce déracinement au monde entier. C’est un conte. On ne réécrit pas la condition humaine, celle qui permettrait définitivement de « transformer les ennemis en voisins ». On ne luttera pas contre les nationalismes agressifs en préparant une mondialisation cosmopolite ni en annonçant l’âge post-national, mais en prenant en compte au contraire les questions tragiques qui agitent la diversité mondiale.
Sans doute peut-on dire que le wokisme, dernière idéologie née dans notre chaudron de sorcières, représente l’expression la plus concrète d’un mondialisme allié à un refus de l’universalisme. Pour « refléter la diversité », et pour « une communication inclusive », la commissaire européenne à l’égalité avait projeté (avant de se voir obligée par l’indignation générale de revoir sa copie) de bannir dans les textes tous les mots indiquant des identités.
L’INDÉTERMINATION REPRÉSENTE LA GRANDE TENTATION DE LA PÉRIODE POST-MODERNE
L’identité est une caractéristique, et à ce titre, elle ne s’applique qu’à une partie déterminée des étants. Autrement dit : si elle s’applique à tout, elle perd son sens et n’existe plus. Ce qui n’est pas nommé, identifié, est indéterminé.
L’indétermination représente la grande tentation de la période post-moderne. Peut-être par une grande fatigue des guerres de concepts et des guerres d’identités qui ont marqué la période précédente. Le vide du sens marque notre temps, à l’image d’Ulrich, le personnage de Robert Musil dans L’homme sans qualités : un homme passif devant la réalité, indifférent au monde, relativiste, un homme qui ne s’intéresse pas, ou plus, qui ne croit pas aux noms ni aux identités du monde.
Le récit de la Création décrit un Dieu qui nomme et identifie, autrement dit, non pas qui fait surgir les éléments du néant, mais plutôt, qui dégage du chaos des éléments auparavant tenus dans un magma informe, et dès lors constitués par leur identité et leur nom. La crainte actuelle de l’identité nommée, de l’enracinement dans le temps, représente un désir nocturne de retourner au chaos, de se fondre dans l’indéterminé. L’homme post-moderne, par son indifférence, par son relativisme, est un homme sans qualité.
Cependant, et c’est clairement l’espoir des institutionnels européens : une identité mondiale pourrait exister si les humains pouvaient remplacer toutes leurs traditions, croyances, religions, par la seule matière. Des citoyens matérialistes peuvent avoir une identité mondiale. Ils adoreraient ensemble Coca ou Pepsi, sans distinction de race ni de spiritualité. Tous les efforts européens sont donc faits dans ce sens. Parce que la croissance économique représente la seule finalité que tous peuvent espérer d’une même voix, elle devient la finalité unique dont il est permis de faire mention. C’est la seule possibilité pour une « identité mondiale ». La question est de savoir si elle est enviable.
Chantal Delsol
Philosophe Professeur émérite des Universités Membre de l’Institut de France